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Date : 20001012


Dossier : T-166-00

Entre :

     LA MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     Demanderesse

     - et -

     WALTER OBODZINSKY

     (Alias Wlodzimierz ou Volodya Obodzinsky)

     Défendeur

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE


L'HONORABLE JUGE NADON


[1]      Le défendeur présente une requête en vue d'obtenir une ordonnance de suspension définitive de la procédure de révocation de citoyenneté instituée, en l'instance, par la demanderesse. La requête est basée sur l'alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, c. F-7, qui stipule que :

     50. (1) Suspension d'instance -- La Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :
         (a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal ;
         (b) lorsque, pour quelque autre raison, l'intérêt de la justice l'exige.


[2]      Les motifs suivants sont énoncés à l'appui de cette requête : l'état de santé du défendeur ne lui permet pas de participer au procès, la divulgation de son dossier de citoyenneté s'est avérée tardive et incomplète, son dossier d'immigration n'a pas été divulgué et les présentes procédures ont été instituées après un délai excessif.

[3]      Né en Pologne en 1919, le défendeur a obtenu la citoyenneté canadienne en 1955 suite à son immigration au Canada en 1946. La procédure de révocation de sa citoyenneté a débuté le 30 juillet 1999 lorsque la demanderesse a avisé le défendeur qu'elle proposait de faire rapport au gouverneur en conseil, conformément à l'article 10 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, c. C-29, à l'effet qu'il avait obtenu sa citoyenneté par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels:

     10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu'il est convaincu, sur rapport du ministre, que l'acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l'intéressé, à compter de la date qui y est fixée :
         a) soit perd sa citoyenneté ;
         b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.
     (2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l'a acquise à raison d'une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l'un de ces trois moyens.


[4]      À la suite de cet avis, le défendeur a demandé à la demanderesse de renvoyer la détermination de la question à cette Cour, comme le prévoit le paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté :

     18. (1) Le ministre ne peut procéder à l'établissement du rapport mentionné à l'article 10 sans avoir auparavant avisé l'intéressé de son intention en ce sens et sans que l'une ou l'autre des conditions suivantes ne se soit réalisée :
         a) l'intéressé n'a pas, dans les trente jours suivant la date d'expédition de l'avis, demandé le renvoi de l'affaire devant la Cour ;
         (b) la Cour, saisie de l'affaire, a décidé qu'il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.


[5]      Conformément à cet article, la demanderesse a déposé le 1er février 2000 une action dans le présent dossier alléguant que la citoyenneté du défendeur devait être révoquée, ayant été obtenue par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[6]      À l'appui de sa requête, le défendeur allègue premièrement que son état de santé précaire justifie une suspension de la procédure de révocation de citoyenneté. Âgé de 81 ans, il souffre de troubles cardiaques. La preuve soumise démontre qu'il a subi un premier infarctus en 1984, qu'il a été hospitalisé en 1993 pour un accident cérébro-vasculaire et qu'un deuxième infarctus le 19 août 1999 a nécessité à nouveau son hospitalisation. Depuis ce dernier infarctus, il est sous l'influence constante de médicaments et il est sujet à des malaises cardiaques fréquents qui peuvent survenir à l'occasion d'efforts physiques ou en raison d'émotions.

[7]      Les affidavits de deux cardiologues viennent confirmer l'état fragile de la santé du défendeur ainsi que l'impact sur sa santé que pourrait avoir un procès. Le Dr. François Sestier « [...] estime que le patient n'a pas la capacité cardio-vasculaire de préparer et subir le procès envisagé » , tandis que le Dr. Michael d'Avirro conclut que « [c]ertainly any minimal physical or emotional stress would present a great risk to this patient's health » . De plus, il est clair d'après les opinions médicales que le défendeur a de très faibles chances de voir son état s'améliorer.

[8]      Il est à noter également que la demanderesse ne conteste pas l'état de santé du défendeur. Le Dr. John H. Burgess, également cardiologue, a examiné le défendeur à la demande de la demanderesse. Dans son affidavit, il conclut pour sa part que :

     1.      The patient's health due to extensive cardiac disease is precarious. His long term outlook is poor and he is at high risk of further heart attacks and sudden death.
     2.      Any stress causes angina in this patient and therefore a risk of a coronary event - heart attack or cardiac arrest.
     3.      The impact of stress cannot be controlled in view of his advanced cardiovascular disease.
     Opinion: Mr. Obodzinsky must not be required to attend any court hearing or inquiry as this would entail a high risk of a serious cardiac complication.


