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Date : 20040423

Dossier : T-916-02

Référence : 2004 CF 612

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2004

Présent :        Monsieur le juge Blais

ENTRE :

                                       LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                      Demandeur

                                                                            et

                                                            JUDITH LAPIERRE

                                                                                                                                  Défenderesse

                                              COMMISSION CANADIENNE DES

                                                    DROITS DE LA PERSONNE

                                                                                                                                    Intervenante

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Le procureur général du Canada (demandeur) demande le contrôle judiciaire d'une décision rendue le 13 mai 2002 par la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP, la Commission), à l'effet qu'elle a compétence pour statuer sur la plainte de Mme Judith Lapierre (défenderesse) en vertu du paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H-6 (LCDP). Dans une décision rendue le 31 octobre 2002, le juge Blanchard de notre Cour a accordé à la CCDP le statut d'intervenante dans la présente affaire.


FAITS

[2]                Le 31 juillet 2001, la défenderesse a déposé une plainte auprès de la CCDP contre l'Agence spatiale canadienne (ASC). Elle allègue dans cette plainte ne pas avoir eu droit à la protection contre le harcèlement sexuel dans le milieu de travail que doit l'employeur à son employée. La position de l'ASC et du Procureur général du Canada est que l'ASC n'était pas l'employeur de Mme Lapierre, celle-ci ayant été engagée à titre contractuel pour une étude sur le confinement; en outre, l'ASC allègue n'avoir eu aucun contrôle ni sur le milieu de travail ni sur les collègues étrangers accusés de harcèlement.

[3]                L'étude sur le confinement était réalisée sous l'égide du State Research Centre - Institute for Biomedical Problems (IBMP) situé à Moscou, en Russie. L'étude consistait à simuler les conditions d'isolement dans lesquelles se trouverait l'équipage de la station spatiale internationale. La simulation se faisait à Moscou.


[4]                L'ASC et la défenderesse ont conclu un contrat pour une période de neuf mois, soit du 10 septembre 1999 au 3 juin 2000. Aux termes de ce contrat, la défenderesse devait participer à une expérience menée en Russie en tant que sujet; elle s'engageait à produire des rapports hebdomadaires sur l'expérience de confinement ainsi qu'un rapport final, et l'ASC devait lui verser une rémunération et payer ses frais de déplacement et d'autres frais divers, tel le matériel de bureau. Une entente a été signée entre la défenderesse et l'IBMP, qui prévoyait notamment que l'ASC finançait la participation de la défenderesse à l'expérience de simulation.

[5]                Au cours de la phase d'isolement (qui durait 110 jours), la défenderesse allègue avoir été victime de harcèlement sexuel de la part d'un collègue russe, qui était le commandant en charge de l'expérience. L'ASC, selon la défenderesse, a aggravé la situation de harcèlement, notamment en refusant de prendre partie pour la défenderesse, en ne la défendant pas contre des accusations d'hystérie dans la presse canadienne et russe, et en l'écartant d'une conférence internationale où elle était censée parler de sa participation à l'expérience de simulation.

[6]                Le 13 mai 2002, la CCDP s'est déclarée compétente pour statuer sur la plainte de Mme Lapierre relativement à ses allégations sur les actions de l'ASC.

QUESTION EN LITIGE

[7]                La CCDP a -t-elle compétence pour statuer sur la plainte de harcèlement sexuel déposée par Mme Lapierre contre l'ASC?


ANALYSE

Objection préliminaire

[8]                Selon le certificat émis aux termes de la règle 317, il appert que lorsque la Commission a pris la décision de statuer sur la plainte, elle n'avait pas en main la Réponse de la mise en cause à la plainte, qui avait été déposée le 13 décembre 2001. La Commission disposait, cependant, du rapport de l'enquêtrice dont le rapport faisait état à la fois de la plainte et des arguments de l'ASC (alors mise en cause) et également des Observations de la mise en cause au sujet du rapport d'enquête déposées le 18 février 2002. Le demandeur soutient qu'il y a là défaut d'équité procédurale, puisque la Commission n'avait pas devant elle toute la preuve nécessaire pour prendre sa décision en connaissance de cause.

