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                                                                                                                                 Date : 19990805

                                                                                                                           Dossier : T-2436-98

Entre :

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                       ET DE L'IMMIGRATION,

                                                                                                                                             appelant,

                                                                          - et -

                                                       SZE KIU CYNTHIA FUNG,

                                                                                                                                               intimée.

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MULDOON

[1]         Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le Ministre) appelle aux termes du paragraphe 14(5) de la Loi sur la Citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi) de la décision du juge de la citoyenneté Jane Van Roggen, en date du 4 novembre 1998, dans laquelle celle-ci a accordé la citoyenneté canadienne à l'intimée. L'appelant soutient que l'intimée ne respectait pas les conditions de résidence énoncées à l'alinéa 5(1)c) de la Loi, étant donné qu'elle n'avait été présente au Canada que pendant 486 jours, c'est-à-dire qu'elle était bien en-decà des 1095 jours requis.

            Contexte

[2]         L'intimée, Sze Kiu Cynthia Fung, a obtenu le statut de résidente permanente du Canada le 30 avril 1994, en même temps que son père, sa mère et son frère. Elle a envoyé trois demandes d'inscription à des universités canadiennes, soit la Simon Fraser University, la University of British Columbia et l'University of Western Ontario, mais elle n'a été acceptée nulle part. Elle avait été provisoirement acceptée par la Simon Fraser University (dossier de l'intimée, à la p. 79). Toutefois, elle a été admise au collège Langara, qu'elle a quitté après la semaine d'orientation parce qu'on lui a indiqué que cela ne l'aiderait pas à se faire admettre en urbanisme dans une université, ce qui était son but.

[3]         Avant de venir au Canada, l'intimée avait passé les examens d'études supérieures de la formule 7 de Hong Kong, et ses notes lui assuraient l'admission à l'université de Hong Kong. Ainsi, après avoir été refusée par deux universités canadiennes, elle est retournée à Hong Kong en septembre 1994 et s'est inscrite en géographie et en géologie. Elle a obtenu son baccalauréat ès Arts en 1997, et à l'automne de la même année, elle a entamé un programme de maîtrise en urbanisme, qui devait se terminer en mai 1999, et qui était également donné à Hong Kong.

[4]         Dans son affidavit, l'intimée indique que, pendant ses études à Hong Kong, elle a vécu dans l'ancienne maison familiale, qui était la propriété de sa grand-mère (dossier de l'intimée, onglet A, à la p. 3). Toutefois, ses parents ont loué un appartement à Vancouver pendant les quelque cinq premiers mois, avant d'en acheter un de plus grandes dimensions. L'intimée indique dans son affidavit que la famille avait tout emporté avec elle (meubles et autres possessions) au Canada, et que, quand elle est retournée à Hong Kong, elle n'a pris qu'une seule valise et quelques effets personnels. La plupart de ses effets personnels sont demeurés dans la maison familiale à Vancouver. Pendant son séjour à Hong Kong, elle a modestement meublé l'ancienne maison familiale.

[5]         L'intimée est revenue au Canada pour les vacances de Noël et d'été, à l'exception des vacances de Noël de 1994 et des vacances d'été de 1996, périodes pendant lesquelles elle est allée étudier le français en France, par suite d'une exigence de l'université de Hong Kong.

[6]         L'intimée a présenté sa demande de citoyenneté canadienne le 23 septembre 1997, date à laquelle elle n'avait accumulé que 486 jours de présence au Canada. Elle a indiqué "300 jours (affidavit, par. 21, p. 8). L'intimée a acquis bon nombre des indices soi-disant passifs témoignant de son attachement au Canada, c'est-à-dire un numéro d'assurance sociale, un permis de conduire de la Colombie-Britannique, une carte de bibliothèque, des comptes bancaires, une carte d'assurance-maladie, un abonnement au magasin Mountain Equipment Co-op, et une chambre dans la maison de ses parents. Bien entendu, elle demande la citoyenneté canadienne pour elle-même et non pas pour ses documents.

            La décision du juge de la citoyenneté

[7]         Dans sa décision, en date du 4 novembre 1998, le juge de la citoyenneté Van Roggen a noté que les absences de l'intimée étaient attribuables au fait qu'elle avait dû faire ses études à l'étranger, après qu'on lui eut refusé l'admission dans une université canadienne. Le juge note également que sa famille vit au Canada et y a une résidence. Elle note de plus, comme le lui a affirmé l'intimée, que celle-ci cherchait un emploi en urbanisme auprès du gouvernement et que le fait de ne pas avoir sa citoyenneté canadienne pourrait constituer un obstacle. Le juge a conclu que l'intimée a l'intention de s'établir au Canada et d'y centraliser son mode de vie et, en outre, qu'elle a des liens plus étroits avec le Canada qu'avec tout autre pays et, en fait, qu'elle s'est « canadianisée » .