[9]      Je n'ai aucune difficulté à accepter la preuve médicale soumise par les parties. Il m'apparaît évident que l'état de santé du défendeur est précaire et qu'il sera difficile, voire impossible, pour lui de participer activement aux procédures en cours sans aggraver son état. Malgré cela, il est nécessaire de déterminer si l'état de santé du défendeur justifie que les procédures de révocation soient suspendues.

[10]      À cet effet, le défendeur prétend que la continuation des procédures initiées par la demanderesse constituerait un abus grave, portant atteinte à l'intégrité du système judiciaire et créant une injustice fondamentale. Il soutient également que si les procédures devaient continuer, cela entraînerait une violation des principes de justice fondamentale prévus à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (la « Charte » ).

[11]      En ce qui concerne l'argument fondé sur la Charte, le défendeur prétend que l'avis de révocation de citoyenneté fait entrer en jeu la protection de l'article 7 en portant atteinte ou en menaçant de porter atteinte au droit à la sécurité prévu à cet article. Par conséquent, cela justifie que soit ordonnée la suspension des procédures en vertu de l'article 24 de la Charte.

[12]      La question de l'application de l'article 7 de la Charte aux procédures de révocation de citoyenneté a déjà été examinée par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Canada (Secretary of State) c. Luitjens (1992), 9 C.R.R. (2d) 149. Dans cette affaire, M. Luitjens cherchait à porter en appel une décision de la Section de première instance de cette Cour selon laquelle il avait obtenu sa citoyenneté à la suite de fausses représentations. Cet appel était contraire au libellé du paragraphe 18(3) de la Loi sur la citoyenneté selon lequel la décision de la Section de première instance était définitive et non susceptible d'appel. L'appelant soutenait que le paragraphe 18(3) n'avait pas force exécutoire puisqu'il violait l'article 7 de la Charte.

[13]      Le juge Linden, au nom de la Cour, a conclu que l'article 7 de la Charte ne s'appliquait pas aux procédures sous l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté, à la page 152 :

     Je considère que l'art. 7 ne supprime pas la force exécutoire du paragraphe 18(3). Tout d'abord, au moment où la Cour a rendu sa décision, au moins, l'art. 7 n'était pas en cause parce que l'on n'avait pas encore porté atteinte au droit de M. Luitjens "à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne". Le juge de première instance a simplement statué que M. Luitjens avait obtenu sa citoyenneté canadienne par fausse déclaration. Cette conclusion pourrait peut-être bien servir de fondement aux décisions d'autres tribunaux, qui pourraient porter atteinte ultérieurement à ce droit, mais cela n'est pas le cas de la décision dont il est question en l'espèce. Il ne s'agit donc que d'une étape d'une action qui peut aboutir ou non à la révocation définitive de la citoyenneté et à l'expulsion ou l'extradition de l'intéressé.


[14]      À la lumière de cette décision, puisque la procédure en l'espèce vise uniquement à déterminer si le défendeur a obtenu sa citoyenneté par fraude, au moyen de fausses représentations ou par la dissimulation intentionnelle de faits essentiels et non à lui retirer sa citoyenneté ou à le déporter, aucune atteinte ou menace d'atteinte au droit à la sécurité du défendeur en découle. La Charte ne s'applique donc pas en l'espèce et ne peut être utilisée par le défendeur pour obtenir la suspension des procédures en cours.

[15]      Le défendeur prétend également que la continuation des procédures initiées par la demanderesse constituerait un abus de procédure grave, portant atteinte à l'intégrité du système judiciaire et créant une injustice fondamentale. Selon lui, l'abus grave en l'espèce est le fait de le mettre en péril et de le soumettre à un processus au bout duquel sa citoyenneté risque d'être révoquée et ce, malgré son état de santé et l'impossibilité pour lui de se défendre. Le défendeur s'appuie sur la doctrine d'abus de procédure ainsi que sur l'analyse par la Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Canada (Minister of Citizenship & Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, des principes juridiques applicables à une demande de suspension des procédures en matière de citoyenneté.