[9]                Cette question d'équité procédurale n'est pas banale. Je ne peux tenir compte du deuxième paragraphe de la position de la CCDP à la page 3 qui répond à l'argument. La Commission a été autorisée à intervenir dans le présent dossier, mais Monsieur le juge Blanchard dans sa décision du 31 octobre 2002 a limité sa participation dans les termes suivants, et je cite le dernier paragraphe de la page 3 : « pour le but unique de défendre sa juridiction » .


[10]            Malgré cette décision très claire, la Commission a répondu dans un paragraphe très court à l'objection préliminaire. La question ayant été soulevée devant moi à l'audience, j'ai donné raison au Procureur général représentant l'ASC à l'effet que les commentaires de la Commission étant irrecevables dans les circonstances.

[11]            Par ailleurs, j'ai fait remarquer aux parties que la situation était plutôt inhabituelle. En effet, lorsque la CCDP est nommée comme partie défenderesse, elle est remplacée, conformément à la jurisprudence de la Cour (voir Mercier c. Canada (Commission des droits de la personne),[1994] 3 C.F. 3 (C.A.)) par le Procureur général. En l'espèce, le Procureur général conteste une décision de la Commission, et celle-ci a réclamé le statut d'intervenant, ce que la Cour lui a accordé, mais en limitant sévèrement sa capacité de défendre sa décision.

[12]            Par ailleurs, la défenderesse Madame Lapierre, qui avait obtenu de la Commission qu'elle entreprenne une étude exhaustive de sa plainte, fait face maintenant à la contestation du Procureur général, qui prétend que la Commission n'a pas compétence. La Commission est en mesure de défendre sa juridiction devant la Cour, mais Madame Lapierre, qui agit seule, n'a pas les moyens de répondre aux arguments juridiques sur l'équité procédurale.


[13]            Devant ce fait, j'ai informé les parties que la situation me paraissait comparable à celle d'une requête présentée ex parte et que dans les circonstances, puisque la partie demanderesse (Procureur général) n'avait pas présenté les deux côtés de la médaille, et que le procureur de la Commission n'était pas autorisé ni par le jugement du juge Blanchard ni par le juge présidant la présente instance de présenter des arguments juridiques sur la question, il m'incombait d'examiner moi-même tant les arguments contre l'objection préliminaire que les arguments en faveur de ladite objection.

[14]            J'ai également fait remarquer aux parties qu'advenant que ce motif de manquement à l'équité procédurale soit retenu par la Cour, il ne serait plus nécessaire d'examiner les arguments de fond quant à la compétence : tout le dossier devrait être retourné à la Commission pour qu'un examen du document déposé au mois de décembre 2001 soit effectué par la Commission avant que la décision soit rendue pour qu'ultimement, si la décision devait s'avérer encore positive, la question revienne devant la Cour fédérale.

[15]            La question est de savoir si l'apparent manque d'équité procédurale que plaide le gouvernement suffit pour invalider la décision de la Commission qu'elle a compétence pour statuer sur la plainte déposée par Mme Lapierre.


[16]            Trois documents servent à nous éclairer sur ce sujet : le document déposé par l'ASC (mise en cause) le 13 décembre 2001, le rapport de l'enquêtrice déposé le 11 janvier 2002 portant recommandation que la Commission statue sur la plainte de Mme Lapierre, et enfin, les observations de l'ASC au sujet du rapport d'enquête déposées le 18 février 2002. Comme nous l'avons vu plus haut, la Commission, au moment de prendre sa décision, n'avait pas en main le premier document, mais disposait des deux autres.

