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Date : 20190503


Dossier : T-752-17

Référence : 2019 CF 574

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 3 mai 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

INTERNORTH LTD

demanderesse

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par le délégué du ministre à l’Agence du revenu du Canada, qui a refusé de recommander au gouverneur en conseil la remise de la dette fiscale de la demanderesse. Le délégué du ministre a principalement fondé sa décision sur le défaut par la demanderesse d’avoir interjeté appel alors qu’elle aurait pu le faire. Ce recours était depuis longtemps forclos lorsque la demanderesse a déposé la demande de remise. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire est raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II.  Contexte

[2]  Internorth Construction Company (ICC) a été constituée en personne morale en janvier 1998. Son activité principale était la construction d’installations de taille moyenne et grande et la prestation de services d’architecture, d’ingénierie, de construction et de développement. La demanderesse, Internorth Ltd [Internorth], une société liée, a été constituée en personne morale en juin 2003 pour gérer et administrer les projets de construction d’ICC. À ce moment, ICC avait connu d’importantes difficultés financières et n’avait pas versé toutes ses retenues à la source tel que requis. Marvin Marshall était le seul actionnaire et administrateur d’Internorth, ainsi que l’actionnaire majoritaire et l’administrateur d’ICC.

[3]  Au printemps 2004, Internorth et ICC ont fait l’objet d’une vérification par un examinateur des fiducies de l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] pour les retenues à la source non versées pour la période allant du 7 juin 2003 au 31 décembre 2004. À la suite de cette vérification, le ministre a annulé les avis de cotisation sur les comptes de retenues sur la paye d’ICC pour la période postérieure au 6 juin 2003, mais a émis des avis de cotisation à Internorth pour avoir omis de verser les retenues à la source. La cotisation s’élevait à 472 610,44 $ pour les retenues à la source non versées, incluant la pénalité et les intérêts imposés en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl.) [la LIR].

[4]  En réponse, Internorth a déposé un avis d’opposition en juin 2004. Toutefois, un an et demi plus tard, soit le 6 novembre 2005, l’ARC a confirmé la cotisation concernant les retenues à la source, pour laquelle Internorth n’a pas interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt (CCI). Internorth disposait de 90 jours pour interjeter appel de plein droit (jusqu’au 6 février 2006), avec la possibilité de demander une autre année de prorogation, dont l’approbation est discrétionnaire. Toutefois, tous les délais de prescription ont expiré le 6 février 2007 (LIR, alinéa 167(5)a)).

[5]  En avril 2007 (après l’expiration de tous les délais de prescription prévus pour interjeter appel), le ministre, en vertu du paragraphe 227.1(1) de la LIR, a délivré un avis de cotisation contre M. Marshall personnellement, à titre d’administrateur d’Internorth [cotisation fondée sur la responsabilité des administrateurs], pour un montant de 296 094,96 $,  une fois de plus en raison des retenues à la source non versées par Internorth. En octobre 2007, M. Marshall a déposé un avis d’opposition. L’ARC a par la suite confirmé la cotisation fondée sur la responsabilité des administrateurs. Contrairement à Internorth, M. Marshall a interjeté appel de la cotisation fondée sur la responsabilité des administrateurs, qui a été entendue par la CCI en juillet 2008. Il a affirmé qu’Internorth n’avait pas d’employés et que, par conséquent, il ne devrait pas, à titre d’administrateur, avoir fait l’objet d’une cotisation fondée sur le paragraphe 153(1) de la LIR.

[6]  M. Marshall a obtenu gain de cause : en janvier 2012, le juge Webb de la CCI (tel était alors son titre), dans Marshall c. La Reine, 2012 CCI 21, a annulé la cotisation fondée sur la responsabilité des administrateurs au motif que Internorth a) n’avait pas d’employés; b) n’avait pas, selon la preuve, rémunéré les employés d’ICC; c) et que, même si Internorth payait effectivement les employés d’ICC, elle ne faisait [traduction« qu’acheminer » les fonds en tant qu’agent d’ICC.

