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Date : 19991126


Dossier : T-1124-76

OTTAWA (ONTARIO) CE 26ième JOUR DE NOVEMBRE 1999

EN PRÉSENCE DE L"HONORABLE JUGE TREMBLAY-LAMER

Entre :

     ROGER GAUTHIER INC.

     Partie demanderesse

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Partie défenderesse

     - et -

     BELCOURT CONSTRUCTION COMPANY

     Mise-en-cause



     O R D O N N A N C E



     L"action de la demanderesse est rejetée avec dépens.





     "Danièle Tremblay-Lamer"

                                     JUGE








        



Date : 19991126


Dossier : T-1124-76

Entre :

     ROGER GAUTHIER INC.

     Partie demanderesse

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Partie défenderesse

     - et -

     BELCOURT CONSTRUCTION COMPANY

     Mise-en-cause



     MOTIFS DE L"ORDONNANCE



LE JUGE TREMBLAY-LAMER:



[1]      Il s"agit d"une action en responsabilité délictuelle de la Couronne prise en vertu des articles 3(1)a) et 8 de la Loi sur la responsabilité civile de la Couronne en matière délictuelle et en matière de sauvetage1 visant à déterminer la responsabilité de cette dernière quant à des dommages allégués par la demanderesse résultant du refus d"une soumission publique.


LES FAITS


[2]      En 1974, le Ministère des Travaux publics, suite à l"élaboration d"un projet avec un ministère-client, le Ministère des postes, fit un appel d"offres de location/construction afin d"aménager une station postale à Cartierville, sur l"île de Montréal, la station postale étant identifiée comme la station postale "Cartierville". L"avis d"appel d"offres fut publié dans les journaux les 8, 16 et 22 avril 1974.


[3]      L"appel d"offres requérait des soumissions pour un édifice d"une superficie approximative de 9,780 pieds carrés avec trois alternatives de location, soit un bail de 10 ans, 15 ans ou 20 ans, pour le futur emplacement de la station postale. La date limite pour le dépôt des soumissions avait été fixée au 22 mai 1974.


[4]      En date du 22 mai 1974, deux soumissions avaient été retenues, l"une par la demanderesse et l"autre par la mise-en-cause, Belcourt Construction Company (ci-après "Belcourt").


[5]      La demanderesse soumit2 une offre de location pour un immeuble ayant une superficie totale de 10 364 pieds carrés, comportant les modalités de location suivantes:

     LA LOCATAIRE TIENDRA À BAIL lesdits locaux pour une période de vingt ans (20) commençant le premier jour de nov. 1974 et se terminant le trente-et-unième jour d"octobre 1994.
     La locataire consent, par les présentes, à payer au propriétaire, au cours de ladite période, la somme de quatre-vingt-huit mille cent soixante-quatre dollars (88 164,00$) par année en mensualités égales de sept mille trois cent quarante-sept dollars (7 347,00$), le premier paiement devenant dû et exigible le premier jour de novembre 1974, sous réserve des défalcations en vertu de toute autre clause du présent bail.
     [...]
     Il est entendu et convenu que le locataire remboursera au locateur une somme de cinquante mille dollars (50 000,00$) représentant une partie du coût des rénovations de l"immeuble ci-dessus désigné. Ce montant sera remboursable par le locataire au locateur à la date du premier versement mensuel de loyer, soit le 1er novembre 1974

[6]      Quant à Belcourt, ce dernier proposa3 un édifice d"un étage ayant une superficie de 9 780 pieds carrés. Les modalités de location étaient les suivantes:

     a)      Louer pour une durée de dix (10) ans, au loyer annuel de 135 000,00$ dollars au taux de 13,80$ le pied carré.
     b)      Louer pour une durée de quinze (15) ans, au loyer annuel de 128 000,00$ dollars au taux de 13,08$ le pied carré.
     c)      Louer pour une durée de vingt (20) ans, au loyer annuel de 125 000,00$ dollars au taux de 12,78$ le pied carré.

[7]      La soumission de la demanderesse n"a pas été retenue au motif que le dépôt en garantie de 2 500,00$ exigé au Chapitre B3, article 5 du cahier de charges n"avait pas été fourni.

[8]      Après le refus de son offre de soumission, la demanderesse fut informée que les formulaires d"appel d"offres qu"on lui avait remis à sa demande étaient d"anciens formulaires périmés qui ne comportaient pas l"exigence du dépôt en garantie de 2 500,00$, exigence clairement contenue dans les nouveaux formulaires.

Arguments de la demanderesse

[9]      La demanderesse soumet ne jamais avoir eu l"opportunité d"être entendue ni de recevoir des explications claires quant aux raisons ayant motivées la défenderesse de rejeter sa soumission malgré le fait que la défenderesse n"ait jamais démenti lui avoir remis les mauvais formulaires d"appel d"offres.

[10]      En fait, le défaut de la demanderesse de ne pas avoir fourni le dépôt en garantie résultait de l"erreur de la défenderesse qui n"avait pas fourni les mêmes formulaires à l"ensemble des soumissionnaires potentiels.

[11]      Les autorités gouvernantes avaient le devoir légal de rectifier leur erreur en lui permettant de compléter sa soumission en déposant le dépôt en garantie de 2 500,00$ requis.

[12]      La demanderesse remplissait toutes les exigences contenues au cahier des charges, sauf en ce qui a trait au dépôt de garantie; puisqu"il s"agissait d"une erreur de la part de la défenderesse et que cette exigence n"était qu"accessoire et mineure, il aurait été facile pour la demanderesse de remédier à la situation et ce, sans modifier la nature du contrat en question.

[13]      La demanderesse soumet qu"en les circonstances, elle était en droit de s"attendre de la part des autorités gouvernantes d"être traitée de façon équitable et que le fait de voir sa soumission être disqualifiée arbitrairement constitue de la part des autorités en question une faute civile pour laquelle elles doivent être tenues responsables.

[14]      En outre, elle était en droit d"avoir une expectative légitime que les autorités gouvernantes adhéreraient strictement aux procédures mises en place par les lois et règlements.

[15]      De plus, l"existence d"une liste visant à informer certains entrepreneurs de l"existence d"un appel d"offres avant que ce dernier ne soit publié va à l"encontre des principes d"équité et de justice naturelle puisque cette situation donne un avantage indû à ces derniers.