            La position de l'appelant

[8]         Le ministre soutient que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en concluant que l'intimée avait satisfait à la condition de résidence énoncée à l'alinéa 5(1)c) de la Loi. Le ministre appelant soutient que l'intimée n'a pas, comme elle est tenue de le faire, établi d'abord sa résidence au Canada avant de quitter le pays pour étudier à l'étranger. L'appelant prétend que les quatre premiers mois que l'intimée a passés au Canada ne peuvent pas être considérés comme une période au cours de laquelle elle a établi son mode de vie dans ce pays.

[9]         L'appelant conteste également que l'intimée se soit « canadianisée » du fait qu'elle a obtenu, entre autres, des cartes bancaires, une assurance médicale et un numéro d'assurance sociale. L'appelant soutient que les longues absences et les séjours relativement courts de l'intimée au Canada constituent en fait des visites dans ce pays, plutôt qu'un retour au lieu où elle réside habituellement. L'appelant soutient que les liens de l'intimée avec le Canada ne sont pas plus forts que ses liens avec Hong Kong, et que sa demande est simplement prématurée.

            La position de l'intimée

[10]       L'intimée prétend que ses absences du Canada étaient de nature temporaire et qu'elles avaient pour but la poursuite de ses études à l'étranger. Elle s'appuie sur plusieurs cas dans lesquels la citoyenneté a été accordée à des étudiants demandeurs qui ont fait des études à l'étranger : Re Chan (T-947-86, 10 septembre 1986); Re Cheung (T-691-89, 10 janvier 1990); Re Warde (T-1779-91, T-1806-91, 20 janvier 1992); Re Ismael (T-50-91, 30 juin 1992); Re Hooft (1997), 38 Imm.L.R. (2d) 294 (C.F. 1re inst.); et Re Tai (T-1770-96, 9 octobre 1997).

            La question en litige

[11]       La question est de savoir si le juge de la citoyenneté a commis une erreur quand elle a conclu que l'intimée avait satisfait aux conditions de résidence énoncées à l'alinéa 5(1)c) de la Loi.

            Analyse

[12]       Les conditions de résidence énoncées à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sont les suivantes :

5(1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

c) a été légalement admise au Canada à titre de résident permanent, n'a pas depuis perdu ce titre en application de l'article 24 de la Loi sur l'Immigration, et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent.

[13]       La plupart des discussions concernant la résidence dans la jurisprudence pertinente semblent prendre comme point de départ le jugement du juge en chef adjoint Thurlow dans Re Papadogiorkakis, [1978] 2 C.F. 208 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire, la résidence est considérée comme l'équivalent pour une personne d'avoir centralisé son mode de vie dans un lieu où elle retourne habituellement; cela dépend essentiellement du point jusqu'auquel une personne s'établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel. Un autre éminent juge de la présente Cour, le juge Walsh, a rendu un jugement à l'effet contraire dans Re Khoury, cité à la page 75 du même volume de la même année.

[14]       Dans Re Pourghasemi (1993), 19 Imm.L.R. (2d) 259 (C.F. 1re inst.), la présente Cour a fait l'observation suivante :

Il est évident que l'alinéa 5 (1)a) vise à garantir que quiconque aspire au don précieux de la citoyenneté canadienne ait acquis, ou se soit vu obligé d'acquérir, au préalable la possibilité quotidienne de « se canadianiser » . Il le fait en côtoyant les Canadiens au centre commercial, au magasin d'alimentation du coin, à la bibliothèque, à la salle de concert, au garage de réparation d'automobiles, à l'église, à la synagogue, à la mosquée ou au temple - en un mot là où l'on peut rencontrer des Canadiens et parler avec eux - durant les trois années requises. Pendant cette période, le candidat à la citoyenneté peut observer la société canadienne telle qu'elle est, avec ses vertus, ses défauts, ses valeurs, ses dangers et ses libertés. Si le candidat ne passe pas par cet apprentissage, cela signifiera que la citoyenneté peut être accordée à quelqu'un qui est encore un étranger pour ce qui est de son vécu, de son degré d'adaptation sociale, et souvent de sa pensée et de sa conception des choses.

