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Date : 20060306

Dossier : IMM-1895-05

Référence : 2006 CF 287

Ottawa (Ontario), le 6 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PHELAN

ENTRE :

HERNANDO CORRALES MURCIA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.           Vue d'ensemble

[1]                Il s'agit du contrôle judiciaire d'une conclusion de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR) selon laquelle le demandeur devrait être exclu du Canada au motif qu'il y avait « des raisons sérieuses de penser » qu'il avait commis un « crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité » . Avant qu'une conclusion si grave puisse être tirée, un examen rigoureux des faits doit être effectué. Cela est d'autant plus vrai lorsqu'il n'est pas allégué que la personne accusée est un participant actif ou un membre d'une organisation ayant des fins limitées et brutales, mais qu'on affirme plutôt qu'elle serait d'une façon ou d'une autre complice par une proximité temporelle et spatiale à l'égard des crimes allégués.

[2]                Vu qu'elle est disposée à renvoyer l'affaire à la CISR, la Cour ne formulera des commentaires que sur les aspects du contrôle relatifs à l' « exclusion » de la protection des réfugiés.

II.          Le contexte

[3]                Le demandeur (Hernando Corrales Murcia), un ancien capitaine dans les Forces armées colombiennes, a prétendu avoir raison de craindre d'être persécuté par le groupe de guérilla, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC), et le groupe paramilitaire, l'Auto-défense de Colombie (l'AUC), en raison de ses opinions politiques.

[4]                M. Murcia a fait partie des Forces armées colombiennes de 1969 à 1983. l'époque importante se situe entre 1979 et 1982, une période durant laquelle, selon des documents d'Amnistie Internationale, des crimes de guerre ont été commis à l'École de cavalerie et à La Remonta à Bogota, au quartier général des services de renseignement de l'armée à Bogota, la Brigada de Institutos Militares (la BIM), ainsi qu'au Bataillon Pichincha et à la 3e Brigade à Cali.

[5]                Il a quitté les Forces armées pour des raisons qui n'avaient aucun lien avec sa conduite et il a travaillé pour son frère sur la ferme familiale. Il prétend qu'il a reçu à plusieurs occasions des menaces d'enlèvement et de mort de la part des FARC. Par conséquent, il a quitté pour les États-Unis en mai 1999 et il a sollicité le statut de réfugié au Canada en juillet 2002 - un délai de trois ans pour demander l'asile.

[6]                La demande du demandeur a été entendue en deux séances, par deux membres différents de la CISR, sur une période de six mois. La seconde session devant le deuxième membre comprenait la lecture de la preuve de la première séance, avec le consentement du demandeur.

[7]                La décision de la CISR a commencé par un examen de la question de savoir si le demandeur était exclu de la protection des réfugiés sur la base de l'alinéa 1Fa) de la Convention relative au statut des réfugiés de 1952 incorporée dans la Loi sur l'immigration et le statut des réfugiés par l'entremise de son article 98.

98. La personne visée aux sections E ou F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

L'Article 1F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

Article 1F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

a) Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

[8]                Après avoir conclu que le demandeur était exclu aux termes de l'alinéa 1Fa), le commissaire a ensuite examiné la question de savoir si le demandeur aurait par ailleurs été admissible à titre de réfugié ou de personne à protéger. Selon le commissaire, cela n'aurait pas été le cas du fait d'un manque de crédibilité.

III.        Analyse

[9]                La Cour a plusieurs préoccupations au sujet de la manière dont la présente affaire a été traitée. Au coeur de la décision, il y a une appréciation de la crédibilité du demandeur quant à savoir dans quelle mesure on peut dire qu'il a été complice de crimes de guerre et quant à la légitimité de sa crainte.

[10]            Il s'est avéré que le premier commissaire n'a pas été en mesure de mener le dossier à terme avant l'expiration de son mandat à la CISR. Le deuxième membre a pris la relève sur la base du dossier à cette date. Le demandeur a consenti à cette procédure et cela ne justifierait donc pas, en soi, l'annulation de la décision. La continuité dans l'interrogatoire du principal témoin constitue, à tout le moins, un aspect nettement utile, sinon absolument nécessaire, des évaluations quant à la crédibilité. À ce titre, la Cour ressent un malaise considérable face à ce processus dans lequel l'appréciation de la crédibilité est bifurquée.