[16]      Par ailleurs, la demanderesse soumet que la soumission de Belcourt n"était pas en conformité des exigences contenues au cahier de charges. La défenderesse a donc commis un abus de son pouvoir discrétionnaire en permettant que soient faits des changements unilatéraux à la soumission de Belcourt après l"expiration de la date de clôture du dépôt des soumissions. Cet abus de pouvoir est d"autant plus important que la soumission de la demanderesse respectait toutes les exigences contenues au cahier de charges.

[17]      Quant à la non conformité de la soumission de Belcourt, la demanderesse soumet que la preuve démontre que l"option d"achat déposée avec les autres documents requis était expirée, allant ainsi à l"encontre de l"article 5, contenu au Chapitre A1 du cahier de charges.

[18]      Outre l"option d"achat, aucune résolution de la compagnie n"a été fournie afin d"autoriser un signataire pour et au nom de la compagnie et qu"en ces circonstances, aucune signature n"était valide; de plus, il n"y avait aucune trace du sceau de la compagnie, le tout en contravention de l"article 17 du Chapitre A1 du cahier de charges; aucun plan n"a été fourni par Belcourt lors du dépôt de sa soumission et ce, en contravention de l"article 9 du Chapitre A1 du cahier de charges.

[19]      Eu égard à ces omissions, la défenderesse a utilisé de façon abusive son pouvoir discrétionnaire puisqu"elle n"était pas autorisée à considérer la proposition de Belcourt suivant l"article 20 contenu au Chapitre A1 du cahier de charges.

[20]      De plus, le prix proposé par la demanderesse était moins élevé que celui de Belcourt qui, suite à des négociations avec la défenderesse, a dû diminuer son prix de location sur une période de vingt (20) ans.

[21]      De surcroît, Belcourt a proposé quatre (4) séries de plans avant une acceptation finale de ces derniers. La demanderesse souligne également que lors de l"approbation du Conseil du Trésor, de nombreuses irrégularités subsistaient; les plans finaux ne furent soumis que le 29 janvier 1975 et approuvés le 2 février 1975. Le 17 janvier 1975, la demanderesse a dû déplacer la cour arrière afin que les exigences du cahier de charges soient respectées.

[22]      Compte tenu que les droits des parties étaient cristallisés lors de la clôture du dépôt des soumissions, toute renégociation subséquente des éléments essentiels du contrat, sans consultation des autres soumissionnaires, constitue un abus du pouvoir discrétionnaire de la défenderesse et vicie tout le processus d"appel d"offres. Cet abus constitue une faute civile de la part de la défenderesse. Un nouvel appel d"offres aurait dû avoir lieu dès la constatation par cette dernière des lacunes de la soumission de Belcourt.


[23]      Invoquant le témoignage de M. Bellemare, agent de projet à cette époque pour le compte du Ministère des Travaux publics, la demanderesse soumet qu"elle a été victime de discrimination systématique de la part de la défenderesse et qu"il y avait concertation entre les préposés de la Couronne afin qu"elle n"obtienne jamais de contrats gouvernementaux. Ce comportement constitue donc une faute civile qui démontre bien les abus de droit commis par les préposés de la défenderesse.

[24]      La demanderesse soumet qu"elle est en droit de recevoir des dommages pour la perte de profit résultant des agissements arbitraires de la défenderesse.

[25]      Quant à l"application de l"ordonnance du Conseil du Trésor datée du 29 mai 1964, dans la mesure où cette dernière trouve application, la soumission de Belcourt aurait dû être rejetée puisqu"elle ne rencontrait pas les spécifications.

Arguments de la défenderesse

[26]      La défenderesse soumet que la demanderesse avait bénéficié d"un traitement privilégié en ayant obtenu des informations quant à l"appel d"offres avant même la parution des avis publics dans les journaux.

[27]      Compte tenu ces informations, la demanderesse était alors en position de présenter une soumission conforme au cahier de charges. Toutefois, son manque d"expérience, de connaissance et d"expertise l"avait empêché de réaliser l"importance du dépôt d"une soumission conforme aux exigences requises.

[28]      La preuve démontre que le représentant dûment autorisé de la demanderesse, M. R. Gauthier, ne s"est pas présenté au bon étage du Ministère des Travaux publics pour obtenir les documents d"appel d"offres. Ainsi, la défenderesse maintient qu"il appartient aux soumissionnaires potentiels de prendre les mesures appropriées afin de se présenter à l"adresse indiquée dans les avis publics publiés dans les journaux.

[29]      Par ailleurs, il n"est pas contesté que la demanderesse n"avait effectivement pas soumis le dépôt de garantie de 2 500,00$ tel qu"exigé par l"article 5 du Chapitre B3 du cahier des charges et n"avait pas soumis les trois (3) modalités de location, tel que prescrit à l"article 18 du Chapitre A1 du cahier de charges.

[30]      La défenderesse soumet qu"en 1974, aucune loi ni aucun règlement ne prévoyait l"obligation pour la Couronne de procéder par appel d"offres dans le cadre d"une location d"immeuble à construire ou existant. Ce n"est qu"après 1975 qu"une telle obligation fut imposée et que les tribunaux ont développé de nouvelles règles de droit administratif.

[31]      Toutefois, ces règles ne trouvent pas application dans le cadre du présent dossier puisqu"elles n"existaient pas à cette époque. Ainsi, l"expectative légitime et l"obligation d"agir équitablement ne peuvent être invoquées comme source de responsabilité civile délictuelle, telle que prévue aux articles 1053 du Code civil du Bas-Canada et ces dernières ne créent aucun droit matériel.

[32]      Telle qu"en fait foi la feuille d"analyse des soumissions4, la soumission de Belcourt comportait toutes les exigences requises. Dans la mesure où l"option d"achat n"était pas conforme aux exigences prescrites, cette irrégularité n"était que mineure et ne rendait pas la soumission invalide.

[33]      La défenderesse souligne que Belcourt avait accepté de remplir la demande du ministère-client quant à l"entrée exclusive des facteurs et à la cour exclusive même si des modifications furent apportées ultérieurement en raison de discussion avec le Ministère des postes.

[34]      En ce qui a trait à la négociation à la baisse du coût de location sur vingt (20) ans, elle avait été suggérée puisqu"un seul soumissionnaire remplissait les conditions requises et que le Conseil du Trésor avait été informé de cette décision, c"est donc en toute connaissance de cause que ce dernier octroya le contrat à Belcourt.

