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Date : 19980805


Dossier : IMM-444-98

ENTRE :

    

     LIZ GARCIA VALDERRAMA et

ALBERTO DE JESUS YANEZ MOLINA,


demandeurs,

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE REED

[1]      Le demandeur, Alberto de Jesus Yanez Molina, sollicite l'infirmation d'une décision de la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) au motif que c'est, de la part de la Section du statut, une erreur de droit que d'avoir refusé de le considérer comme un réfugié au sens de la Convention. Il revendique le statut de réfugié sur le fondement de son appartenance à un groupe social, à savoir [traduction] les " hommes d'affaires prospères opposés à la corruption et refusant de verser des pots-de-vin ". Il prétend avoir été persécuté et affirme qu'il sera persécuté au Vénézuéla du fait de ses convictions politiques qui consistent, en l'occurrence, à croire en l'État de droit et à s'insurger contre la corruption.

[2]      La plaidoirie développée par l'avocat du demandeur se fonde essentiellement sur les arrêts Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689 et Chan c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1995] 3 R.C.S. 593. Dans l'arrêt Ward, la Cour suprême a défini trois catégories de groupes sociaux susceptibles de bénéficier des garanties prévues par la Convention :

         1)      les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;                 
         2)      les groupes dont les membres s'associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu'ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association;                 
         3)      les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.                 

[3]      Il était clair, d'après l'arrêt, que pour qu'il y ait persécution, la complicité de l'État n'est pas nécessaire; il suffit qu'un État ne soit pas à même de protéger la personne en cause.

[4]      Dans le cadre de son opinion dissidente exposée dans l'arrêt Chan, le juge LaForest a explicité la deuxième des trois catégories exposées plus haut, précisant qu'il n'était même pas nécessaire de faire partie d'un groupe précis :

         Comme cela m'apparaissait évident au moment de cette décision, la règle énoncée dans l'arrêt Ward n'est qu'une règle pratique et non une règle absolue visant à déterminer si le demandeur du statut de réfugié peut être classé dans un groupe social donné. Les "thèmes sous-jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination" doivent demeurer le facteur primordial en vue de la détermination de l'appartenance du demandeur à un groupe social. (par. 83, non souligné dans l'original)                 
         ...                 
         À la réflexion, il est évident qu'il peut sembler possible de conclure que, pour être visé par les paramètres de la deuxième catégorie prévue par l'arrêt Ward, le demandeur du statut de réfugié doit établir l'existence d'une certaine forme d'association volontaire à un groupe donné. Pour éviter toute confusion sur ce point, permettez-moi d'affirmer, d'une manière indéniable, que le demandeur qui dit appartenir à un groupe social n'a pas besoin d'être associé volontairement avec d'autres personnes semblables à lui. Il n'est d'aucune façon tenu de s'associer, de s'allier ou de frayer volontairement avec des personnes qui lui ressemblent. (par. 87, non souligné dans l'original)                 

[5]      L'avocat du demandeur affirme qu'en l'espèce la Commission n'a jamais cherché à savoir si le demandeur faisait partie d'un groupe social dont les membres voyaient bafouer leur dignité humaine et leurs droits fondamentaux. Il soutient que la Commission n'a pas cherché à savoir si le groupe social auquel le demandeur prétend appartenir est englobé dans la deuxième catégorie de groupes définie dans l'arrêt Ward. Il estime que la Commission ne s'est penchée que sur la première catégorie, se demandant seulement si, en tant que " homme d'affaires prospère " le demandeur faisait partie d'un groupe défini par une caractéristique innée.