[17]            L'enquêtrice dans son rapport fait état des objections de la mise en cause, l'ASC, fondées essentiellement sur l'absence d'un lien employeur-employé. L'enquêtrice présente les arguments de l'ASC, ainsi que les grandes lignes de la jurisprudence fournie à l'appui. Elle relève également l'argument selon lequel l'institut russe (IBMP) n'est pas visé par la LCDP. Elle souligne dans son analyse que la notion d'employé dans la LCDP doit recevoir une interprétation large et libérale et qu'en appliquant le critère de l'arrêt Rosin, infra, arrêt d'ailleurs cité par l'ASC dans le document de décembre 2001, on pourrait conclure que la mise en cause exerçait un degré de contrôle sur les activités de la plaignante.


[18]            Le demandeur prétend que la décision de la Commission aurait peut-être été différente si elle avait vu le document de décembre. Toutefois, je note que l'ASC a eu l'occasion de répondre aux conclusions de l'enquête, et que cette réponse figurait parmi les documents dont était saisie la Commission au moment de prendre sa décision. Dans ce deuxième document, l'ASC insiste sur la notion d'employeur et d'employé, et sur l'absence de contrôle exercé par l'ASC sur la plaignante. S'il est vrai qu'il manque certains détails de la relation entre Mme Lapierre et l'ASC que l'on trouve dans le document de décembre, je ne peux conclure que ces détails auraient suffi pour que la Commission décide qu'elle n'avait pas compétence.

[19]            Le défaut d'équité procédurale tient au fait que la Commission n'avait pas sous les yeux le document de décembre. Cependant, l'enquêtrice avait tenu compte de ce document pour dresser son rapport, et l'ASC a eu l'occasion de répondre, ces derniers commentaires étant devant la Commission au moment de sa décision. Par ailleurs, il n'y a rien dans le document de décembre qui contredit absolument la position de la Commission; en appliquant le droit aux faits, le demandeur donne une interprétation, mais une autre interprétation paraît, à première vue du moins, tout aussi valable. Par ailleurs il me semble que la jurisprudence vient affaiblir encore davantage l'argument voulant que le défaut d'équité procédurale devrait amener la Cour à ordonner à la Commission de rejeter la plainte pour défaut de compétence.

[20]            Le demandeur invoque la décision Mercier c. Canada, supra, dans laquelle la Cour fédérale d'appel a annulé la décision de la Commission des droits de la personne de rejeter une plainte, pour le motif qu'il y avait eu défaut grave d'équité procédurale. Dans cette affaire, la plaignante alléguait avoir été victime de discrimination alors qu'elle travaillait au Service canadien des pénitenciers. Un enquêteur avait recommandé à la Commission de se saisir de la plainte. Le Service des pénitenciers a fait parvenir à la Commission des observations détaillées qui réfutaient les conclusions de l'enquête, et mettaient en doute la crédibilité de la plaignante, en mentionnant notamment des faits dont ne faisait pas état le rapport d'enquête. La plaignante n'a jamais été informée du document déposé par le Service avant que la Commission ne rende une décision à l'effet que la Commission rejetait la plainte et fermait le dossier.


[21]            Les faits de la présente affaire, et surtout les enjeux pour les parties respectives, sont fort différents. Dans l'affaire Mercier, supra, la plaignante n'avait pas été informée de la teneur d'un rapport important dont la Commission a tenu compte pour rejeter sa plainte. Ici, au contraire, le demandeur connaissait le contenu du rapport de l'enquêtrice, il y a répondu, et ses observations de réplique ont été considérées par la Commission. Le défaut d'équité procédurale était d'autant plus grave dans l'affaire Mercier, supra, qu'il entraînait pour la plaignante la fin d'un recours. Ici, le recours est celui de Mme Lapierre, et non celui du gouvernement. Les conséquences, et la nature de l'enquête, entrent en ligne de compte pour déterminer dans quelle mesure l'équité procédurale doit s'appliquer à toutes les étapes d'une procédure quasi-judiciaire. À ce titre, il convient de rappeler les propos de Lord Denning dans l'arrêt Selvarajan v. Race Relations Board, [1976] 1 All E.R. 12 (C.A.) à la page 19, cité par le juge Sopinka dans l'arrêt Syndicats des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879 à la page 900 :