[35]      Certes, lors de la phase construction et livraison des locaux, plusieurs échanges ont eu lieu entre la défenderesse, le ministère-client (le Ministère des postes) et Belcourt; toutefois, ces derniers n"ont changé en rien la nature et le coût du projet autorisé par le Conseil du Trésor.

[36]      En outre, les modifications apportées à l"entrée des facteurs et à la cour arrière exclusive ne sont que des ajustements normaux n"ayant aucune incidence sur l"acceptation de la soumission de Belcourt.

[37]      L"ordonnance du Conseil du Trésor en date du 29 mai 1964 est un texte ayant force de loi, ayant été adopté au terme de la Loi sur la gestion des finances publiques de 19525 et c"est donc à bon droit que la demanderesse fut écartée puisqu"elle ne respectait pas l"obligation essentielle de soumettre un dépôt en garantie lors de la remise de sa soumission.

[38]      Suivant le jugement Wilfrid Nadeau Inc. v. La Reine6, il appartient à la demanderesse de démontrer que les préposés de la Couronne ont commis une faute en rédigeant les recommandations sur lesquelles le Conseil du Trésor avait fondé sa décision. Il ne suffit pas de démontrer que ces recommandations étaient fausses, incomplètes ou trompeuses mais encore qu"elles avaient entraîné l"approbation du Conseil du Trésor et que sans elles celui-ci aurait accordé la préférence à l"offre de la demanderesse.

[39]      De plus, les règles de droit applicables à une action en responsabilité délictuelle contre la Couronne étaient celles alors en vigueur à cette époque. Suivant l"article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de la Couronne en matière délictuelle et en matière de sauvetage 7, ce sont les articles 1053 et suivants du Code civil du Bas-Canada qui trouvent application.

[40]      En l"espèce, les préposés de la Couronne n"ont commis aucune faute ou négligence lors des différentes étapes du processus d"approbation de l"appel d"offres. En effet, la preuve démontre que la soumission de Belcourt était conforme et répondait aux exigences du cahier de charges.

[41]      En tout état de cause, la défenderesse soutient que le contrôle judiciaire de décisions administratives et la responsabilité civile ne couvrent pas nécessairement des situations identiques. Il en résulte donc que ce ne sont pas toutes les situations qui permettent un recours en dommages et intérêts.

[42]      En dernier lieu, il existe une distinction entre les préposés de la Couronne, soit les fonctionnaires du Ministère des Travaux publics, et les membres du Conseil du Trésor puisque ces derniers ne peuvent être assimilés à des préposés de la Couronne. Ainsi, les décisions du Conseil du Trésor fondées sur tous les renseignements pertinents ne sauraient engendrer la responsabilité de la Couronne. Pour engendrer une telle responsabilité, la demanderesse devra faire la preuve de l"existence d"une faute qualifiée ou intentionnelle. En l"espèce, la défenderesse soumet qu"aucune preuve d"une telle faute n"a été faite quant à l"octroi du contrat à Belcourt par les membres du Conseil du Trésor.

QUESTION EN LITIGE

     Eu égard au droit applicable, y a-t-il eu commission d"une faute, par un ou plusieurs préposés de la Couronne lors de l"application de l"ordonnance du Conseil du Trésor datée du 29 mai 1964?

DROIT APPLICABLE EN 1974

Principes généraux

[43]      Tel que l"indique la Cour suprême du Canada dans R . c. Nord-Deutsche et al8, les règles de droit applicables à une action en responsabilité délictuelle contre la Couronne fédérale sont celles en vigueur au moment où les actes donnant ouverture au recours ont été commis.

[44]      En ces circonstances, attardons-nous au droit applicable en 1974, année où les faits générateurs de droit ont pris naissance.

[45]      Il est important de souligner que le contexte législatif était fort différent en droit administratif de ce qu"il est aujourd"hui particulièrement en ce qui a trait au concept de "l"obligation d"agir équitablement", lequel n"ayant été développé qu"à la fin des années 19709.

[46]      L"action en dommages et intérêts intentée par la demanderesse est donc fondée sur l"article 3 (1) a) et 4(2) de la Loi sur la responsabilité civile de la Couronne en matière délictuelle et en matière de sauvetage 10, qui se lisait comme suit:


3. (1) La Couronne est responsable des dommages dont elle serait responsable, si elle était un particulier majeur et capable,

     (a) à l"égard d"un délit civil commis par un préposé de la Couronne, ou [...]

3.(1) The Crown is liable in tort for the damages for which, if it were a private person of full age and capacity, it would be liable

     (a) in respect of a tort committed by a servant of the Crown, or [...]

4. (2) On ne peut pas exercer de recours contre la Couronne, en vertu de l"alinéa 3(1)a) à l"égard d"un acte ou d"une omission d"un préposé de la Couronne, sauf si, indépendamment de la présente loi, l"acte ou l"omission eût donné ouverture à une poursuite en responsabilité délictuelle contre ce préposé ou sa succession.

4. (2) No proceedings lie against the Crown by virtue of paragraph 3(1)(a) in respect of any act or omission of a servant of the Crown unless the act or omission would apart from the provisions of this Act have given rise to a cause of action in tort against that servant or his personal representative.

[47]      Pour ce qui est de la définition de délit civil, l"article 211 indiquait :

2. Dans la présente loi:

[...]

"Délit civil", relativement à toute matière surgissant dans la province de Québec, signifie un délit ou un quasi-délit.

2. In this Act

[...]

"tort" in respect of any matter arising in the Province of Quebec, means delict or quasi-delict.

[48]      Nous devons donc nous référer au droit applicable dans la province de Québec tel que prévu à article 1053 du Code civil du Bas-Canada qui se libellait comme suit:

Art 1053. Toute personne capable de discerner le bien du mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabilité.

Art. 1053. Every person capable of discerning right from wrong is responsible for the damage caused by his fault to another, whether by positive act, imprudence, neglect or want of skill.

[49]      Ainsi, pour engager la responsabilité de la Couronne, la demanderesse devait (et doit toujours malgré l"entrée en vigueur du nouveau Code civil du Québec en 1994) d"abord faire la preuve qu"une faute avait été commise par la Couronne ou un de ses préposés.