[11]            La Cour est également préoccupée par le processus d'analyse entrepris dans la présente affaire, où la CISR a d'abord abordé la question de savoir si le demandeur devrait être « exclu » de la protection des réfugiés pour ensuite aborder celle de savoir s'il devrait être « inclus » pour la protection des réfugiés.

[12]            La question de l'inclusion peut fort bien trancher l'affaire sans jamais avoir à traiter de la conclusion potentiellement plus préjudiciable de « criminel de guerre » . De plus, il existe un risque important que la preuve relative à l'exclusion puisse vicier l'analyse de celle relative à l'inclusion.

[13]            Bien que la loi ne détermine pas nécessairement l'ordre dans lequel l'analyse devrait être effectuée, il serait préférable et plus logique, à mon avis, d'examiner l' « inclusion » en premier lieu. Toute la question de l' « inclusion » donne à penser qu'un demandeur a été inclus dans quelque chose et qu'il peut ensuite en être exclu pour un autre motif.

[14]            La CISR, ayant choisi d'examiner la question de l'exclusion en premier lieu, s'est livrée à un exercice consistant à déterminer si le demandeur était complice dans ces crimes, non pas en y ayant participé, activement ou passivement, mais en raison d'une éventuelle occasion et d'une association.

[15]            La preuve est très confuse quant à la question de savoir si le demandeur se trouvait sur les lieux au moment où les atrocités ont été commises. Puisque c'est le ministre qui a le fardeau de la preuve à cet égard, je ne suis pas convaincu que la preuve a atteint le niveau de certitude requis pour justifier cette conclusion.

[16]            Du fait qu'on n'a pas conclu que les Forces armées colombiennes étaient une organisation « ayant des fins limitées et brutales » , la simple appartenance du demandeur ne suffisait pas à l'impliquer dans les crimes allégués qui auraient été perpétré par d'autres membres des Forces armées. À ce titre, la CISR a examiné les six facteurs suivants (tirés de la jurisprudence) pour trancher la question de savoir si la situation du demandeur faisait de lui un complice des crimes allégués : la nature de l'organisation, la méthode de recrutement, le poste ou le rang, la période passée dans l'organisation, la possibilité de quitter l'organisation et la connaissance des atrocités. La CISR a semblé beaucoup insister sur l'époque des atrocités, 1979-1982, sur le lieu où elles ont été commises ainsi que sur la période que le demandeur a passée dans l'armée et son rang.

[17]            En ce qui a trait à la période passée dans l'armée, la CISR a semblé retenir contre le demandeur ses 14 années de service. Il est difficile de voir en quoi la période de service est, en soi, particulièrement pertinente, alors que la période des atrocités en cause se situait entre 1979 et 1982.

[18]            Dans la décision Bitaraf c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 1095 (non mentionnée dans la décision de la CISR), j'ai énoncé un certain nombre de principes applicables à une analyse relative à l'alinéa 1Fa) :

1.          devant la Commission, le ministre a le fardeau de la preuve dans le cadre de l'alinéa 1Fa);

2.          En ce qui a trait à l'interprétation de l'alinéa 1Fa) de la Convention, la norme est la décision correcte, mais en ce qui a trait à l'application du droit aux faits, la norme est la décision raisonnable;

3.          la Commission doit exposer des motifs qui montrent en termes clairs et sans équivoque qu'elle a bel et bien pris en considération tous les faits et toutes les questions soulevées;

4.          la Commission doit respecter cette exigence plus scrupuleusement lorsque les conséquences peuvent être affreuses comme en l'espèce, où le demandeur serait expulsé vers la Colombie où il ferait face à de la persécution de la part des guérilleros. En outre, il serait séparé des membres de sa famille, lesquels ont été déclarés admissibles en tant que réfugiés au sens de la Convention. La Commission aurait sans aucun doute conclu que le demandeur était admissible en tant que réfugié au sens de la Convention si elle n'avait pas conclu qu'il était exclu aux termes de l'alinéa 1Fa);