[Traduction] Ces dernières années nous avons examiné la procédure de nombreux organismes chargés de faire enquête et de se faire une opinion (...) Dans tous ces cas, on a jugé que l'organisme chargé d'enquêter a le devoir d'agir équitablement; mais les exigences de l'équité dépendent de la nature de l'enquête et de ses conséquences pour les personnes en cause. La règle fondamentale est que, dès qu'on peut infliger des peines ou sanctions à une personne ou qu'on peut la poursuivre ou la priver de recours, de redressement ou lui faire subir de toute autre manière un préjudice en raison de l'enquête et du rapport, il faut l'informer de la nature de la plainte et lui permettre d'y répondre. Cependant, l'organisme enquêteur est maître de sa propre procédure. Il n'est pas nécessaire qu'il tienne une audition. Tout peut se faire par écrit. Il n'est pas tenu de permettre la présence d'avocats. Il n'est pas tenu de révéler tous les détails de la plainte et peut s'en tenir à l'essentiel. Il n'a pas à révéler sa source de renseignements. Il peut se limiter au fond seulement. De plus, il n'est pas nécessaire qu'il fasse tout lui-même. Il peut faire appel à des secrétaires et des adjoints pour le travail préliminaire et plus. Mais en définitive, l'organisme enquêteur doit arrêter sa propre décision et faire son propre rapport.


[22]            La Commission est maître de sa procédure, et compte tenu des faits, je ne crois pas qu'elle ait été insuffisamment informée des faits et des arguments au point où elle ne pouvait prendre une décision éclairée et où on pourrait véritablement parler de défaut d'équité. En outre, la Cour doit faire montre de retenue à l'égard d'une question qui relève de la prérogative de la Commission, à savoir décider si elle est compétente. Dans l'affaire Société canadienne des postes c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (re Assoc. Canadienne des maîtres de poste et adjoints), [1997] A.C.F. no 578 (1ère inst.), le juge Rothstein fait ressortir à quel point la portée du contrôle judiciaire de la décision de la Commission de statuer sur une plainte est limitée :

¶ 3       La décision que la Commission rend en vertu de l'article 41 intervient normalement dès les premières étapes, avant l'ouverture d'une enquête. Comme la décision de déclarer la plainte irrecevable clôt le dossier sommairement avant que la plainte ne fasse l'objet d'une enquête, la Commission ne devrait déclarer une plainte irrecevable à cette étape que dans les cas les plus évidents. Le traitement des plaintes en temps opportun justifie également cette façon de procéder. Une analyse fouillée de la plainte à cette étape fait, dans une certaine mesure du moins, double emploi avec l'enquête qui doit par la suite être menée. Une analyse qui prend beaucoup de temps retardera le traitement de la plainte lorsque la Commission décide de statuer sur la plainte. S'il n'est pas évident à ses yeux que la plainte relève d'un des motifs d'irrecevabilité énumérés à l'article 41, la Commission devrait promptement statuer sur elle.

¶ 4       Pour ce qui est du rôle que joue la Cour en vertu de l'article 41, il convient de noter que le pouvoir de la Commission de rendre des décisions en vertu de cet article est énoncé dans les termes suivants :

41. [...] la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime [...]

(...)

La décision incombe à la Commission et elle est énoncée en des termes subjectifs, et non en des termes objectifs. La portée du contrôle judiciaire d'une telle décision est donc étroite. Seules des considérations comme la mauvaise foi de la Commission, l'erreur de droit ou le fait de se fonder sur des facteurs non pertinents s'appliquent.