[16]      Dans l'affaire Tobiass, les procédures de révocation en vertu de l'article 18(1) de la Loi sur la citoyenneté avaient été intentées contre les appelants. Puisque le ministère de la Justice n'était pas satisfait de la vitesse à laquelle les procédures avançaient, le sous-procureur général adjoint au contentieux des affaires civiles au ministère de la Justice a rencontré le juge en chef de la Cour fédérale afin de discuter des dossiers. Les discussions et les échanges de correspondance à ce sujet ont eu lieu sans qu'en soient avertis les avocats des appelants. Ceux-ci ont alors demandé la suspension des procédures, ce qui a été accordé par un juge de la Section de première instance de cette Cour qui a conclu qu'un dommage irréparable avait été causé à l'impression d'impartialité judiciaire. La Cour d'appel fédérale a ensuite annulé la suspension des procédures, et les appelants ont formé un pourvoi à la Cour suprême du Canada, qui a confirmé la décision de la Cour d'appel.

[17]      En ce qui concerne la question d'abus de procédure, je suis d'avis qu'il n'y a pas d'abus de procédure en l'espèce. Je suis d'accord avec la demanderesse que le fait qu'elle ait entrepris la procédure sous l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté ne peut être considéré comme un abus de procédure ou comme une conduite répréhensible. Le fait d'engager cette procédure n'équivaut pas à mener une poursuite de manière inéquitable ou vexatoire, même si le défendeur a des problèmes de santé. Ce n'est pas non plus parce que c'est l'État qui a entrepris la procédure qu'elle est nécessairement vexatoire. La demanderesse n'a posé aucun geste hors de l'ordinaire qui justifie que l'on qualifie sa poursuite de répréhensible. Ce sont des circonstances hors de son contrôle qui font que le défendeur se retrouve dans une situation désagréable.

[18]      Le défendeur soutient toutefois que la suspension d'instance pour abus de procédure n'est pas limitée aux cas impliquant une conduite fautive de l'État, et souligne le passage suivant de l'arrêt Tobiass, aux paragraphes 89 et 90, qui indique l'existence d'une "catégorie résiduelle" et qui énonce les critères que l'on doit satisfaire pour que la suspension soit accordée :

     Le plus souvent, on demande la suspension des procédures pour corriger l'injustice dont est victime un particulier en raison de la conduite répréhensible de l'État. Toutefois, il existe une « catégorie résiduelle » de cas où une telle suspension peut être justifiée. Le juge L'Heureux-Dubé l'a décrite de cette façon R. c. O'Connor, [1995] 4 R.C.S. 411 (C.S.C.), au par. 73:
         Cette catégorie résiduelle ne se rapporte pas à une conduite touchant l'équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d'autres droits de nature procédurale énumérés dans la Charte, mais envisage plutôt l'ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d'une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l'intégrité du processus judiciaire.
     Cette catégorie résiduelle, il faut le noter, est une petite catégorie. Dans la grande majorité des cas, l'accent sera mis sur le caractère équitable du procès.
         S'il appert que l'État a mené une poursuite de façon à rendre les procédures inéquitables ou qu'il a porté par ailleurs atteinte à l'intégrité du système judiciaire, il faut satisfaire à deux critères pour que la suspension constitue une réparation convenable. Les voici:
         (1) le préjudice causé par l'abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;
         (2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.


[19]          Je ne crois pas que la catégorie résiduelle soit en mesure d'aider le défendeur. Je ne suis pas d'accord avec l'interprétation du défendeur quant au fait que la catégorie résiduelle permette l'application de la doctrine d'abus de procédure même en l'absence de conduite répréhensible de l'État. Le juge L'Heureux-Dubé mentionne clairement qu'il doit s'agir de circonstances « dans lesquelles la poursuite est menée d'une manière inéquitable ou vexatoire » (je souligne), ce qui sous-entend l'existence d'une conduite répréhensible. De plus, si l'on continue la lecture de l'arrêt Tobiass, la Cour suprême mentionne ce qui suit au sujet des deux critères et de la catégorie résiduelle, au paragraphe 91 :