5.          la simple appartenance à une organisation ne suffit pas pour entraîner l'exclusion sauf si cette organisation se limite à la brutalité;

6.          la Commission doit faire état précisément des actes de la personne visée par l'exclusion, de leur nature, de leur qualité et des circonstances dans lesquelles ils ont été accomplis;

7.          pour conclure à la complicité du demandeur, la Commission doit établir s'il poursuivait les mêmes buts et si sa participation aux activités de l'organisation qui avait commis les crimes contre l'humanité était personnelle et en toute connaissance de cause.

La décision de la Commission va à l'encontre de plusieurs de ces principes et, par conséquent, la Cour ne peut la considérer comme raisonnable.

[19]            Les six facteurs mentionnés au paragraphe 16 constitue, en partie, un aspect de l'analyse de la question de savoir si un accusé poursuivait les mêmes buts et si sa participation aux activités de l'organisation était personnelle et en toute connaissance de cause. Il importe de porter attention aux « mêmes buts » et à l' « organisation » lorsque l'organisation elle-même n'a pas de fins limitées et brutales. Dans ces types d'organisations n'ayant pas de fins brutales, il convient de tenir compte de la partie de l'organisation qui aurait commis les atrocités ainsi que de la proximité de l'accusé avec cette partie de l'organisation.

[20]            Il importe également de prendre en compte la nature et de l'étendue de la connaissance qu'un accusé peut avoir. Plus la connaissance est directe et de première main, plus un accusé approche de la « participation personnelle et en toute connaissance de cause » . En l'espèce, le demandeur n'avait aucune connaissance de première main. Il n'a jamais été membre de la partie des Forces armées colombienne qui a commis les atrocités. Il n'a jamais occupé un poste de supervision ou un autre poste où il aurait pu ou aurait dû faire quelque chose au sujet des atrocités.

[21]            Dans la décision Ardila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] F.C.J. no 1876, le juge Kelen a traité d'une affaire presque identique à la présente espèce. Cela concernait un ex-major dans les Forces armées colombienne qui craignait d'être persécuté par les FARC. Il avait servi pendant 12 ans, il n'avait pas démissionné du fait des atrocités et sa connaissance de celles-ci était de nature indirecte et générale. Rien dans la preuve n'indiquait que des atrocités avaient été commises par l'une ou l'autre des unités dans laquelle M. Ardila avait servi. Le juge Kelen a jugé que, dans ces circonstances, la preuve était insuffisante pour établir la complicité.

[22]            Dans le cadre de la demande du demandeur, la CISR n'a pas eu l'avantage de prendre en considération la décision du juge Kelen.

[23]            Il est difficile de voir une distinction importante entre les situations respectives de MM. Corrales Murcia et Ardila, à part le fait que, dans la période en cause dans l'affaire Ardila, le gouvernement et les prétendues « forces révolutionnaires » entretenaient une paix relative.

[24]            Par conséquent, la Cour est d'avis que la décision devrait être annulée et l'affaire renvoyée pour qu'un tribunal différemment constitué statue à nouveau sur l'ensemble des questions.

[25]            Il n'y a aucune question en vue de la certification.


JUGEMENT

            LA COUR ORDONNE :

1.          La décision est annulée et l'affaire renvoyée pour qu'un tribunal différemment constitué statue à nouveau sur l'ensemble des questions.

2.          Il n'y a aucune question en vue de la certification.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 IMM-1895-05

INTITULÉ :                                                                HERNANDO CORRALES MURCIA

                                                                                    c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 1er MARS 2006

MOTIFS DU JUGEMENT :                                     LE JUGE PHELAN

DATE DES MOTIFS :                                               LE 6 MARS 2006

COMPARUTIONS :

Gregory J. Lyndon                                                         POUR LE DEMANDEUR

Margherita Braccio                                                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gregory J. Lyndon                                                         POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

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