[7]  En juin 2014, Internorth a présenté une demande de remise des retenues à la source. En mai 2016, une analyste des politiques de la Section des remises et délégations, Direction de la politique législative, Direction générale de la politique législative et des affaires réglementaires de l’ARC [Mme R], a fait parvenir plusieurs questions à un collègue par courriel à la suite de sa révision de l’examen des comptes de fiducie. Monsieur P, gestionnaire de la section des comptes en fiducie du recouvrement des recettes, a répondu à ses questions [les noms furent caviardés intentionnellement].

[8]  Mme R a préparé un mémoire daté du 13 janvier 2017 à l’intention du Comité de remise au sujet de la demande d’Internorth. Le Comité de remise a recommandé que la demande soit rejetée.

[9]  Le délégué du ministre, le sous-commissaire de la Direction générale de la politique législative et des affaires réglementaires et l’ARC ont souscrit à la recommandation du Comité de remise et ont rejeté la demande de remise des retenues à la source non versées. C’est cette décision qui est l’objet du présent contrôle judiciaire (la décision).

III.  Questions en litige et positions des parties

[10]  La présente demande ne soulève qu’une seule question, soit celle du caractère raisonnable de la décision. Étant donné la nature discrétionnaire d’une décision rendue en vertu du paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11 (LGFP), il faut faire preuve d’une déférence considérable à l’égard de la décision de remise du délégué du ministre (Escape Trailer Industries Ltd c. Canada (Procureur général), 2019 CF 31, au paragraphe 17; voir également Twentieth Century Fox Home Entertainment Canada Limited c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 25, conf. 2012 CF 823).

A.  Les positions des parties

[11]  La demanderesse fait valoir plusieurs motifs selon lesquels la Cour devrait juger la décision déraisonnable. La demanderesse soutient que certaines conclusions de fait communiquées par M. P à Mme R étaient déraisonnables parce qu’elles n’étaient pas étayées par les documents fournis, et plus particulièrement, par la conclusion tirée par la CCI dans l’arrêt Marshall (dans lequel l’appel interjeté par M. Marshall relativement à l’annulation de la cotisation fondée sur la responsabilité des administrateurs a été accueilli). La demanderesse s’appuie également sur l’arrêt Barry c. La Reine, 2009 CCI 508, pour faire valoir qu’il était raisonnable pour M. Marshall de croire que la décision rendue par la CCI quant à son appel visant à annuler la cotisation fondée sur la responsabilité des administrateurs s’appliquerait nécessairement à Internorth.

[12]  La demanderesse affirme en outre que la nature des fonds, à savoir les retenues à la source non versées, a été utilisée de façon déraisonnable pour justifier le rejet de la demande de remise malgré le fait que la demanderesse n’avait pas d’employés à l’époque, ni l’obligation de percevoir ou de verser les retenues à la source au titre du paragraphe 153(1) de la LIR. En ce qui concerne l’application du paragraphe 23(2) de la LGFP aux faits, la demanderesse soutient qu’il serait dans l’intérêt public d’accueillir la demande de remise afin de s’assurer que le ministre respecte un système approprié de contrôle et de vérification avant de placer les contribuables en situation de faillite, d’éliminer des emplois et autres conséquences pratiques semblables. La demanderesse affirme qu’elle a effectivement cessé ses activités en raison de son incapacité de poursuivre celles-ci à cause des mesures de recouvrement prises par le ministre pour les retenues à la source non versées. La demanderesse soutient qu’elle n’était pas en mesure d’interjeter appel en raison de la fin de ses activités. Par conséquent, accueillir la demande de remise de la demanderesse comporte un intérêt public élevé.