[50]      Lorsqu"il s"agissait du préposé de la Couronne, le régime applicable en matière de faute délictuelle ou quasi-délictuelle était différent de celui prévu dans les situations impliquant un simple justiciable; deux éléments essentiels devaient se retrouver.

[51]      En premier lieu et compte tenu de l"article 4 (2) de la Loi sur la responsabilité civile de la Couronne en matière délictuelle et en matière de sauvetage12, afin que la responsabilité de la Couronne soit mise en oeuvre, il fallait que l"acte ou l"omission invoqué pour obtenir réparation ait entraîné une cause d"action in tort contre le préposé de la Couronne.

[52]      En second lieu, bien que l"immunité de la Couronne demeurait encore la règle, la responsabilité de la Couronne était reconnue lorsqu"elle est expressément prévue par un texte législatif adopté par le Parlement canadien. De plus, l"interprétation de ces textes législatifs devait se faire de façon restrictive.

[53]      Ces critères applicables en matière de responsabilité délictuelle et quasi-délictuelle des préposés de la Couronne ont été réitérés à de nombreuses reprises par la jurisprudence de l"époque. Feu le juge Noël dans Deslauriers-Drago c. La Reine13 indiquait:

Il appert donc que lorsqu'une réclamation est faite contre la Couronne pour dommages résultant de la négligence de ses préposés dans l'exécution de leurs fonctions, le réclamant doit établir d'une façon concluante que le préposé lui-même pourrait être tenu responsable des dommages subis et réclamés s'il était poursuivi. [nos soulignés]
Dans la présente action, sous l'article 3(1)a), la requérante doit donc établir clairement qu'un ou des préposés de l'intimée ont été négligents dans l'exécution de leurs devoirs et fonctions; que les blessures subies par la requérante sont le résultat de cette négligence, et que la négligence du ou des préposés est telle qu'il ou ils pourraient en être tenus personnellement responsables si il ou ils avaient été poursuivis. [nos soulignés]
Le fardeau de la preuve quant à ces faits appartient à la requérante et aucune présomption ne peut déplacer cette obligation statutaire. En effet, le texte qui impose la responsabilité vient d'une loi statutaire fédérale spéciale, celle que nous avons citée précédemment, et non pas du Code civil du Québec. [nos soulignés]
De plus, cet article 4(2) de la Loi confirme que la responsabilité de la Couronne dans un tel cas est une responsabilité déléguée, (vicarious), indirecte en vertu du principe respondeat superior et non pas une responsabilité directe. En effet, pour être déclaré responsable, comme nous l'avons dit plus haut, il doit être démontré qu'un ou plusieurs des préposés de la Couronne auraient pu être tenus responsables si la réclamation avait été dirigée contre eux. Dans une décision du président de cette Cour traitant de l'article 19 (c) de la Loi de la Cour de l'Échiquier, qui établissait à ce moment les conditions de la responsabilité de la Couronne et dont les principes contenus dans cette décision ont été par la suite réaffirmés dans les nouveaux articles 3(1)a) et 4(2) il fut déclaré dans Magda v. The Queen, [1953] Ex. C.R. 22, 31:
To engage the responsibility of the Crown to a suppliant under section 19(c) it must be shown that an officer or servant of the Crown, while acting within the scope of his duties or employment, was guilty of such negligence as to make himself personally liable to the suppliant, for the Crown's liability under section 19(c), if    the term liability is a precise one to apply to the Crown, is only a vicarious one. Consequently, the suppliant must allege facts from which negligence on the part of an officer or servant of the Crown may be found, that is to say, facts showing that the officer or servant of the Crown owed a legal duty, whether imposed by statute or arising otherwise, to the suppliant to take care to avoid injury to him, that there was a breach of such duty while the officer or servant was acting within the scope of his duties or employment and that injury to the suppliant resulted therefrom: vide Lochgelly and Coal Co. v. McMullan; Hay or Bourhill v. Young; The King v. Anthony.
En effet, le principe qu'un acte de négligence ne peut être considéré comme une faute engendrant une responsabilité que s'il correspond à un devoir légal d'agir a été reconnu par nos tribunaux en plusieurs circonstances, entre autres dans Canadian National Railways Co. v. Lepage, [1927] S.C.R. 575, 578, Rinfret J.:
It is a familiar principle that neglect may, in law, be considered a fault only if it corresponds with a duty to act. [nos soulignés]

Devoir légal d"agir des préposés de la Couronne lors de la conclusion d"un bail

[54]      Adopté en vertu de la Loi sur l"administration financière14, le Règlement sur les marchés de l"État15, indiquait la marche à suivre aux autorités gouvernementales quant à la conclusion de certains contrats devant intervenir entre la Couronne, par l"entremise de ses représentants dûment autorisés, et les justiciables.

[55]      Dans le cadre de la présente action, puisqu"il était question de la conclusion d"un bail, nous devons nous reporter aux articles pertinents, soit les articles 20 et 21 du Règlement16 qui se lisent comme suit:

20. (1) Une autorité contractante peut, sans l"agrément du Conseil du Trésor, conclure un bail,

     a) dans le cas d"un bail requis relativement à l"administration du ministère des Travaux publics, lorsque:
         i) le taux annuel calculé en fonction du montant à payer en vertu du bail ne dépasse pas quinze mille dollars et la durée du bail ne dépasse pas cinq ans, ou

         ii) le taux annuel calculé en fonction du montant à payer en vertu du bail dépasse quinze mille dollars mais le montant total en vertu du bail ne dépasse pas quinze mille dollars, ou

     b) en tout autre cas, lorsque

         i) le taux annuel calculé en fonction du montant à payer en vertu du bail ne dépasse pas cinq mille dollars et la durée du bail ne dépasse pas cinq ans, ou

         ii) le taux annuel calculé en fonction du montant à payer en vertu du bail dépasse cinq mille dollars mais le montant total à payer en vertu du bail ne dépasse pas quinze mille dollars et la durée du bail ne dépasse pas un an.


