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Date : 20041214

Dossier : IMM-916-04

Référence : 2004 CF 1736

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

ENTRE :

                                            MARIE JEANNE MPUTU KABASELE

                                                                                                                         partie demanderesse

                                                                             et

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                           partie défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

INTRODUCTION

[1]                Le tableau de la condition humaine menant à une revendication crédible ne ressort pas d'un élément unique, ni même de plusieurs éléments séparés, mais plutôt d'un amalgame qui émerge pour tracer un portrait, aussi complet que possible, d'une vie dans un contexte particulier.[1]


NATURE DE LA PROCÉDURE JUDICIAIRE

[2]                La présente demande de contrôle judiciaire, introduite en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés,[2](Loi) porte sur une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Commission), rendue le 15 janvier 2004. Dans cette décision, la Commission a conclu que la demanderesse ne satisfait pas à la définition de « réfugié au sens de la Convention » à l'article 96 ni à celle de _ personne à protéger _ au paragraphe 97(1) de la Loi.

FAITS

[3]                Citoyenne de la République démocratique du Congo (RDC), la demanderesse, Mme Marie Jeanne Mputu Kabasele, allègue avoir une crainte fondée de persécution en raison de l'origine tribale tutsie de sa mère.


[4]                Voici les faits allégués par Mme Mputu Kabasele, tels que décrits par la Commission. Mme Mputu Kabasele est ciblée par les forces de l'ordre en RDC parce que sa mère est d'origine rwandaise-tutsie. Lorsque le président Kabila a renvoyé les militaires rwandais en 1998, les militaires et les citoyens ont attaqué les Rwandais et les familles qui avaient des membres de leur famille d'origine rwandaise-tutsie. Ses parents ont été assassinés à ce moment à cause de l'origine tutsie de sa mère. Le lendemain, lors des funérailles de ses parents dans sa maison, Mme Mputu Kabasele et son mari ont été fouettés par les militaires, qui leur ont interdit de poursuivre les funérailles. Par la suite, Mme Mputu Kabasele et son mari ont déménagé dans un autre quartier, et y ont vécu en cachette. Leurs enfants ont arrêté d'aller à l'école.

[5]                Le 20 avril 2001, pendant l'absence de Mme Mputu Kabasele et de son mari, les militaires ont envahi leur maison et ont torturé son jeune frère à cause de son origine ethnique. Mme Mputu Kabasele et ses enfants sont partis se cacher chez un ami du mari à l'extérieur de la ville. L'ami a organisé le voyage de Mme Mputu Kabasele au Canada. Elle a quitté la RDC le 6 juin 2001. Elle a revendiqué l'asile au Canada le 12 juin 2001.

DÉCISION CONTESTÉE

[6]                Malgré l'authenticité fort suspecte des documents d'identité, la Commission décide de donner le bénéfice du doute à Mme Kabasele quant à son identité. La Commission, se fondant sur sa connaissance spécialisée selon laquelle en Afrique, on regarde l'ethnie du père et non l'ethnie de la mère pour déterminer l'ethnie des enfants, conclut que Mme Mputu Kabasele n'est pas tutsie puisque son père est luba. Même si elle acceptait que Mme Mputu Kabasele est tutsie de par sa mère, la Commission indique qu'elle aurait quand même rejeté la demande en raison du manque de crédibilité de Mme Mputu Kabasele. La Commission termine en exposant les quatre points démontrant ce manque de crédibilité.


QUESTIONS EN LITIGE

[7]                1. La Commission a-t-elle manqué aux principes de justice naturelle en se fondant sur ses connaissances spécialisées sans en avoir préalablement avisé les parties comme l'exige l'article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés et cela constitue-t-il un manquement déterminant?

2. Était-il manifestement déraisonnable que la Commission conclut au manque de crédibilité de la demanderesse?

ANALYSE

1. La Commission a-t-elle manqué aux principes de justice naturelle en se fondant sur ses connaissances spécialisées sans en avoir préalablement avisé les parties comme l'exige l'article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés et cela constitue-t-il un manquement déterminant?

[8]                L'article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés,[3] (Règles) prévoit ce qui suit :                                                                                                                   



18. Avant d'utiliser un renseignement ou une opinion qui est du ressort de sa spécialisation, la Section en avise le demandeur d'asile ou la personne protégée et le ministre -- si celui-ci est présent à l'audience -- et leur donne la possibilité de :

a) faire des observations sur la fiabilité et l'utilisation du renseignement ou de l'opinion;

b) fournir des éléments de preuve à l'appui de leurs observations.

18.         Before using any information or opinion that is within its specialized knowledge, the Division must notify the claimant or protected person, and the Minister if the Minister is present at the hearing, and give them a chance to

(a) make representations on the reliability and use of the information or opinion; and

(b) give evidence in support of their representations.