     Le premier critère est d'une importance capitale. Il reflète le caractère prospectif de cette réparation. La suspension des procédures ne corrige pas le préjudice causé, elle vise à empêcher que ne se perpétue une atteinte qui, faute d'intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l'avenir. [...] Pour cette raison, il faut satisfaire au premier critère même s'il s'agit d'un cas visé par la catégorie résiduelle. [...] Le simple fait que l'État se soit mal conduit à l'égard d'un individu par le passé ne suffit pas à justifier la suspension des procédures. Pour que la suspension des procédures soit appropriée dans un cas visé par la catégorie résiduelle, il doit ressortir que la conduite répréhensible de l'État risque de continuer à l'avenir ou que la poursuite des procédures choquera le sens de la justice de la société. Ordinairement, la dernière condition ne sera pas remplie à moins que la première ne le soit aussi - la société ne s'offusquera pas de la poursuite des procédures à moins qu'une forme de conduite répréhensible soit susceptible de persister. (je souligne)


[20]      À mon avis, l'arrêt Tobiass indique clairement que la suspension des procédures sera applicable dans le cas de procédures de révocation de citoyenneté lorsque l'on est en présence d'une conduite répréhensible. Il n'y a aucune conduite répréhensible de la part de la demanderesse en l'espèce. À mon avis, la continuation des procédures, en l'instance, n'aura pas pour effet de choquer le sens de la justice de la société.

[21]      Par conséquent, en l'absence d'abus de procédure ou même de toute conduite hors de l'ordinaire de la part de la demanderesse, je ne vois aucune raison d'ordonner une suspension des procédures sur la base de la doctrine de l'abus de procédure.

[22]      À l'appui de sa demande de suspension, le défendeur réfère également à plusieurs arrêts de droit pénal dans lesquelles une suspension des procédures a été accordée en raison de l'état de santé des accusés. Le défendeur suggère que sa situation est analogue à la situation d'un défendeur dans une cause pénale plutôt qu'à celle d'un défendeur dans une cause civile, puisque la poursuite est intentée par l'État et les droits en cause sont non-patrimoniaux. Il s'agit de droit public civil, et non de droit privé civil, qui s'apparente davantage selon lui au droit pénal.

[23]      Pour sa part, la demanderesse insiste que puisqu'il s'agit d'une simple procédure civile, l'état de santé du défendeur ou l'effet que cette procédure pourrait avoir sur la santé du défendeur n'est pas une considération justifiant une suspension des procédures. Le fait que l'État ait intenté cette action ne devrait pas non plus être déterminant. La demanderesse suggère également que les décisions pénales ont été surtout prises en fonction de l'application de l'article 7 de la Charte puisque la liberté de la personne est en jeu lors d'une accusation criminelle.

[24]      Je ne crois pas qu'il soit nécessaire que je discute en détail des causes pénales soulevées par le défendeur puisque je suis d'accord avec lui que s'il s'agissait en l'espèce d'une cause criminelle, il serait approprié d'ordonner une suspension des procédures en raison de son état de santé. En effet, l'article 7 de la Charte, qui entre en jeu lors des procédures pénales, garantit à l'accusé que les principes de justice fondamentale doivent être respectés lors de son procès, ce qui inclut le droit à une défense pleine et entière.

[25]      Cependant, en l'espèce, il ne s'agit pas d'une procédure pénale. Il a été déterminé à plusieurs reprises que la procédure intentée en vertu de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté est une procédure civile, donc une procédure à laquelle le droit à une défense pleine et entière ne s'applique pas.