[15]       Dans Re Shang (T-1186-97, 23 janvier 1998), le juge Wetston, dans une affaire semblable au niveau des faits, a statué ce qui suit :

Peut-on dire que l'appelante est une personne qui, en pensée et en fait, a centralisé son mode de vie avec tout ce que cela comporte de relations sociales, d'intérêts et de commodités au Canada? La réponse à cette question est souvent très difficile dans les cas des étudiants. Toutefois, en l'espèce, malgré le fait que l'appelante a été une étudiante, je ne suis pas convaincu qu'elle ait effectivement établi sa résidence au Canada avant de décider de demander la citoyenneté canadienne. Je ne suis pas persuadé que la qualité de l'attachement de l'appelante pendant ses études et jusqu'à la date de sa demande de citoyenneté est telle qu'il y a lieu de qualifier le temps qu'elle a consacré aux études de période de résidence au Canada. À mon avis, payer des impôts, obtenir un numéro d'assurance sociale ou un permis de conduire sont des indices insuffisants de la poursuite agressive d'une intégration dans la collectivité et le mode de vie canadiens. La preuve en l'espèce établit plutôt que son attachement est davantage un attachement à sa famille, qui vit à Toronto, qu'un attachement au Canada en soi.

Il doit y avoir certains éléments tendant à prouver l'existence d'un attachement au Canada, et non pas la simple absence d'un attachement à d'autres pays.

[16]       Le juge Gibson a souscrit à ce raisonnement dans l'affaire récente Canada (MCI) c. Chuang (T-1100-98, 15 avril 1999) :

À mon avis, les commentaires que le juge Wetston a formulés dans l'arrêt Re Shang résument assez bien l'essentiel de la règle précédemment établie dans la jurisprudence en ce qui a trait aux personnes qui arrivent au Canada en compagnie de leurs parents, qui quittent le pays à plus ou moins brève échéance pour poursuivre leurs études à l'étranger et qui reviennent régulièrement ici, sans que la preuve présentée au juge de la citoyenneté n'indique vraiment de leur part un attachement au Canada en soi plutôt qu'à la famille. Je suis convaincu que les remarques du juge Wetston s'appliquent de la même façon à l'intimée en l'espèce.

[17]       La jurisprudence antérieure de la présente Cour semble erronée. La centralisation de « son mode de vie habituel » [...] au Canada n'est pas un facteur réglementaire adopté par le législateur. Ce sont des mots extrinsèques que le législateur n'a pas adoptés comme critères de résidence.

[18]       La jurisprudence citée dans Lam c. M.C.I., T-1310-98 (le juge Lutfy) et Koo c. M.C.I., T-20-92 (le juge Reed), toutes deux mûrement réfléchies, démontrent combien il peut être difficile de déterminer ce que c'est que d'avoir établi sa résidence quelque part. Finalement, bien entendu, la « résidence au Canada » , faisant toujours référence à la présence et non à l'absence de l'intéressé, est prescrite par le législateur et non par le pouvoir judiciaire.

[19]       La présence réelle au Canada, bien qu'elle soit exigée par l'alinéa 5(1)c), est le facteur essentiel le plus pertinent pour déterminer si un demandeur de la citoyenneté résidait au Canada au sens de la Loi. De longues absences - même celles qui sont de nature temporaire - ne sont manifestement pas conformes à la lettre et à l'esprit de l'alinéa 5(1)c). Le raisonnement du juge Wetston dans Re Shang s'applique également aux faits de l'espèce. Bien entendu, cela n'empêche absolument pas l'intimée de demander de nouveau la citoyenneté canadienne dans un proche avenir. La Loi est telle que le législateur l'a adoptée et non pas telle que les juges voudraient qu'elle soit.

            Conclusion

[20]       Je suis d'avis d'accueillir l'appel du ministre et d'infirmer la décision du juge de la citoyenneté, en date du 4 novembre 1998, au motif que l'intimée ne satisfaisait pas aux conditions de résidence de l'alinéa 5(1)c) de la Loi au moment où elle a présenté sa demande de citoyenneté canadienne.

                                                                        (signature) « F.C. Muldoon »

                                                                                                Juge

Vancouver (C.-B.)

le 5 août 1999

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.


                                                  COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NEDU GREFFE :                                 T-2436-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                            c.

                                                            SZE KIU CYNTHIA FUNG

LIEU DE L'AUDIENCE :                     VANCOUVER (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                    le 4 août 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE MULDOON

DATE :                                                 le 5 août 1999

ONT COMPARU :

Pauline Anthoine                                    pour l'appelant

Gordon Maynard                                   pour l'intimée

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg

Sous-procureur général

du Canada                                             pour l'appelant

McCrea & Associates

Vancouver (C.-B.)                                pour l'intimée

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