¶ 5       Lorsqu'une question de compétence est en cause, le raisonnement de la Cour a été exprimé par le juge en chef Thurlow dans le jugement Procureur général du Canada c. Cumming, [1980] 2 C.F. 122, aux pages 132 et 133 :

Il est préférable pour la Cour de laisser le tribunal tenir ses enquêtes librement et de ne pas le lui interdire, sauf dans les cas où il est clair et indubitable que le tribunal n'est pas compétent pour statuer sur la question qui lui est soumise.

Je crois qu'il s'ensuit que, si la Cour doit faire preuve d'une grande retenue judiciaire lorsque des questions de compétence sont en cause, au moins le même degré de retenue, sinon un degré plus élevé, s'appliquerait à d'autres types de décisions visées par l'article 41, par exemple les décisions discrétionnaires, factuelles ou même les décisions de fait et de droit.


[23]            Dans la citation qui précède, plusieurs points méritent d'être soulignés : l'article 41 donne pleins pouvoirs à la Commission de décider de sa propre compétence à l'égard d'une plainte, ce critère est subjectif et non objectif, et surtout, la Commission a le devoir de statuer sur une plainte à moins qu'il ne soit évident qu'elle est irrecevable. À mon avis, l'absence du document de décembre 2001 devant la Commission, compte tenu du fait que la Commission était au courant de la substance des arguments, ne l'emporte pas sur le devoir de la Commission de statuer lorsqu'elle estime avoir compétence.

[24]            Enfin, il faut souligner que le tort qui peut être causé à l'une ou l'autre partie par la présente décision fait pencher la balance, si l'on peut parler en termes d'inconvénients, fortement du côté de la défenderesse Mme Lapierre. La décision de la Commission, prise en vertu de l'article 41, n'est que préliminaire. En effet, il est toujours possible qu'en fin d'enquête la Commission décide de rejeter la plainte pour défaut de compétence aux termes de l'article 44. Quelle que soit la procédure adoptée par la Commission, le demandeur aura encore l'occasion de présenter ses arguments. Par contre, si la Commission est dessaisie du dossier, soit que Mme Lapierre perd son recours, soit que la procédure s'éternise encore pour elle. Il ne paraît pas dans l'intérêt de la justice qu'un tel résultat s'ensuive, et le demandeur ne m'a pas convaincu que l'équité procédurale devrait jouer pour faire rejeter la plainte à cette étape-ci. L'objection préliminaire est donc rejetée.


Décision de la CCDP

[25]            Dans sa décision de statuer sur la plainte, la Commission indique simplement que l'ASC exerçait un degré de contrôle sur les activités de la défenderesse. Si la CCDP n'a pas compétence pour se prononcer sur les actions des intervenants russes, elle estime avoir compétence pour ce qui est des actions de l'ASC une fois que les allégations de harcèlement avaient été communiquées à celle-ci.

[26]            La CCDP maintient sa position que la relation employeur-employé, dans un contexte de défense des droits de la personne, doit s'interpréter de façon large et libérale afin de donner pleinement effet à la Loi, et s'appuie sur la jurisprudence pour étayer sa position.


[27]            La jurisprudence de la Cour suprême du Canada et de la Cour d'appel fédérale peut nous éclairer sur la façon d'envisager la relation contractuelle dans un contrat de fourniture de services afin de déterminer si elle peut se définir comme une relation employeur-employé, et ce, dans le contexte de la protection des droits de la personne. Je crois, toutefois, qu'il convient d'abord de considérer le texte même qui donne compétence à la CCDP en matière de plaintes sur les droits de la personne, la Loi canadienne des droits de la personne, L.R. 1985, ch. H-6 (LCDP). La jurisprudence citée par la CCDP dans son mémoire d'intervenante, à l'exception d'une décision relevant du régime ontarien (Payne c. Otsuka Pharmaceutical Co. 15 octobre 2002, Ontario Board of Inquiry) est antérieure à 1998. Elle appuie l'idée qu'il faut interpréter les lois en matière de droits de la personne de façon large et libérale.