[13]  Le défendeur conteste le fait qu’Internorth utilise la procédure de remise pour proroger les délais de prescription habituels relatifs aux appels prévus par la loi pour les différends fiscaux, et que les dispositions discrétionnaires de la LGFP ne peuvent pas être utilisées pour proroger les délais de prescription prévus par la loi quant aux appels (Parmar c. Canada (Procureur général), 2018 CF 912, aux paragraphes 66‑68). Les cotisations fiscales doivent plutôt être portées en appel au moyen du processus d’appel fiscal prévu par la loi (Pay Audio Services Limited Partnership c. Canada (Revenu national), 2018 CF 494, au paragraphe 33).

[14]  En ce qui concerne la décision elle-même, le défendeur souligne que les décisions de remise sont hautement discrétionnaires et doivent donc, en contrôle judiciaire, faire l’objet d’un degré important de déférence. Il n’y a tout simplement aucun motif sur lequel la Cour peut se fonder pour réviser la décision selon la norme de la décision correcte, ce qui, en fait, est ce que demande la demanderesse. La Cour doit plutôt examiner « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[15]  En ce qui concerne l’allégation selon laquelle le ministre a mal appliqué le paragraphe 23(2) de la LGFP aux faits, le défendeur souligne que les conclusions dans l’arrêt Marshall étaient fondées sur la preuve et les arguments présentés à la CCI et dont le délégué du ministre n’était pas saisi au moment de sa décision. L’arrêt Marshall est donc distinct et ne s’applique pas à la cotisation concernant les retenues à la source, ni à l’évaluation de la remise. Le défendeur soutient en outre que le ministre a conclu de façon raisonnable qu’il n’y avait pas de mesure erronée de la part de l’ARC ni de difficultés financières comportant des circonstances atténuantes justifiant une remise.

[16]  Toutefois, le défendeur ne prétend pas que la décision est parfaite, il concède que le délégué du ministre a commis une erreur en tirant une conclusion distincte dans sa décision concernant la caractérisation des montants réputés être détenus [traduction« en fiducie ». Le défendeur reconnaît que la CCI a conclu dans l’arrêt Marshall qu’Internorth ne payait pas elle-même les employés et qu’elle n’était pas responsable des retenues à la source et que, par conséquent, les fonds appliqués à cette dette ne pouvaient pas être qualifiés de fonds en fiducie présumés.  Bien que le fait de décrire les fonds comme étant détenus [traduction« en fiducie » n’était pas une description exacte, cela ne remet pas en cause le caractère raisonnable de la décision et, en particulier, la justification du refus d’accorder la remise par le délégué du ministre.

[17]  Enfin, le défendeur soutient qu’Internorth adopte des positions incohérentes et intenables dans ce litige. Premièrement, en ce qui concerne le contrôle judiciaire, elle a soulevé de nouveaux motifs qui n’ont pas été soulevés dans sa demande de remise, à savoir les difficultés financières extrêmes, le revers financier et les résultats imprévus de la législation fiscale.  Deuxièmement, la demanderesse se contredit : d’une part, elle prétend avoir subi des difficultés financières extrêmes en raison de la mesure de recouvrement de l’ARC qui l’a obligée à cesser ses activités et a causé des pertes d’emploi, mais, d’autre part, elle fonde son allégation sur le fait qu’elle n’a jamais eu d’employés et que, par conséquent, elle ne doit aucun montant d’argent pour les retenues à la source.

IV.  Analyse

[18]  Après avoir examiné le dossier en tenant compte des positions des parties, je ne vois aucune raison d’intervenir. La décision était raisonnable.

[19]  Je commencerai l’analyse par un aperçu du contexte législatif et stratégique de la présente affaire.

[20]  Un décret de remise est une mesure extraordinaire qui permet au gouverneur en conseil, sur recommandation du ministre compétent, d’accorder un allègement complet ou partiel de l’impôt, des intérêts, des pénalités ou d’autres dettes, dans les rares cas où il serait justifié d’accorder un allègement, mais que cela ne peut pas être fait en vertu des lois actuelles (Fink c. Canada (Procureur général), 2018 CF 936, au paragraphe 12). Le pouvoir prévu par la loi permettant d’accorder un décret de remise est énoncé au paragraphe 23(2) de la LGFP :

Remise de taxes ou de pénalités

Remission of taxes and penalties

(2) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut faire remise de toutes taxes ou pénalités, ainsi que des intérêts afférents, s’il estime que leur perception ou leur exécution forcée est déraisonnable ou injuste ou que, d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise.