[6]      Il invoque également l'arrêt Ward, et notamment en ce qui peut constituer, aux fins de la Convention, une opinion politique. Dans l'arrêt Ward, une opinion politique était définie comme étant : " toute opinion sur une question dans laquelle l'appareil étatique, gouvernemental et politique peut être engagé ". L'avocat estime que, dans son analyse, la Commission n'a pas envisagé que la complicité de l'État n'est aucunement nécessaire pour qu'il y ait persécution et que, aux fins de la Convention, une opinion politique peut consister en la conviction politique que l'on ne doit pas verser des pots-de-vin à une police qui a pour mission de faire respecter la loi, et qu'il est mal de ne pas respecter l'État de droit. Il soutient que la Commission s'est simplement intéressée à la question de savoir si l'opinion en question pouvait être considérée, formellement, comme [traduction] " antigouvernementale ".

[7]      L'avocat du demandeur s'attache à distinguer le présent dossier des affaires où il a été décidé que des personnes victimes d'extorsion ne peuvent pas être considérées comme appartenant à un certain groupe social, au motif que ces affaires-là ont été tranchées avant l'arrêt Chan. Il s'agit des affaires Soberanis c. MCI. (8 octobre 1996) IMM-401-96 (C.F. 1re inst.) (un petit entrepreneur victime de manoeuvres d'extorsion au Guatémala), Calero c. MEI. (8 août 1994) IMM-3396-93 (C.F. 1re inst.) (personnes victimes d'une criminalité organisée), Wilcox c. MEI (2 novembre 1993) A-1282-92 (C.F. 1re inst.) (crainte de manoeuvres d'extorsion au Pérou), Mortera c. MEI (8 décembre 1993) (C.F. 1re inst.) (propriétaire terrien au Philippines), Karpounin c. MEI (10 mars 1995) IMM-7368-93 (C.F. 1re inst.) (victimes de manoeuvres d'extorsion en Ukraine), Vetoshkin c. MCI (9 juin 1995) IMM-4902-94 (C.F. 1re inst.) (menaces et extorsion d'un Russe en Tchétchénie), Rodriguez c. MCI (26 septembre 1997) IMM-4573-96 (C.F. 1re inst.) (famille appartenant à un groupe menacé en raison du trafic de stupéfiants).

[8]      Il fait valoir que les jugements rendus dans des affaires de violence familiale contiennent des arguments plus probants : Navarez c. MCP, [1995] 2c.f.55 (C.F. 1re inst.) et Diluna c. MEI (14 mars 1995) IMM-3201-94 (C.F. 1re inst.).

[9]      Je ne suis pas certaine que l'analyse de l'avocat du demandeur quant aux conséquences à tirer des arrêts Ward et Chan soit la bonne. En premier lieu, c'est par une opinion dissidente que le juge LaForest s'est prononcé dans l'arrêt Chan. La majorité de la Cour s'était prononcée dans un tout autre sens, estimant en effet que la preuve ne permettait pas de conclure à la crédibilité de la crainte invoquée par les demandeurs. Mais même dans l'hypothèse où la Cour tout entière ferait sienne la position exposée par le juge LaForest, on ne peut tout de même pas affirmer que les victimes de mesure d'extorsion peuvent être considérées comme appartenant à un groupe social au sens de la Convention. Dans l'arrêt Ward, le juge LaForest a pris le soin de préciser que la Convention ne s'applique aucunement à toutes les personnes qui ont pu, à une époque ou à une autre, voir violer ou craindre de voir violer leurs droits fondamentaux. C'est ainsi qu'il exclut des catégories de groupes sociaux) " une association de gens... du seul fait de leur victimisation commune en tant qu'objets de persécution ". À la page 732 de l'arrêt Ward , on trouve exposés les arguments suivants :