[9]                La Cour est d'accord avec Mme Mputu Kabasele qu'elle n'a pas été avisée par la Commission que cette dernière se servirait de ses connaissances spécialisées pour affirmer qu' « en Afrique on regarde l'ethnie du père et non l'ethnie de la mère pour déterminer l'ethnie des enfants » . Le fait que l'avocat de Mme Mputu Kabasele lui ait posé, à l'audience, plusieurs questions sur son identité ethnique et que l'agent de protection ait soulevé, dans ses questions et ses observations finales, le caractère patrilinéaire du Congo et du Rwanda, ne constituent pas un avis au sens de l'article 18 des Règles. La Commission doit elle-même aviser les parties de son intention d'utiliser un renseignement qui ressort de sa spécialisation et donner la possibilité aux parties de faire des observations et de présenter des éléments de preuve sur le sujet. L'absence d'avis constitue donc un manquement aux principes de justice naturelle. Cependant, ce manquement n'est pas déterminant en l'espèce puisque la Commission a conclu que Mme Mputu Kabasele n'était pas crédible sur d'autres points importants et que cela était suffisant en soi pour rejeter la demande. Le principe selon lequel un manquement à la justice naturelle n'est pas déterminant si le résultat final serait de toute façon le même en raison d'autres éléments de la cause est expliqué par le juge Noël dans Kabedi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration),[4] au paragraphe 10 :

Eu égard à la jurisprudence exposée dans l'arrêt Yassine c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 949 (C.A.F.) et dans l'arrêt Mobile Oil Canada Ltd. et al. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, une erreur révisable qui constitue un manquement à la justice naturelle aura en général pour effet d'annuler l'audience et la décision qui en a résulté; cependant, une exception à cette règle stricte a été reconnue dans les cas où les autres éléments de la revendication autorisent la conclusion initiale et où le réexamen de la revendication conduirait tout probablement à la même décision.

2. Était-il manifestement déraisonnable que la Commission conclut au manque de crédibilité de la demanderesse?

[10]            Il est bien établi qu'en ce qui a trait à des questions de crédibilité, comme en l'espèce, l'erreur de la Commission doit être manifestement déraisonnable pour que la Cour intervienne [Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (C.A.F.);[5] Pissareva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration);[6] Singh c. Canada (Ministre de la Citoynneté et de l'Immigration)[7]].


[11]            La Commission a relevé quatre points sur lesquels Mme Mputu Kabasele manquait de crédibilité. Deux de ces points sont incontestés, l'avocat de cette dernière n'ayant présenté aucune observation à leur sujet. Le premier porte sur le fait que Mme Mputu Kabasele dit avoir vécu à Kinshasa de juillet 1991 à juin 2001. Toutefois, lorsque la Commission lui a demandé de décrire la situation à Kinshasa en 1996, elle est demeurée vague et évasive. La preuve documentaire indiquant que de violentes manifestations contre les Tutsis ont eu lieu dans cette ville en 1996, la Commission estime qu'il est invraisemblable que Mme Mputu Kabasele ne soit pas au courant de ces événements si elle vivait effectivement à Kinshasa en 1996. Le deuxième point incontesté indiquant un manque de crédibilité porte sur le départ de Mme Mputu Kabasele de la RDC en 2001 et non en 1998. Mme Mputu Kabasele déclare avoir quitté en 2001 avec l'aide d'un ami de la famille de longue date. Selon la Commission, elle n'a pas fourni d'explication raisonnable quand la Commission lui a demandé pourquoi elle n'a pas plutôt quitté le pays avec l'aide de cet ami lorsque ses parents ont été assassinés en 1998.

[12]            Un autre élément ajoutant, selon la Commission, au manque de crédibilité de Mme Mputu Kabasele a rapport avec une Réponse à une demande d'information RDC32198.F datée du 30 juin 1999 (Réponse). L'extrait pertinent est ainsi rédigé :

À propos des sentiments de la population de Kinshasa en général envers des Tutsis au cours de ces dernières années, on apprend dans Info-Zaïre que dès le début de la rébellion d'octobre 1996, « la colère de la population du Zaïre s'est exprimée en premier lieu contre les Zaïrois d'origine tutsie » (26 novembre 1996, 2). (La Cour souligne)      


[13]            La Commission a demandé à Mme Mputu Kabasele comment elle a pu éviter cette colère, particulièrement si les voisins savaient qu'elle était tutsie de par sa mère. Mme Mputu Kabasele a expliqué que la rébellion s'est passée dans l'Est et non pas à Kinshasa. La Commission n'a pas accepté cette explication car cette dernière est contredite par la Réponse. La Commission en a donc conclu que Mme Mputu Kabasele ne vivait pas à Kinshasa en 2001.