 

(2) The Governor in Council may, on the recommendation of the appropriate Minister, remit any tax or penalty, including any interest paid or payable thereon, where the Governor in Council considers that the collection of the tax or the enforcement of the penalty is unreasonable or unjust or that it is otherwise in the public interest to remit the tax or penalty.

 

[21]  Dans l’arrêt Première Nation Waycobah c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 191, la Cour d’appel fédérale a commenté les termes très larges « déraisonnable ou injuste » et « contraire à l’intérêt public » énoncés au paragraphe 23(2) de la LGFP :

[18]  […] Il s’agit de termes très larges qui permettent au ministre de prendre en considération l’effet général qu’aurait une remise, y compris – par exemple – l’intérêt public à l’égard de l’intégrité du système fiscal, de sa bonne administration et de l’équité à l’égard des autres contribuables. Le décideur doit considérer les intérêts divergents pour déterminer si, à la lumière des faits particuliers, la perception de la taxe serait déraisonnable, injuste ou contraire à l’intérêt public.

[22]  Bien que le paragraphe 23(2) de la LGFP fournisse un cadre général non limitatif sur ce que les législateurs avaient clairement l’intention de permettre au ministre, il existe des lignes directrices en matière de politique qui, en plus de la jurisprudence, aident les fonctionnaires à déterminer à quel moment la perception de l’impôt ou l’application des pénalités pourrait être perçue comme déraisonnable, injuste ou contraire à l’intérêt public. Plus précisément, le Guide sur la remise de l’ARC [les Lignes directrices] aide les fonctionnaires de l’ARC à prendre ces décisions. Les Lignes directrices décrivent un décret de remise comme étant :

[…] une mesure extraordinaire qui permet au gouvernement fédéral d’accorder un allègement à une personne lorsque le résultat souhaité ne peut être atteint dans le cadre de la loi applicable, au moyen d’une cotisation ou d’une autre mesure. En général, tous les moyens prévus par la loi doivent être épuisés avant qu’une dispense de remise ne soit envisagée, c’est-à-dire le dépôt d’un avis d’opposition ou d’un appel devant les tribunaux, ou la demande de tout recours en vertu d’une convention fiscale (à la page 5).

[23]  Chaque demande de remise doit être évaluée en fonction de son bien-fondé. Les Lignes directrices aident les fonctionnaires de l’ARC dans leur évaluation, en fonction de caractéristiques communes d’affaires antérieures qui fournissent un cadre dans lequel une remise pourrait être envisagée : 1) une situation financière extrêmement difficile; 2) un revers financier combiné à des facteurs atténuants; 3) des mesures ou des conseils erronés de la part des fonctionnaires de l’ARC et 4) des résultats imprévus résultant des lois fiscales. Les Lignes directrices ne couvrent pas toutes les circonstances. Il faut faire preuve en tout temps de bon jugement et il faut tenir compte de tous les facteurs pertinents (Lignes directrices, à la page 9).

[24]  Dans le cas présent, Internorth a présenté une demande de remise en raison de mesures ou de conseils erronés de la part des fonctionnaires de l’ARC. Les Lignes directrices indiquent à la page 12 que la remise sur cette base sera prise en considération s’il [traduction] « n’aurait pas été raisonnable de s’attendre à ce que la personne prenne des mesures en temps opportun pour éviter ou minimiser la taxe (ou pour percevoir et remettre la taxe […]) » et [traduction« si des fonctionnaires de l’ARC ont commis une erreur dans l’établissement de la cotisation, l’erreur doit avoir été manifeste au moment de la cotisation (en supposant que tous les faits pertinents étaient connus), et non à la lumière d’événements subséquents, comme une décision d’un tribunal qui infirme l’interprétation courante sur laquelle la cotisation est fondée ».