[26]      Dans l'affaire Canada (Secretary of State) c. Delezos, [1989] 1 C.F. 297 (1re inst.), le défendeur avait été condamné en vertu des dispositions du Code criminel d'avoir employé un document contrefait dans sa demande de citoyenneté et cette condamnation avait eu lieu avant le renvoi sous l'article 17 (aujourd'hui l'article 18) de la Loi sur la citoyenneté. Il invoquait alors l'alinéa 11(h) de la Charte et prétendait que ce renvoi visait à le punir une deuxième fois pour la même infraction, cette fois en lui retirant sa citoyenneté. Le juge Muldoon a conclu ce qui suit à la p. 303 :

     L'intimé ne subit pas un nouveau procès à l'égard de cette infraction devant la Cour. [...] La Cour n'a pas l'intention de lui faire subir un nouveau procès. La conclusion sur laquelle les parties s'entendent n'est pas susceptible d'entraîner des conséquences pénales pour l'intimé. La Cour ne lui imposera aucune punition. Le plaidoyer et la déclaration de culpabilité constituent des éléments essentiels à la décision de savoir si l'intimé a obtenu la citoyenneté au moyen d'une fausse déclaration, par fraude ou dissimulation délibérée de faits essentiels. Il s'agit d'une enquête de caractère purement civil et non d'une poursuite en droit pénal.

[27]      Madame le juge McGillis, dans l'affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Copeland, [1998] 2 C.F. 493 (1re inst.), a tenu des propos semblables sur la nature civile des procédures de révocation à la page 510 :

     En l'espèce, je suis convaincue que les principes d'interprétation fondamentaux énoncés dans la décision Ahani c. Canada, précitée, s'appliquent en matière de citoyenneté. J'ai donc conclu que la portée de la procédure prévue à l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté doit être analysée dans le contexte des principes et des politiques qui sous-tendent les règles de droit relatives à l'immigration et à la citoyenneté, et non dans le contexte du droit criminel. En fait, comme je l'ai déjà mentionné, le juge qui préside un renvoi en vertu de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté tire uniquement une conclusion de fait concernant les circonstances dans lesquelles une personne a acquis la citoyenneté canadienne. Pour paraphraser mes propos dans la décision Ahani c. Canada, précitée, cette conclusion de fait est purement et simplement une question d'immigration. En l'espèce, je souscris à l'opinion exprimée par le juge Collier dans la décision Canada (Secrétaire d'État) c. Luitjens, précitée, selon laquelle un renvoi formé en vertu de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté est de nature civile et on doit lui appliquer la norme de la preuve en matière civile.


[28]      Dans l'affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Dueck, [1998] 2 C.F. 614 (1re inst.), le juge Noël (maintenant juge de la Cour d'appel) exprime son accord avec les propos du juge McGillis cités ci-haut et avec sa conclusion à l'effet que la procédure de révocation est une procédure civile. Il explique également, à la page 633, que la procédure de révocation prévue par l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté n'est pas de nature punitive:

     La révocation par l'État d'un privilège pour le motif que celui-ci a été acquis à l'origine par fraude, laquelle révocation est fondée sur une mesure de redressement prévue par la loi exclusivement à cette fin, n'est pas une punition. Le remède n'est pas plus punitif que ne le serait, par exemple, la mesure adoptée par une compagnie d'assurances qui poursuit en justice un assuré en vue de l'annulation du contrat pour le motif que celui-ci a été obtenu à l'origine par fraude, fausse déclaration ou dissimulation volontaire de faits essentiels. Dans l'un et l'autre cas, la mesure de redressement se limite à la révocation de quelque chose auquel l'intéressé n'a jamais eu droit.


[29]      J'ai moi-même repris ces commentaires dans l'affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Katriuk, [1999] 3 C.F. 143 (1re inst.). Le défendeur avait présenté une requête en vue d'obtenir la suspension des procédures intentées en vertu de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté. Il soutenait que la destruction ou la perte de documents par le gouvernement lui avait causé un préjudice et qu'il n'avait pas été en mesure de présenter une défense pleine et entière comme le lui garantit l'article 7 de la Charte. Après avoir étudié les commentaires précités ainsi que la décision du juge Linden dans l'affaire Luitjens, précitée, j'en suis venu à la conclusion suivante, à la page 152 :

     Étant donné que le droit "à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne" du défendeur n'est pas menacé en l'espèce, l'article 7 de la Charte ne peut être invoqué. La procédure est de nature civile et les règles de preuve pertinentes sont les [sic] celles applicables en matière civile.