[14]            L'avocat de Mme Mputu Kabasele prétend qu'il n'est pas clair si la Commission fait référence aux événements de 1996 ou de 1998. La Cour estime qu'il est clair, d'après l'extrait de la Réponse cité ci-dessus, que la Commission demandait à Mme Mputu Kabasele comment elle avait pu échapper à la colère des Zaïrois en 1996. L'avocat de Mme Mputu Kabasele déclare que si tel est le cas, la Commission ne s'est pas prononcée, dans sa décision, sur l'assassinat de ses parents en 1998. Oui, tel semble être le cas, mais la Commission n'était pas obligée de commenter sur la véracité des événements survenus dans la vie de Mme Mputu Kabasele en 1998. La Commission a dressé une liste d'éléments démontrant suffisamment le manque de crédibilité de Mme Mputu Kabasele pour rejeter la demande et c'est tout ce qu'elle était tenue de faire. Finalement, l'avocat de Mme Mputu Kabasele prétend que c'est à tort que la Commission a conclu que la réponse de Mme Mputu Kabasele contredisait la preuve documentaire. Certes, la rébellion a commencé dans l'Est du pays, comme l'a expliqué Mme Mputu Kabasele, mais la Réponse parle aussi de la « population du Zaïre » dont la colère s'est déferlée contre les Zaïrois d'origine tutsie. L'expression « population du Zaïre » laisse donc entendre qu'il s'agit d'un mouvement généralisé qui n'est pas seulement resté dans l'Est du pays mais s'est répandu dans l'ensemble du pays, incluant Kinshasa. Or, Mme Mputu Kabasele a expliqué que la rébellion n'avait eu lieu que dans l'Est du pays et n'était pas venue à Kinshasa. La Commission a, à bon droit, conclu que la réponse de Mme Mputu Kabasele contredisait la Réponse.

[15]            Le dernier élément minant la crédibilité de Mme Mputu Kabasele porte sur l'allégation selon laquelle que sa famille et elle ont subi de mauvais traitements parce que l'origine tutsie de sa mère était connue dans le quartier de Kinshasa où Mme Mputu Kabasele demeurait. Or, selon la Réponse à une demande d'information RDC37268.E, datée du 17 septembre 2001, les Tutsis ont quitté les endroits contrôlés par le gouvernement ou se cachent, et il n'y a plus de persécution et de harcèlement systématique des Tutsis en RDC. L'avocat de Mme Mputu Kabasele prétend que ces deux faits cités de la preuve documentaire sont contradictoires. La Cour est d'accord qu'il est évident et logique que le harcèlement contre les Tutsis ait diminué puisque la grande majorité a quitté Kinshasa après les événements de 1998 et que cette diminution du nombre de Tutsis à Kinshasa a nécessairement entraîné une baisse du harcèlement contre ce groupe, mais que cela n'exclut pas la possibilité que ceux qui n'ont pu quitter aient été victimes de persécution. La Cour convient qu'il n'est pas impossible que des personnes soient demeurées à Kinshasa et aient pu faire l'objet de persécution mais, selon la preuve documentaire, et c'est ce que la Commission essayait de souligner, la persécution était peu probable. La Cour convient qu'à lui seul, cet élément de manque de crébilité n'est pas concluant. Toutefois, il n'est pas le seul et doit être considéré avec la liste des autres points minant la crédibilité de la demanderesse.

[16]            La Cour conclut qu'il n'était pas manifestement déraisonnable pour la Commission de conclure au manque de crédibilité de Mme Mputu Kabasele.


CONCLUSION

[17]            Pour ces motifs, la Cour répond par la négative aux deux questions en litige. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n'est certifiée.

_ Michel M.J. Shore _

                                                                                                                                                     Juge                          


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-916-04

INTITULÉ :                                                    MARIE JEANNE MPUTU KABASELE

c.

LE MINISTRE DE L'IMMIGRATION

ET DE LA CITOYENNETÉ

LIEU DE L'AUDIENCE :                              OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 13 DÉCEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE   

ET ORDONNANCE :                                    L'HONORABLE JUGE SHORE

DATE DE L'ORDONNANCE         

ET ORDONNANCE :                                    LE 14 DÉCEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Me Jacques Despatis                                         POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Richard Casanova                                       POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jacques Despatis                                         POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Avocat

Ottawa (Ontario)

MORRIS ROSENBERG                                  POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)



[1]Ye c. Canada (Mministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 584 (QL) et Attakora c. Canada (Mministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] A.C.F. no 444 (QL)

[2]L.C. 2001, ch. 27.

[3]DORS/2002-228.

[4][2004] A.C.F. no 545 (QL).

[5](1993) 160 N.R. 315, _1993_ A.C.F. no 732 (QL).

[6] (2001) 11 Imm. L.R. (3e) 233, _2000_ A.C.F. no 2001 (1ère inst.) (QL).

[7](2000) 173 F.T.R. 280, _1999_ A.C.F. no 1283 (1ère inst.) (QL).


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