[25]  En l’espèce, l’argument principal de la demanderesse repose sur certaines communications entre Mme R., M. P, et les fonctionnaires de l’ARC, lors desquelles M. P, en répondant aux questions de Mme R, n’a pas tenu compte des conclusions tirées par la CCI dans les décisions Marshall et Barry.

[26]  Je ne suis pas de cet avis. Tout d’abord, dans la décision Barry, bien que la CCI ait conclu que « [l]’appelant a le droit de contester l’exactitude des cotisations sous‑jacentes établies », cela s’inscrivait dans le contexte d’une requête présentée par l’avocat en vue d’obtenir une ordonnance obligeant le représentant du défendeur à répondre aux questions et à produire des documents à l’interrogatoire préalable, qui a par la suite été accordée. Par conséquent, le contexte de Barry était complètement différent de celui de la présente affaire.

[27]  Quant à la décision Marshall, le juge Webb s’est appuyé sur la décision Barry selon laquelle l’appelant pouvait soulever la question de l’exactitude de la cotisation d’Internorth pour contester la cotisation fondée sur la responsabilité des administrateurs quant aux retenues à la source non versées. La CCI a fondé son analyse sur la question de savoir si Internorth payait les employés d’ICC. La CCI a conclu ce qui suit :

[52]  J’estime que l’appelant a présenté une preuve prima facie de l’inexactitude de l’hypothèse voulant qu’Internorth ait payé les employés d’ICC. La charge de la preuve passe donc à l’intimée, à qui il appartient par conséquent de produire des preuves à l’appui de l’hypothèse voulant qu’Internorth ait payé les employés d’ICC. L’intimée n’a produit aucun élément permettant de réfuter cette preuve prima facie.

[53]  Par conséquent, doit être retenue la thèse de l’appelant en ce qui concerne la question de savoir si Internorth a payé les employés d’ICC, et je conclus en l’espèce qu’Internorth n’a pas payé les employés d’ICC. Cela dit, si Internorth n’a versé aucun salaire, Internorth n’était pas responsable des retenues à la source, et la cotisation établie à l’égard de l’appelant en sa qualité d’administrateur d’Internorth est annulée.

[28]  Les conclusions tirées dans la décision Marshall étaient fondées sur la preuve et les arguments présentés au juge du procès dans cette affaire. Dans cette décision, la CCI a conclu que l’intimé « n’a produit aucun élément permettant de réfuter cette preuve prima facie ». Toutefois, la situation d’Internorth diffère fondamentalement de celle dont il était question dans Marshall, laquelle concernait un contribuable particulier. Internorth, contrairement à son administrateur, M. Marshall, n’a pas interjeté appel dans le délai prévu par la loi. Étant donné qu’il s’est écoulé environ 12 ans depuis l’expiration de tous les délais de prescription pour interjeter appel, on ignore quels éléments de preuve et arguments auraient pu être présentés par la demanderesse, ou encore si la CCI en serait arrivée à la même conclusion si Internorth avait contesté sa responsabilité au moment opportun. L’exactitude des cotisations fiscales établies qui ont entraîné la dette fiscale échappe à la compétence de la Cour. La Cour canadienne de l’impôt a compétence exclusive pour examiner l’exactitude d’une cotisation. (Matthew c. Canada (Procureur général), 2017 CF 538, au paragraphe 16).