(2) Une autorité contractante peut, à l"expiration de la durée d"un bail prévu au sous-alinéa (i) de l"alinéa a) du paragraphe (1) ou au sous-alinéa (i) de l"alinéa (b) du paragraphe (1) concernant tous les locaux, renouveler le bail ou conclure un nouveau bail concernant ces locaux, sous réserve des dispositions prévues au paragraphe (1) en ce qui concerne le montant à payer en vertu du bail, mais en aucun cas l"autorité contractante ne peut, sans l"agrément du Conseil du Trésor, rester en possession continue des locaux pour plus de dix ans sauf si chaque bail concernant les locaux ou chaque renouvellement du bail est requis relativement à l"administration du ministère des Travaux publics et si le montant à payer en vertu de chaque semblable bail ne dépasse pas cinq mille dollars par année.

(3) En aucun cas, l"autorité contractante ne peut, sans l"agrément du Conseil du Trésor, renouveler un bail ou conclure un nouveau bail à l"égard des locaux, à l"expiration de la durée du bail, prévu au sous-alinéa (ii) de l"alinéa a) du paragraphe (1) au sous-alinéa (ii) de l"alinéa b) du paragraphe (1), concernant les locaux en question, sauf si l"ensemble des montants à payer pour la possession des locaux en vertu de chaque bail concernant les locaux et chaque renouvellement en l"espèce ne dépasse pas quinze mille dollars.

21. Aucune autorité contractante ne doit, sans l"agrément du Conseil du Trésor, conclure un bail concernant des locaux devant servir d"habitation à des fonctionnaires ou employés de Sa Majesté.

20. (1) A contracting authority, without the approval of the Treasury Board, may enter into a lease,

     a) in the case of a lease required in connexion with the administration of the Department of Public Works, where
         (i) the annual rate calculated on the basis of the amount to be paid under the lease does not exceed fifteen thousand dollars and the term thereof does not exceed five years, or
         (ii) the annual rate calculated on the basis of the amount to be paid under the lease exceeds fifteen thousand dollars but the total amount to be paid under the lease does not exceed fifteen thousand dollars; or
     (b) in any other case, where
         (i) the annual rate calculated on the basis of the amount to be paid under the lease does not exceed five thousand dollars and the term thereof does not exceed five years, or
         (ii) the annual rate calculated on the basis of the amount to be paid under the lease exceeds five thousand dollars but the total amount to be paid under the lease does not exceed fifteen thousand dollars and the term thereof does not exceed one year.

(2) A contracting authority may, upon the termination of the term of a lease described in subpararaph (i) of paragraph (a) of subsection (1) or subparagraph (i) of paragraph (b) of subsection (1) of any premises, renew the lease or enter into a new lease of those premises, subject to the provisions set out in subsection (1) respecting the amount to be paid under the lease, but in no event, without the approval of the Treasury Board, may the contracting authority remain in continuous possession of the premises for longer than ten years except if each lease of the premises or each renewal of the lease is required in connection with the administration of the Department of Public Works and the amount to be paid under each such lease does not exceed five thousands [sic] dollars per annum.


(3) In no event, without the approval of the Treasury Board, may the contracting authority, upon the termination of the term of a lease, described in subparagraph (ii) of paragraph (a) of subsection (1) or subparagraph (ii) of paragraph (b) of subsection (1) of any premises, renew the lease or enter into a new lease of those premises except if the aggregate of amounts payable for possession of the premises under each lease of the premises and each renewal thereof does not exceed fifteen thousand dollars.

21. No contracting authority shall, without the approval of the Treasury Board, enter into a lease of premises intended to be used as living quarters for offices of servants of Her Majesty.

[56]      Outre ce règlement, le Conseil du Trésor adopta à la même époque et ce, en vertu des pouvoirs conférés par la Loi sur la gestion des finances publiques de 195217 une_ordonnance quant au rejet de soumissions et quant aux informations devant être fournies par les soumissionnaires lors du dépôt de leur offre. Cette ordonnance se lit comme suit :

Government Contracts - Rejection of Tenders and Information to be Provided at Public Opening of Tenders
     ____________________________________________________________________
The Board at its meeting of May 21, 1964, decided that the procedure outlined below should be followed regarding (a) the rejection of tenders where bidders have not complied with the security requirements or where specifications have not been met, and (b) information to be given by departments at public opening of tenders.
     (i)      A tender submitted without security, where the furnishing of security is specified in the tender call, should be rejected at tender opening as it is not a tender. [nos soulignés]
     (ii)      A tender submitted with improper security is to be dealt with in the following manner. If the department considers the security to be such that the bid does not qualify as a tender and the tender which is recommended by the department [ratures omises] would not otherwise require Board approval for entry into the contract, the disqualified tender is not considered a tender and Board approval is not required for entry into the contract. If, under a similar situation, the tender recommended by the department [ratures omises] requires Board approval for entry into the contract, the submission to the Board should contain a list of bona fide tenders and a separate list showing the bids which the department considers should not be classified as tenders. As regards the latter list, if the bid is lower than the tender recommended by the department, an explanation should be given as to why in the judgment of the department, it is not considered to be a tender.
     (iii)      A tender which does not meet the specifications is to be dealt with in the same manner as a tender submitted with improper security as outlined in (ii) above. For the contracts which require Board approval, an explanation should accompany the list of bids which the department considers are not classified as tenders explaining in what respects the bid, in the judgment of the department, does not meet the specifications and is not acceptable. [nos soulignés]
     (iv)      At the public opening of tenders the general rule to be followed is that only the name and address of the bidder, the amount of the tender and an indication as to whether or not security has been furnished should be given.

[57]      Cette ordonnance est d"autant plus importante qu"elle touche directement l"acceptation de toute soumission faite suite à un appel d"offres lancé par les autorités gouvernementales et ce, que la procédure d"appel d"offres ait été imposée par une loi ou un règlement ou qu"elle ait été librement utilisée par les autorités. Elle a donc force de loi et impose un devoir légal aux préposés de la Couronne chargés, dans l"exercice de leur fonction, d"en faire l"application.

[58]      En résumé, nous pouvons donc conclure du libellé de cette ordonnance que le non respect de cette dernière par les préposés de la Couronne équivaut à une faute réglementaire susceptible de poursuite en vertu de la Loi sur la responsabilité civile de la Couronne en matière délictuelle et en matière de sauvetage18 et donc, dans le cas en l"espèce, de poursuite en responsabilité civile délictuelle et quasi-délictuelle en vertu des articles 1053 et suivants du Code civil du Bas-Canada .