[28]            Or, le Parlement canadien a adopté en 1998 des modifications à la Loi sur les droits de la personne, L.C. 1998, ch. 9, art. 19, qui ajoute aux définitions pour les fins de la LCDP énoncées à l'article 25 la définition suivante :


« emploi » Y est assimilé le contrat conclu avec un particulier pour la fourniture de services par celui-ci.

"employment" includes a contractual relationship with an individual for the provision of services personally by theindividual;


[29]            Le libellé des articles 4, 7 et 14 confirme la compétence de la CCDP pour ce qui est des actes discriminatoires dans le cadre de l' « emploi » :



7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d'emploi.

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.



14. (1) Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :

[...]

c) en matière d'emploi.

(2) Pour l'application du paragraphe (1) et sans qu'en soit limitée la portée générale, le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite.

14. (1) It is a discriminatory practice,

. . .

(c) in matters related to employment,

to harass an individual on a prohibited ground of discrimination.

(2) Without limiting the generality of subsection (1), sexual harassment shall, for the purposes of that subsection, be deemed to be harassment on a prohibited ground of discrimination.



4. Les actes discriminatoires prévus aux articles 5 à 14.1 peuvent faire l'objet d'une plainte en vertu de la partie III et toute personne reconnue coupable de ces actes peut faire l'objet des ordonnances prévues aux articles 53 et 54.

4. A discriminatory practice, as described in sections 5 to 14.1, may be the subject of a complaint under Part III and anyone found to be engaging or to have engaged in a discriminatory practice may be made subject to an order as provided in sections 53 and 54.


[30]            Ces dispositions visent la discrimination « en cours d'emploi » ou « en matière d'emploi » . L'article 4 de la LCDP prévoit que ces actes discriminatoires peuvent faire l'objet d'une plainte auprès de la CCDP.

[31]            La définition d'emploi nouvellement incorporée dans la LCDP ne comporte aucune ambiguïté : le terme emploi comprend, pour les fins de la LCDP, le « contrat conclu avec un particulier pour la fourniture de services par celui-ci » .

[32]            Or le contrat conclu entre Mme Lapierre et l'ASC correspond parfaitement à cette description. (Dossier du demandeur, vol. II, pièce H)

[33]            Ce contrat, rédigé en anglais, commence par une définition des termes utilisés :

"Contract" means the written agreement between the Parties, ...

"Contractor" means the person or entity whose name appears on the signature page of the written agreement and who is to supply goods or services to Canada under the Contract; ...

"Work" means the whole of the activities, services, materials, equipment, software, matters and things required to be done, delivered or performed by the Contractor in accordance with the terms of the Contract; ...

[34]            À la partie 3 du contrat, on lit ce qui suit :

Status of the Contractor

The Contractor is engaged as an independent contractor for the sole purpose of performing the Work. Neither the Contractor nor any of its personnel is engaged as an employee, servant or agent of Canada. The Contractor is responsible for all deductions and remittances required by law ...


[35]            Le demandeur s'appuie sur ce texte pour montrer que la défenderesse n'était pas une employée. Effectivement, pour les fins du contrat, elle n'était pas considérée une employée du gouvernement canadien. Il n'empêche que pour les fins de la LCDP, le contrat signé semble bien correspondre à la définition du terme « emploi » dans la LCDP, c'est-à-dire un contrat où un particulier s'engage à fournir des services.

[36]            En effet, à l'annexe D du contrat (page 273, dossier du demandeur), on précise la « Description des travaux » - « Statement of Work » que le contrat vise à rémunérer. Il est clair, à la lecture de cette partie du contrat, qu'il s'agit bien d'un « contrat conclu avec un particulier pour la fourniture de services par

celui-ci » .