[29]  Je souligne également que, bien que la CCI ait indiqué dans la décision Marshall qu’Internorth n’avait aucune responsabilité à l’égard des retenues à la source et qu’elle ait explicitement indiqué que la cotisation de M. Marshall à titre d’administrateur d’Internorth était annulée, elle n’a pas dit que la cotisation sous-jacente établie à l’égard de la demanderesse (c.‑à‑d. Internorth Ltd) était également annulée (Marshall, au paragraphe 53). Cette responsabilité contre la demanderesse est demeurée en suspens et n’a pas été modifiée de quelque façon que ce soit par la décision du juge du procès en faveur de M. Marshall, une personne distincte en vertu de la LIR. En effet, le paragraphe 152(8) de la LIR mentionne clairement que les cotisations sont jugées valides et exécutoires, à moins qu’elles ne soient modifiées ou annulées en raison de contestations autorisées en vertu de la LIR, y compris au moyen d’une opposition, ou d’un appel de novo de la CCI que chaque contribuable peut déposer dans les 90 jours suivant la confirmation de la cotisation par le ministre (paragraphe 169(1), LIR), et d’une année supplémentaire en vertu d’une ordonnance de la Cour autorisant une prorogation du délai (alinéa 167(5)a), LIR).

[30]  La jurisprudence indique clairement que le processus de remise ne devrait pas être utilisé pour [traduction« outrepasser ou contourner » le processus d’appel ou être utilisé comme mécanisme pour contester une cotisation fiscale. Dans l’arrêt Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, au paragraphe 81, la Cour d’appel fédérale a souligné l’importance de préserver l’intégrité et l’efficacité du système de cotisation et d’appel en matière fiscale :

[…]  Le Parlement a édifié une structure complexe pour assurer le traitement d’une multitude de revendications se rapportant au fisc, et cette structure s’appuie sur un tribunal spécialisé et indépendant, la Cour canadienne de l’impôt. On ne saurait permettre que le contrôle judiciaire serve à créer une nouvelle forme de procédure connexe destinée à contourner le système d’appel établi par le Parlement en matière fiscale ainsi que la compétence de la Cour de l’impôt. Dans ce contexte, le contrôle judiciaire devrait demeurer un recours de dernier ressort.

[31]  Le délégué du ministre, conformément à l’arrêt JP Morgan, a fait remarquer que [traduction« l’ARC maintient depuis longtemps la position selon laquelle le processus du décret de remise ne devrait pas être utilisé comme une étape supplémentaire ou parallèle au processus d’appel déjà établi en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR) pour établir l’exactitude d’une cotisation ou d’une nouvelle cotisation ». Dans la décision, le délégué du ministre a souligné quatre facteurs clés : i) l’ARC a établi des avis de cotisation à l’égard Internorth et des exigences subséquentes en matière de paiement pour avoir omis de verser les retenues à la source en 2004; ii) la demanderesse a déposé un avis d’opposition; iii) la cotisation concernant les retenues à la source a été confirmée par le ministre en 2005, et, plus important encore, iv) aucun appel à la CCI n’a été déposé.

[32]  Le délégué du ministre a également souligné que ce n’est qu’en avril 2007 que l’ARC a établi une cotisation fondée sur la responsabilité des administrateurs à l’égard de M. Marshall, qui a déposé une opposition et a obtenu gain de cause devant la CCI. M. Marshall a peut-être cru à tort que le fait d’interjeter appel de la cotisation fondée sur la responsabilité des administrateurs signifiait également que la cotisation relative à la retenue à la source d’Internorth avait été dûment soumise à la CCI, même si son calcul quant au délai était erroné. Cela s’explique par le fait que le délai pendant lequel Internorth aurait pu interjeter appel a expiré avant que la cotisation fondée sur la responsabilité des administrateurs a été établie, soit en février 2007, compte tenu des délais de prescription de 90 jours et d’un an susmentionnés (à savoir le paragraphe 169(1) et l’alinéa 167(5)a) de la LIR). Autrement dit, Internorth ignorait tout de la cotisation fondée sur la responsabilité des administrateurs visant M. Marshall lorsque ses recours en appel pour la cotisation relative à la retenue à la source ont expiré en février 2007.

[33]  À mon avis, le délégué du ministre a conclu de façon raisonnable qu’aucune circonstance ayant pu empêcher Internorth d’interjeter appel auprès de la CCI pour contester la cotisation sous-jacente dans les délais prévus par la loi n’a été mise en preuve. La demanderesse laisse plutôt simplement entendre qu’une entreprise qui n’exerce plus ses activités ne peut interjeter appel à l’égard d’une opposition infructueuse concernant une cotisation fiscale. Toutefois, je constate que la demanderesse n’a fourni aucun motif et n’a cité aucune jurisprudence pour étayer cette allégation.