[59]      La défenderesse soumet que la responsabilité de la Couronne ne peut être engagée puisque les approbations nécessaires relèvent du Conseil du Trésor lequel ne peut être assimilé à un préposé de la Couronne. Toutefois, un tel argument n"a pas été accepté par la jurisprudence qui a reconnu que la responsabilité de la Couronne pouvait être engagée lorsqu"un acte d"omission du préposé avait contribué à l"approbation du Conseil du Trésor. Tel que l"indique monsieur le juge Walsh, dans le jugement Nadeau Inc . c. La Reine 19:

Dans les présentes procédures, la demanderesse ne peut donc pas se fonder sur la décision du Conseil du Trésor d"adjuger le marché à A. Plamondon & Fils Inc., plutôt qu"à elle-même, mais il lui faut apporter la preuve que les préposés de la Couronne ont commis une faute en rédigeant leurs recommandations au Conseil du Trésor sur lesquelles celui-ci a basé sa décision, et que lesdites recommandations non seulement étaient fausses, incomplètes ou trompeuses, mais encore ont entraîné l"approbation du Conseil du Trésor et que, sans elles, celui-ci aurait accordé la préférence à son offre. Le fardeau de la preuve qui pèse sur la demanderesse est évidemment très lourd, mais, vu la décision de la Cour d"appel est en droit de tenter de s"en acquitter.
L"article 1053 du Code civil du Québec est rédigé dans les termes suivants
[...]
Ce texte n"est pas sensiblement différent des règles de préjudice du common law et la demanderesse fait valoir que les actes d" "imprudence" ou de "négligence" peuvent suffire à fonder une action en dommages-intérêts. La défenderesse s"est référée à l"article 3 (1) a) et à l"article 4(2) de la Loi sur la responsabilité civile de la Couronne rédigés respectivement dans les termes suivants:
[...]
et a prétendu que puisque aucune allégation de faute spécifique ne visait un préposé de la Couronne désigné nommément, la présente action ne pouvait pas être dirigée contre la Couronne. Je n"irai pas aussi loin en interprétant les dispositions limitatives de l"article 4(2), car il semble que la Couronne peut aussi être déclarée responsable pour un acte ou une omission de caractère collectif imputable à plusieurs de ses préposés, dont les actes ou omissions ont contribué, même dans une faible mesure, à la prétendue faute dont découle la recommandation qui, selon la demanderesse, a été la cause ou l"origine des dommages. Cette interprétation n"entraîne pas de conflit apparent entre la Loi sur la responsabilité civile de la Couronne et l"article 1053 du Code civil du Québec, tel qu"il s"applique aux faits de la présente cause.

[60]      Nous avons indiqué précédemment qu"une des exigences essentielles prévue à l"ordonnance était effectivement le dépôt d"une garantie présentée sous forme d"un montant d"argent. Une seconde exigence précisait qu"une soumission qui ne rencontrait pas les spécifications prévues au cahier de charges devait être rejetée.

[61]      De ce qui précède, nous en concluons que dès l"étape préliminaire les préposés ayant accepté, dans l"exercice de leurs fonctions, une soumission non conforme aux instructions auraient commis une faute entraînant la responsabilité de la Couronne.

[62]      Il est intéressant de constater qu"au fil des ans, le processus d"appel d"offres n"a connu que peu de modifications substantielles. Très récemment la Cour suprême dans M.J.B. Enterprises Ltd c. Construction de Défense (1951) Limitée et al.20 soulignait l"importance du respect des conditions contenues aux Instructions. Un manquement à celles-ci invalidera la soumission lorsqu"il ressort des documents que les soumissionnaires doivent s"y conformer21:

Il ressort clairement de cet examen des Instructions à l"intention des soumissionnaires et du formulaire de soumission que l"appel d"offres peut être qualifié d"offre d"examiner une soumission si cette soumission est valide. Ainsi que l"énoncent ces documents, la soumission invalide est la soumission tardive, celle qui n"est pas présentée sur le formulaire de soumission prescrit, qui apporte des changements au formulaire de soumission ou ne fournit pas les renseignements demandés, n"est pas accompagnée de la garantie de soumission, comporte un écart entre les prix, ne respecte pas les règles applicables à l"égard des sous-contrats conclus avec les gens de métier ou n"est pas conforme aux plans et au devis descriptif.
[...]
Par conséquent, aux termes des Instructions à l"intention des soumissionnaires et du formulaire de soumission, l"entrepreneur qui présente une soumission doit présenter une soumission valide, et, dans la présentation de cette soumission, il ne lui est pas loisible de négocier les conditions du dossier d"appel d"offres. Compte tenu de ce fait, il est raisonnable de déduire que l"intimée n"aurait examiné que les soumissions valides. L"acceptation par l"intimée d"une soumission non conforme serait contraire aux Instructions à l"intention des soumissionnaires qui mentionnent expressément que toute négociation en vue de faire apporter une modification doit se faire conformément aux dispositions de l"alinéa 12b). Cela irait aussi à l"encontre de toute la teneur du formulaire de soumission, qui est le seul formulaire qu"il faut présenter en plus de la garantie de soumission et qui ne permet aucune modification des plans ni du devis descriptif du dossier d"appel d"offres.

[63]      En conclusion, je voudrais préciser que dans le cadre de l"article 1053 du Code civil du Bas-Canada , lorsque les éléments constitutifs de la faute étaient rencontrés, il était nécessaire de prouver l"existence d"un dommage et d"un lien de causalité entre le dommage et la faute invoquée.

[64]      Toutefois, ma juridiction dans le cadre de ce présent dossier se limite à la détermination de l"existence d"une faute. Conformément à la directive émise par le juge Hugessen le 2 avril 1998, si j"en viens à la conclusion qu"une faute a été commise, une nouvelle audition interviendra afin de permettre aux parties de faire des représentations quant aux dommages allégués.

ANALYSE DE LA PREUVE ET APPLICATION EN L"ESPÈCE

A. Étapes applicables en matière d"acceptation d"une offre

[65]      La défenderesse fit témoigner M. J. A. Laurendeau, ingénieur, Directeur régional du Ministère des Travaux publics, responsable à l"époque de toutes les opérations au Québec. Ce témoignage est d"autant plus pertinent qu"il explique clairement le fonctionnement du Ministère des Travaux publics ainsi que le processus décisionnel menant à l"octroi de contrats gouvernementaux. J"accepte donc la grande valeur probante de son témoignage sur ce point. Je reproduis un tableau soumis par la défenderesse qui illustre les différentes étapes22.