[30]      Finalement, dans l'arrêt Tobiass, précité, la Cour suprême du Canada a souligné la distinction à faire entre les causes criminelles et les causes de citoyenneté. Au paragraphe 108 de la décision, la Cour mentionne ce qui suit :

     Peut-être faut-il d'abord noter que l'enjeu n'est pas le même pour les appelants en l'espèce que pour l'accusé type dans une cause criminelle classique. L'État tente de priver les appelants de leur citoyenneté, non de leur liberté. La citoyenneté canadienne est indubitablement un « précieux privilège » [...]. Cependant, pour la plupart, la liberté est plus précieuse encore. Par conséquent, les intérêts des appelants ne pèsent pas autant dans la balance que si les procédures étaient de nature purement criminelle.


[31]      À la lumière de ces décisions et en raison du fait que l'article 7 de la Charte et le droit à une défense pleine et entière ne s'appliquent pas en l'espèce, je ne suis pas prêt à appliquer aux procédures en cause les principes que l'on retrouve dans la jurisprudence pénale en ce qui concerne la suspension des procédures. Il s'agit d'une procédure civile qui doit être assujettie aux mêmes règles que toute autre procédure civile. Pour cette raison, et puisqu'il n'y a eu aucune conduite répréhensible de la part de la demanderesse susceptible de miner l'intégrité du processus judiciaire, l'état de santé du défendeur n'est pas une considération qui justifie que l'on suspende les procédures.

[32]      Le défendeur présente également des arguments basés sur le délai d'institution des procédures et sur la divulgation de ses dossiers d'immigration et de citoyenneté. En ce qui concerne le délai d'institution des procédures, il soutient que ce délai lui a été clairement préjudiciable car il est aujourd'hui trop malade pour se défendre. Par conséquent, le délai affecte son droit de se défendre ainsi que l'équité de l'audience à être tenue, et constitue un abus de la part de la demanderesse.

[33]      Il est également d'avis que la divulgation tardive des informations qu'il a demandées relativement à son dossier de citoyenneté ont contribué à l'abus en l'espèce. En effet, il a logé le 12 août 1999 une demande de communication de son dossier d'immigration et de citoyenneté de même que de son dossier à la Gendarmerie Royale du Canada. Il a obtenu la divulgation de son dossier de citoyenneté en deux parties, le 21 septembre 1999 et le 3 avril 2000. Il a également été informé du fait que son dossier d'immigration n'existait plus.

[34]      La demanderesse soumet que le délai est entièrement imputable au fait que le défendeur a caché des faits importants lors de sa demande d'admission au Canada. De plus, elle est d'avis que le défendeur n'a pas établi qu'il subirait un préjudice en raison du délai écoulé.

[35]      Une situation semblable s'est présentée dans l'affaire Katriuk, précitée. Le défendeur invoquait le retard comme élément qui aurait amplifié les problèmes que lui ont causé la non-divulgation. J'ai tenu les propos suivants à la page 159 :

     Il y a une différence entre le moment où les autorités ont pris connaissance de l'acte fautif reproché, vers 1986, celui où elles ont décidé d'engager une procédure contre son auteur, en 1996, et celui où s'est déroulée la procédure, en 1997 et 1998. Comme le ministre a établi que M. Katriuk a obtenu la citoyenneté en cachant des faits importants, tout inconvénient subi par M. Katriuk lui a été causé par ses propres actes. Le seul délai qui me préoccupe est la période écoulée entre le dépôt de la déclaration en octobre 1996 et le déroulement de la procédure en 1997-1998. Je ne puis conclure qu'un délai déraisonnable a nui au défendeur en l'espèce.


[36]      En l'espèce, l'avis de révocation a été envoyé au défendeur le 30 juillet 1999 et les procédures de renvoi à cette Cour ont débuté le 1er février 2000. Tout comme dans l'affaire Katriuk, précitée, je ne suis pas prêt à conclure que le délai qui courre depuis l'institution des procédures est déraisonnable et a nui au défendeur. Certes, l'état de santé du défendeur s'aggrave avec le temps, mais cela est dû à la progression de ses problèmes cardiaques, et non au délai des procédures en l'espèce. Ce n'est, à mon avis, qu'une coïncidence que l'état de santé du défendeur soit tel qu'il est à ce stage-ci de la procédure de révocation. Ce n'est pas à cause d'un délai déraisonnable que le défendeur éprouve des difficultés à participer au procès et à se défendre, c'est à cause de sa santé. Ses problèmes de santé ne sont pas attribuables à une faute de la demanderesse. À mon avis, le défendeur n'a pas démontré que le délai dans les procédures lui cause préjudice.