[34]  En ce qui concerne la jurisprudence, l’affaire Parmar est semblable à la présente affaire, même si elle traite d’une disposition discrétionnaire différente de la LIR. Dans l’affaire Parmar, la demanderesse, Canpar, a présenté au ministre une demande d’annulation d’une pénalité pour faute lourde qui lui était imposée en s’appuyant sur le fait que son appel relatif à cette même pénalité pour faute lourde imposée en vertu de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E‑15 avait été accueilli. Canpar a souligné qu’il serait injuste que la pénalité soit maintenue en vertu de la LIR, étant donné que la CCI avait auparavant annulé la pénalité prévue par la Loi sur la taxe d’accise. Toutefois, la juge Kane a conclu qu’il était raisonnable pour le ministre de refuser d’accorder un redressement puisque la demanderesse avait fait défaut de démontrer son incapacité à s’opposer à la cotisation fiscale ou d’en appeler (aux paragraphes 65‑68). En examinant le rôle de la CCI dans un appel en matière fiscale et celui de la Cour fédérale dans l’examen d’une décision discrétionnaire, elle a conclu ce qui suit :

[53]  Si Canpar avait interjeté appel de la pénalité pour faute lourde imposée en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu devant la CCI, cette dernière aurait eu l’occasion d’examiner l’argument de Canpar voulant qu’elle n’ait pas eu l’intention requise pour justifier l’imposition de la pénalité. Canpar n’a pas interjeté appel. Bien que les pénalités imposées en vertu des deux lois puissent viser le même méfait (c’est-à-dire une faute lourde concernant le respect de l’obligation prévue par la loi de déclarer certaines opérations) la question en litige dans le présent contrôle judiciaire n’est pas de savoir si la conduite de Canpar satisfaisait au critère à remplir pour conclure à une faute lourde.

[…]

[58]  Comme il a été mentionné auparavant, le rôle de la Cour dans le présent contrôle judiciaire consiste à décider si la décision rendue par le délégué du ministre de refuser de renoncer à la pénalité est raisonnable, et non à décider si la pénalité aurait dû être imposée au départ.

[Renvois omis.]

[35]  Dans la présente affaire, comme dans l’affaire Parmar, la demanderesse conteste l’issue après avoir omis d’interjeter un appel. Le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire consiste à déterminer si la décision rendue par le délégué du ministre est raisonnable, et non de déterminer s’il a pris une bonne décision relativement à la demande de remise ou si la responsabilité aurait dû être imposée au départ.

[36]  Afin de décider s’il y a lieu de recommander une remise, le ministre a suivi les Lignes directrices pour évaluer si plusieurs facteurs justifiaient la prise de mesures spéciales, notamment à savoir si les fonctionnaires de l’ARC avaient pris des mesures erronées ou s’il y avait eu un revers financier avec des circonstances atténuantes et si l’octroi de la remise serait dans l’intérêt public.

[37]  Il n’est pas illégitime pour le décideur administratif de fonder sa décision sur des lignes directrices valides et non exhaustives, formulées de manière à constituer un cadre pour la prise de décisions afin d’assurer une certaine cohérence dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire, il ne peut considérer les lignes directrices comme des règles de droit, énonçant de manière exhaustive les facteurs à prendre en compte dans l’exercice du large pouvoir discrétionnaire que la loi lui confère (Waycobah, au paragraphe 28). En l’espèce, ce ne fut pas le cas.

[38]  Le délégué du ministre a plutôt examiné si la demanderesse avait démontré qu’elle n’aurait pas pu raisonnablement prendre des mesures dans les délais requis pour régler le problème par la voie législative. Le délégué du ministre a conclu qu’aucune circonstance n’a été soumise en preuve pour démontrer qu’Internorth a été empêchée d’interjeter un appel à la CCI pour contester la cotisation sous-jacente dans les délais prescrits.