[66]      Essentiellement, le processus d"acceptation d"un appel d"offres peut se regrouper en cinq (5) étapes soit :

     1) Première étape: planification et définition des besoins du client

[67]      La première étape est le développement d"un projet basé sur un programme approuvé. En l"espèce, le ministère-client avait fait approuver un programme de construction de stations postales à travers le Québec. La planification du programme chargé d"identifier et de formuler le programme se faisait en étroite collaboration avec le ministère-client.

     2) Deuxième étape: préparation du document d"appel d"offres

[68]      La deuxième étape commence par le travail de l"agent d"élaboration de projet (soit le témoin Bellemare dans le présent dossier) qui avait la responsabilité de développer le programme approuvé par le ministère-client et qui devait mettre sur papier un mandat transmis par la suite aux services immobiliers chargés de faire la recherche et d"obtenir les soumissions pour la réalisation du projet.

[69]      Le mandat en question fait référence à la définition des besoins du ministère-client, soit le coût du projet, le périmètre dans lequel le local devra se trouver, la grandeur en pieds carrés nécessaire, le nombre de places de stationnement requises et des besoins spécifiques quant au trafic environnant le futur emplacement, aux cours extérieures et à la méthode d"acquisition.

[70]      L"agent d"immobilier et de location était chargé de procéder à la préparation du cahier de charges. Lorsque ces documents étaient prêts et approuvés par le ministère-client, c"est alors qu"on pouvait procéder à l"appel d"offres.

[71]      Après la date limite pour le dépôt des soumissions, il y avait alors ouverture publique des offres reçues.

     3) Troisième étape: analyse détaillée des offres

[72]      Suite à l"ouverture des soumissions, on procédait à l"analyse détaillée de ces dernières et à l"analyse technique. À cette étape, seules les soumissions valables, rencontrant les exigences financières quant au dépôt d"une garantie, étaient transmises aux différents responsables chargés d"étudier et de comparer des offres reçues. Entre autre, on analysait le site proposé, on vérifiait si le soumissionnaire était propriétaire ou s"il exerçait un contrôle sur ce site et si les besoins du ministère-client était rencontrés.

[73]      Un rapport était soumis au Comité de stratégie lequel indiquait si la soumission reçue rencontrait les besoins. Il donnait également des renseignements concernant l"échéancier ainsi que les coûts engendrés.

     4) Quatrième étape: recommandation du Comité de stratégie et approbation du Conseil du Trésor

[74]      Par la suite, le Comité de stratégie envoyait sa recommandation au Ministère des Travaux publics à Ottawa qui devait alors soumettre le projet recommandé au Conseil du Trésor pour approbation.

[75]      Lorsque le projet était approuvé, le Conseil du Trésor contactait directement le Ministère des Travaux publics qui devait, par l"entremise du sous-ministre adjoint immobilier, communiquer l"approbation du Conseil du Trésor aux bureaux régionaux et particulièrement au personnel chargé du projet.

[76]      En l"espèce, la personne chargée du projet devait alors transmettre une lettre d"octroi à l"entrepreneur choisi. C"est également à cette étape qu"il était question de la préparation du bail, du raffinement des besoins du ministère-client, des discussions quant aux plans et devis de l"entrepreneur.

     5) Cinquième étape: mise en oeuvre du projet

[77]      Par la suite, le dossier se retrouvait sur le bureau des administrateurs de projet, soit le groupe d"étude et de construction qui devait veiller à la construction du projet, au respect des échéanciers, de l"obtention des permis et de l"examen des travaux pour fin d"acceptation.

[78]      Finalement, la livraison des locaux était alors complétée après que l"acceptation finale avait été faite.

B.      Disqualification de la soumission de la demanderesse

[79]      La preuve démontre23 que la soumission de la demanderesse était incomplète en ce qu"elle ne contenait pas le dépôt en garantie au montant de 2 500,00$ tel qu"exigé à l"article 5 du Chapitre B3 du cahier de charges.

[80]      Eu égard à l"ordonnance du Conseil du Trésor datée du 29 mai 1964 ci-haut décrite, je constate que c"est à bon droit que la soumission de la demanderesse fut écartée au stade de l"analyse détaillée et technique des offres.

[81]      Certes, la demanderesse a soulevé devant moi à de nombreuses reprises, le fait qu"elle a reçu des formulaires d"appel d"offres périmés lorsque son représentant M. Gauthier, s"est présenté aux bureaux du Ministère des Travaux publics et que si elle avait été correctement documentée, cette omission n"aurait jamais eu lieu puisque les bons formulaires indiquaient clairement cette exigence.

[82]      Malheureusement pour la demanderesse, je ne peux accepter cet argument puisqu"il fut démontré lors de l"audience que M. Gauthier ne s"était pas présenté au bon étage des bureaux du Ministère des Travaux publics situé au 5ième étage du 625 Avenue Président-Kennedy à Montréal malgré que cette adresse avait été clairement indiquée lors de la publication des avis d"appel d"offres. Ainsi, la demanderesse ne peut plaider sa propre turpitude afin de justifier l"intervention de cette Cour en sa faveur.

[83]      En outre, je constate également que la demanderesse n"avait pas fourni toutes les informations requises lors du dépôt de ses documents puisqu"il n"était fait mention que du coût du loyer pour une durée de vingt (20) ans.

[84]      De plus, une clause supplémentaire à l"effet que la défenderesse devait rembourser la somme de 50 000,00$ à la demanderesse avait été ajoutée24 par cette dernière.

[85]      Ayant conclu que la décision de rejeter la soumission de la demanderesse était valide, je dois décider si l"acceptation de la soumission de Belcourt était en conformité de l"ordonnance du Conseil du Trésor.

C.      Octroi du contrat à Belcourt

[86]      Comme nous l"avons vu précédemment, en vertu de l"ordonnance du Conseil du Trésor, les soumissionnaires devaient remplir les spécifications contenues au cahier de charges. Après analyse de la preuve, je conclus que c"est à bon droit que la défenderesse accepta la soumission de Belcourt. Je suis satisfaite qu"à part quelques omissions mineures elle rencontrait les spécifications exigées.

     Modifications à la soumission

[87]      La demanderesse prétend que la proposition de Belcourt n"était pas conforme aux spécifications quant à la cour, à l"entrée des employés et à l"entrée et la sortie des camions.