[37]            Je crois qu'il vaut la peine de reproduire au moins partiellement ce

« Statement of Work » :

1. INTRODUCTION

The CSA CAO Operational Space Medicine (OSM) Program is mandated to ensure the overall health and safety of Canadian Astronauts. To fulfill this mandate the OSM Program is required to examine and understand the particular circumstances astronauts will be subjected to during ISS [International Space Station] tours of duty. One way of doing this is through the simulation of ISS conditions on the ground. An opportunity to do so is provided by the Russian Institute for Biomedical Problems (IBMP) which is staging a large scale simulation study from July 1999 till April 2000 in Moscow using the Mir and Mars Spaceship simulators of the Institute. The main focus of this study, called SFINCSS-99 (Simulation of Flight of International crew on Space Station), is on the effects of intensive work/rest regime (expected during the first stage of the ISS) and of heterogeneous crew composition on the interaction and psychological well being of the crews. The OSM program is also interested in isolation as a selection and training tool.

This Statement of Work outlines the terms of the Canadian participant in the IBMP isolement study.

2. TASKS

The participant supported by the CAO OSM will:


2.1 Prior to the isolation, prepare background material ...

2.2 Attend and actively participate in the SFINCSS Simulation. This includes preparation for the Isolation phase in close collaboration with the IBMP and the CSA, training (three weeks) at the IBMP prior to the isolation, staying in confinement at the IBMP in a chamber dedicated for this study for 110 days and performing tasks as per IMPB plan, as well as making oneself available for the pre- and post-isolation studies, tests and briefings.

2.3 Send two (2) weekly electronic reports ... The first weekly report ... is aimed for the general public and may be posted on the CSA Intranet and OSM WebPages. [The second weekly] reports are for internal CSA use only ...

2.4 Prepare a final report outlining the SFINCSS study and experience for the Scientific Authority for CAO OSM use. The report should include: ...

The Contractor will also be asked to present a summary of the report in person at the CSA. ...

[38]            La description des travaux prévoit également le lieu de l'emploi (Canada, Moscou, Ottawa), le remboursement des frais de déplacement et de séjour, la confidentialité des rapports, etc. Le contrat prévoit les modalités de rémunération; les heures de travail sont calculées, et le taux horaire est indiqué.

[39]            À la lumière de la définition du terme « emploi » et à la lecture du contrat liant l'ASC et la défenderesse, je crois que le libellé même de la LCDP confère compétence à la CCDP dans cette affaire. Puisque les parties ont invoqué la jurisprudence pour appuyer leurs positions respectives, il est sans doute de mise de voir si elle confirme à son tour la conclusion à laquelle je viens d'arriver.


[40]            La décision sans doute la plus utile pour les fins de notre analyse est l'arrêt Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391 (C.A.F.), où la Cour d'appel fédérale a déclaré à l'unanimité qu'un cadet dans l'armée pouvait être considéré un « employé » pour les fins de la LCDP. Dans cette affaire, un cadet avait été écarté d'un cours de parachutisme parce qu'il était borgne. Le Tribunal des droits de la personne a jugé cette mesure discriminatoire, a accordé des dommages-intérêts au plaignant et a donné la directive qu'il devait être inscrit au cours. Le gouvernement a interjeté appel, l'un de ses motifs étant que le cadet n'était pas couvert par la LCDP puisqu'il n'était pas un « employé » des Forces armées.

[41]            La Cour d'appel a dégagé trois facteurs qui servent à guider la détermination pour établir si quelqu'un peut être considéré un employé, en partant du principe de base que la loi qui protège les droits de la personne doit être interprétée de façon large et libérale, de façon à réaliser l'objet de la LCDP, énoncé à son article 2. Ces trois facteurs sont les suivants : il existe une situation d'autorité, une certaine rémunération est versée et l'employeur allégué tire avantage du travail exécuté.