[39]  La conclusion du délégué du ministre était raisonnable compte tenu de la loi et des Lignes directrices (paragraphe 23(2) de la LGFP). Bien que le ministre ait conclu que les paiements ayant été appliqués pour régler la dette de la demanderesse relative aux retenues à la source auraient causé un revers financier à Internorth, il a conclu qu’il n’y avait aucune circonstance atténuante justifiant l’octroi d’une remise. Il s’agissait également d’une conclusion raisonnable;

[40]  Bien que la situation de la demanderesse soit malheureuse, il incombait à celle-ci d’interjeter appel de la cotisation des retenues à la source non versées dans le délai prévu par la loi, même si elle considère que le résultat est injuste. Une fois de plus, la décision Parmar énonce ce qui suit :

[51]  En l’espèce, Canpar souhaite et espère faire l’objet d’un traitement équitable. L’issue du présent contrôle judiciaire ne répondra pas à cette attente. Le rôle de la Cour ne consiste pas à décider de ce qui est équitable, mais à juger s’il était raisonnable (selon le sens donné à ce terme dans le cadre du droit administratif) pour le délégué du ministre, en application du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, de refuser d’accorder l’allègement pour les contribuables. Comme la cour l’a expliqué dans la décision Takenaka, au paragraphe 37 :

Le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire n’est pas d’établir ce qui est juste dans les circonstances, mais plutôt si la décision du délégué est raisonnable au sens juridique de la norme décrite ci-dessus. Il couvre une vaste gamme d’issues qui peuvent subjectivement sembler injustes [...]

[Souligné dans l’original.]

[41]  La décision discrétionnaire de recommander ou non une remise est un recours exceptionnel dans le cadre duquel le ministre jouit d’un très large pouvoir discrétionnaire et, à ce titre, la cour de révision doit faire preuve d’une grande déférence (Twentieth Century Fox Home Entertainment Canada Limited c. Canada (Procureur général), 2012 CF 823, au paragraphe 18). Bien que je sois sensible au sort de la demanderesse, je ne suis pas en mesure de conclure que la décision était déraisonnable.

[42]  Enfin, la référence aux [traduction« montants en fiducie présumés », que le défendeur a reconnue comme étant erronée, n’est pas fatale pour la décision, compte tenu du fait essentiel que la décision Marshall a été rendue dans un contexte différent et qu’elle ne s’appliquait pas à la demande d’Internorth, qui a été présentée plusieurs années plus tard. La question de savoir si les montants étaient réputés être détenus [traduction« en fiducie » par l’ARC était accessoire à la question principale, à savoir si les retenues à la source non versées devaient être remises. Les erreurs mineures qui sont secondaires à la question principale peuvent être passées sous silence (Bonnybrook Park Industrial Development co Ltd c. Canada (Revenu national), 2018 CAF 136, au paragraphe 29).

V.  Dépens

[43]  Les deux parties demandent que je leur adjuge les dépens. Les deux parties ont convenu que des dépens devraient être adjugés selon le milieu de la fourchette du tarif B. Ces montants seront payables au défendeur par la demanderesse.

VI.  Conclusion

[44]  Compte tenu de la nature hautement discrétionnaire de la décision de remise et de la déférence considérable dont il faut faire preuve à l’égard du délégué du ministre, je ne suis pas convaincu que l’intervention de la Cour est justifiée. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens payables au défendeur.


JUGEMENT dans le dossier T‑752‑17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Les dépens, calculés selon le milieu de la fourchette du tarif B, sont payables par la demanderesse au défendeur.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de juin 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑752‑17

 

INTITULÉ :

INTERNORTH LTD. c LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto, Ontario

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 février 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 3 mai 2019

 

COMPARUTIONS :

Eldad Gerb

Rachel Gerb

 

Pour la demanderesse

 

Angela Shen

Nancy Arnold

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerb Tax Law Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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