[88]      Le cahier de charges requérait les éléments suivants:

     Article 7 du chapitre B3:
         7. Stationnement
         Prévoir espace pour dix (10) véhicules. Espaces en arrière pour les employés des Postes.
     Article 27 du chapitre C1:
         27. Allée carrossable et cour
         L"allée donnant à la cour et terrain de stationnement sera asphaltée et aura au moins douze (12) pieds de largeur. La cour arrière et le terrain de stationnement seront également pavés et seront assez grands pour permettre le stationnement et le virage d"un camion-remorque de 50 pieds, en tout temps. Voir le plan d"enplacement [sic]. Le soumissionnaire devra prévoir un espace suffisant pour le stationnement du nombre d"automobile stipulé.


[89]      Ainsi le cahier de charges contenait peu de détails quant à la cour et au stationnement et offrait la souplesse nécessaire pour prévoir des arrangements avec le futur contractant.

[90]      À cet effet, il fut démontré que la cour arrière, telle que construite, permettait le stationnement et le virage d"un camion-remorque de 50 pieds en tout temps25 rencontrant ainsi les spécifications prévues à l"article 27.

[91]      De plus, le cahier de charges ne contenait aucune exigence particulière pour l"entrée des facteurs26 de sorte qu"aucun soumissionnaire n"y était tenu.

[92]      Quant à l"exclusivité de la cour arrière et l"entrée privée pour les facteurs, lesquels éléments n"étaient pas exigés au cahier de charges, la preuve révèle que Belcourt avait accepté ces modifications27. Ce n"est que suite à des discussions qu"il y apporte des modifications pour satisfaire le ministère-client.

[93]      Il y a eu effectivement certains correctifs apportés aux plans après l"approbation du Conseil du Trésor, ce qui explique d"ailleurs les nombreuses versions de ces derniers28. Toutefois, ces modifications n"étaient effectivement que des modifications mineures ne changeant en rien la nature du contrat et ne contrevenant nullement aux exigences contenues au cahier de charges.

     Négociation du loyer avec Belcourt

[94]      En ce qui a trait à la négociation du prix offert par Belcourt, je ne vois également aucune contravention aux exigences contenues au cahier de charges puisque ce dernier ne faisait nullement référence à un prix minimum ou maximum requis et indiquait, à son article 19 du Chapitre A1, que le ministère ne s"engageait à accepter ni la plus basse, ni aucune des soumissions reçues. Ainsi, pour autant que le soumissionnaire choisi respectait les exigences du cahier de charges, je ne vois aucune entrave à la négociation du prix offert afin que ce dernier respecte les lois du marché.

[95]      Je tiens toutefois à préciser que ma conclusion aurait été potentiellement différente dans le cas où il y aurait eu plus d"un soumissionnaire respectant les exigences du cahier de charges ainsi que l"ordonnance du Conseil du Trésor. En effet, dans de telles circonstances, le coût devient un élément important quant au choix du soumissionnaire. Toutefois, en l"espèce, aucun autre soumissionnaire ne remplissait les conditions et c"est à bon droit que les autorités ont négocié avec Belcourt puisque cela ne changeait pas l"ordre des soumissionnaires et ne préjudiciait pas un autre soumissionnaire qui n"aurait pas été disqualifé.

     Absence de documents lors de la remise de la soumission

[96]      En ce qui concerne l"option d"achat déposée lors de la clôture du dépôt des soumissions, je constate qu"à cette époque, cette dernière était tout à fait valide puisqu"elle expirait un mois après la date de clôture, soit le 24 juin 1974. D"ailleurs, une lettre datée du 14 juin 197429 fut adressée à Belcourt de la part du directeur des services immobiliers dix (10) jours avant que n"expire l"option en question afin de s"assurer du renouvellement de l"option d"achat.

[97]      Quant à la résolution de la compagnie identifiant les personnes autorisées à signer, celle-ci n"a pas été déposée avec tous les documents. Bien qu"un tel oubli aurait pu entraîner l"invalidation de la soumission, compte tenu du libellé de l"article 20 du chapitre A-1, le rejet d"une soumission sur la base de l"absence de certains documents reposait sur la discrétion des autorités administratives. Dans les circonstances, puisqu"il s"agissait que d"un élément mineur; j"en viens à la conclusion que cette discrétion fut exercée à bon droit.

[98]      Pour ces motifs, l"action de la demanderesse est rejetée avec dépens.





     "Danièle Tremblay-Lamer"

                                     JUGE


OTTAWA (ONTARIO)

Le 26 novembre 1999


__________________

     1      (1970) S.R.C. ch. C-38.

     2      Pièce D1f).

     3      Pièce D-31f).

     4      Pièce D-38.

     5      (1952) S.R.C. ch. 116 art. 5 par. 1, art. 7 et art. 39.

     6      [1977] 1 C.F. 541 (C.F. 1ère inst.).

     7      Supra note 1.

     8      [1971] R.C.S. 849.

     9      Voir: Nicholson v. Haldimand Norfolk (Regional) Police Commissioners, [1979] 1 R.C.S. 311 et Martineau v. Matsqui Institution, [1980] 1 R.C.S. 602.

     10      Supra note 1.

     11      Supra note 1.

     12      Supra, note 1.

     13      [1963] Ex. C.R. 289 aux pages 296 et suivantes. Voir au même effet: Perreault v. Canada, [1948] Ex. C.R. 416, Magda v. Canada, [1953] Ex. C.R. 22, Laberge v. Canada, [1954] Ex. C.R.369 et Meredith v. Canada, [1955] Ex. C.R. 156.

     14      (1952) S.R.C. ch. 116.

     15      DORS/64-390.

     16      Règlement sur les marchés de l"État, le 23 septembre 1965, DORS / 64-390.

     17      Supra note 5.

     18      Supra note 1.

     19      Supra, note 3 aux pp. 544-45.

     20      M.J.B. Enterprises Ltd c. Construction de Défense (1951) Limitée et al., [1999] 1 R.C.S. à la p. 641.

     21      Idem, aux pages 637 et suivantes.

     22      Piéce D-10.

     23      Pièce D-47c)

     24      Pièce D-1f).

     25      Pièce P-47.

     26      Pièces D-23a) à D-23d).

     27      Pièce D-45b).

     28      Pièce P-46

     29      Pièce D-33

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