[37]      Enfin, le défendeur prétend que la destruction de son dossier d'immigration constitue également un abus puisque qu'il ne peut accéder à ce dossier, qui pourtant est directement pertinent à la question d'une fausse déclaration. Il maintient qu'en l'absence de ce dossier, la poursuite est abusive et inéquitable. Le défendeur s'appuie sur les arrêts R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80 et R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680, qui traitent de la perte ou destruction de preuve.

[38]      J'ai également traité de la question de la destruction du dossier d'immigration dans l'affaire Katriuk, précitée. M. Katriuk alléguait que la destruction de son dossier d'immigration, détruit conformément à une politique gouvernementale, lui avait causé un préjudice en l'empêchant de présenter une défense pleine et entière. Après avoir conclu qu'il s'agissait d'une procédure civile, et donc que l'article 7 de la Charte et le droit à une défense pleine et entière ne s'appliquaient pas, j'ai eu l'occasion d'étudier les arrêts Carosella et La, précités. À mon avis, l'arrêt Carosella ne s'appliquait pas puisqu'il s'agissait de destruction délibérée du contenu de dossiers en vue de faire obstruction à la justice, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Quant à l'arrêt La, le raisonnement de la Cour suprême indiquait qu'en cas de perte ou destruction d'un élément de preuve qui aurait dû être divulgué, le ministère public avait l'obligation de donner une explication satisfaisante des circonstances dans lesquelles la preuve a été perdue afin de satisfaire à son obligation de divulgation, et que même la perte d'un élément de preuve pertinent ne constituait pas une violation de l'obligation de divulgation si la conduite de l'État était raisonnable.

[39]      À la suite de cette analyse et en considérant les faits applicables, j'en suis venu à la conclusion suivante, aux pages 155-156 :

         En l'espèce, la preuve produite par le ministre a établi que les dossiers gouvernementaux inactifs étaient habituellement détruits et que rien ne laissait croire qu'une procédure judiciaire serait un jour engagée relativement au statut du défendeur en ce qui concerne l'immigration et la citoyenneté. Quant à la pertinence de la preuve, les documents manquants auraient eu la même valeur et auraient été aussi déterminants pour les deux parties. Aucune partie n'a pu avoir accès à la demande de visa du défendeur, de sorte qu'elles ont toutes les deux été défavorisées par l'absence de cet élément. [...]
         Étant donné que le défendeur a obtenu le statut d'immigrant reçu en 1951 et la citoyenneté canadienne en 1958, je ne vois pas en quoi un fonctionnaire du gouvernement aurait fait preuve de négligence en n'accordant plus d'importance à la formule de demande d'immigration du défendeur. À l'époque, il n'existait aucune allégation de fausses déclarations contre le défendeur et son nom n'avait pas encore été mentionné en rapport avec des allégations comme celles contenues dans les documents de la Commission Deschênes [Commission d'enquête sur les criminels de guerre]. Par conséquent, il n'existait aucune raison de considérer la preuve comme pertinente au moment où elle a été détruite. De toute façon, je ne suis pas convaincu que la destruction courante de dossiers inactifs du gouvernement constitue de la négligence de la part du gouvernement.


[40]      Je suis d'avis que le même raisonnement s'applique en l'espèce et que la destruction du dossier d'immigration du défendeur ne justifie pas la suspension des procédures.

[41]      En conclusion, je suis d'avis que l'intérêt de la justice tel que mentionné à l'alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale n'exige pas que les procédures en l'espèce soient suspendues en raison de l'état de santé du défendeur, du délai d'institution des procédures ou de la non-divulgation de son dossier d'immigration.

[42]      Pour ces motifs, la requête présentée par le défendeur en vue d'obtenir la suspension de l'instance est rejetée.



     Marc Nadon

     Juge


OTTAWA (Ontario)

le 12 octobre 2000

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