[42]            Le critère énoncé dans Rosin, supra, s'applique tout à fait à la situation de la défenderesse : elle se trouvait dans une situation où elle relevait de l'autorité de l'ASC (en se pliant aux exigences du contrat - rapports, préparation, entraînement, etc.) et où, aux termes du contrat, elle se plaçait sous l'autorité de l'institut russe (IBMP); elle était rémunérée (le contrat donne le détail de sa rémunération, y compris son taux horaire); enfin, l'ASC tirait profit de ses travaux, tant les rapports qui devaient être affichés sur l'Intranet de l'ASC que les rapports qui serviraient à des fins internes.

[43]            L'ASC a tenté de se dégager de sa responsabilité à l'égard de la défenderesse en soutenant qu'elle relevait de l'autorité de l'IBMP, qui dirigeait la recherche. La CCDP elle-même, dans sa décision du 13 mai 2002, indique qu'elle n'a pas compétence pour faire enquête sur les actions de l'IBMP. Cependant, dans la mesure où la défenderesse était en Russie, à l'IBMP, aux termes mêmes de son contrat avec l'ASC, et que l'ASC avait été informée des allégations de harcèlement sexuel, l'ASC ne pouvait se soustraire à ses responsabilités.


[44]            Dans l'arrêt Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Commission des droits de la personne), [1991] 1 C.F. 571, la compagnie Canadien Pacifique a tenté de convaincre la Cour d'appel fédérale qu'elle n'était pas responsable de l'emploi d'un cuisinier, congédié pour cause de VIH, puisque celui-ci avait été embauché par un sous-traitant. L'affaire se doublait d'une complication constitutionnelle : le sous-traitant était clairement une entreprise provinciale. Pourtant, la Cour d'appel n'a pas hésité à reconnaître à la fois la responsabilité de la compagnie et la compétence de la Commission fédérale : la compagnie « utilisait » les services du cuisinier, et cela suffisait pour établir le lien d'emploi aux fins de la protection des droits de la personne. De la même façon, en l'espèce, même si l'expérience était dirigée par l'IBMP, l'ASC « utilisait » ou entendait utiliser les fruits de la participation de la défenderesse à la recherche sur l'isolement et le confinement.

[45]            La plainte de la défenderesse porte sur le harcèlement sexuel, et le devoir de l'employeur de protéger ses employés contre le harcèlement sexuel. La LCDP prévoit au paragraphe 14(2) que le harcèlement sexuel constitue un acte discriminatoire. La Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, a clairement établi la responsabilité de l'employeur pour le harcèlement sexuel en milieu de travail, quel qu'en soit l'auteur. Il ne s'agit ni de faute ni de responsabilité du fait d'autrui; d'après la Cour suprême, la responsabilité de l'employeur tient à l'objet même de la Loi : créer un milieu libre de discrimination. Or, seul l'employeur est en mesure d'assurer un milieu de travail sain.

[46]            La Cour n'a pas ici à se prononcer sur le bien-fondé de la plainte; cette tâche incombe à la CCDP et éventuellement, au Tribunal des droits de la personne. Elle peut, toutefois, en se fondant à la fois sur la définition qui se trouve à l'article 25 de la LCDP et sur la jurisprudence, confirmer qu'à l'égard de la défenderesse, la Commission a compétence pour statuer sur une plainte relative à l'emploi au sens de l'article 25 de la LCDP.


[47]            Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

« Pierre Blais »                                                                                                              Juge


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        T-916-02

INTITULÉ :

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                         Demandeur

                                                                             et

                                                            JUDITH LAPIERRE

                                                                                                                                     Défenderesse

LIEU DE L'AUDIENCE :                Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :               6 avril 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : Monsieur le juge Blais

DATE DES MOTIFS :                     23 avril 2004

COMPARUTIONS:

Me Carole Bureau                                                                     POUR LE DEMANDEUR

Me Paul Deschênes                                                                  

Judith Lapierre                                                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Morris Rosenberg                                                                      POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Montréal

Judith Lapierre                                                                           POUR LE DÉFENDEUR


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