         Comme nous l'avons déjà expliqué, le droit international relatif aux réfugiés était destiné à servir de " substitut " à la protection nationale si celle-ci n'était pas fournie. C'est pourquoi le rôle international était assujetti à des limitations intrinsèques. Ces mécanismes restrictifs montrent que la communauté internationale n'avait pas l'intention d'offrir un refuge à toutes les personnes qui souffrent. Par exemple, la " persécution " nécessaire pour justifier la protection internationale entraîne l'exclusion de suppliques comme celles des migrants économiques, c'est-à-dire des personnes à la recherche de meilleures conditions de vie, ou des victimes de catastrophes naturelles, même si l'État d'origine ne peut pas les aider, quoique les personnes dans ces deux cas puissent sembler mériter l'asile international.                 
         De même, les rédacteurs de la Convention ont limité les motifs énumérés de crainte justifiée de persécution à la race, à la religion, à la nationalité, à l'appartenance à un groupe social ou aux opinions politiques. Même si les délégués ont inclus la catégorie du groupe social afin de combler toute lacune possible laissée par les quatre autres groupes, cela n'amène pas nécessairement à conclure que toute association ayant certains points en commun est incluse. Si c'était le cas, il aurait été inutile d'énumérer ces motifs; la définition du mot " réfugié " aurait pu être limitée sans plus aux personnes qui craignent avec raison d'être persécutées.                 

[10]      Aux pages 738-9, le juge LaForest explique la différence entre les groupes au sens de la Convention et les autres, se fondant pour cela sur la distinction entre ce qu'on est et de qu'on fait.

         ... La façon la plus simple de faire la distinction consiste peut-être à mettre en opposition ce à quoi une personne s'oppose et ce qu'elle fait, à un moment donné. Par exemple, on pourrait examiner les faits en cause dans Matter of Acosta, où le demandeur était visé parce qu'il était membre d'une coopérative de chauffeurs de taxis. À supposer qu'aucune question d'opinion politique ou de droit de gagner sa vie ne soit en cause, le demandeur a été visé en raison de ce qu'il faisait et non de ce qu'il était, et ce, d'une façon immuable ou fondamentale.                 
         Le sens donné à l'expression "groupe social" dans la Loi devrait tenir compte des thèmes sous-jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui viennent justifier l'initiative internationale de protection des réfugiés. Les critères proposés dans Mayers , Cheung et Matter of Acosta, précités, permettent d'établir une bonne règle pratique en vue d'atteindre ce résultat.                 

[11]      Le juge LaForest se réfère ensuite aux trois catégories décrites plus haut, affirmant, en ce qui concerne la seconde catégorie, qu'elle " comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne ".

[12]      En ce qui concerne, maintenant, les faits de l'affaire dont la Cour est saisie en l'espèce et la décision rendue par la Commission. La lecture que je fais de cette décision n'est pas la même que celle qu'en fait l'avocat du demandeur. J'estime que l'argument qu'il développe en expliquant que le demandeur appartient effectivement à un groupe social, en l'occurrence celui des " hommes d'affaires prospères qui s'opposent à la corruption ", repose sur une erreur foncière. Il ressort des faits de la cause que ce sont les " hommes d'affaires prospères " qui sont soumis à des persécutions (en l'occurrence à des manoeuvres d'extorsion). Le groupe visé par les manoeuvres d'extorsion comprend non seulement les personnes qui s'opposent à la corruption, mais également celles qui ne s'y opposent point (ou celles qui versent des pots-de-vin même si elles sont opposées à la corruption). Les mesures de persécution (extorsion) ne visent pas uniquement ou principalement les personnes opposées à la corruption. On ne voit pas le moindre lien entre la catégorie faisant l'objet de mesures d'extorsion et un groupe social au sens de la Convention. La Commission avait fort bien compris qu'il en était ainsi et c'est essentiellement sur cela qu'elle a fondé sa décision.

[13]      Pour ce qui est de l'argument des persécutions résultant d'une opinion politique, il succombe pour le même motif que l'argument de l'appartenance à un certain groupe social. Les preuves versées au dossier ne permettent pas d'affirmer que les persécutions s'abattent spécifiquement sur les personnes opposées à la corruption. En fait, tout homme d'affaires prospère peut faire l'objet de mesures d'extorsion. Pour exprimer cela autrement, comme l'a fait l'avocat du défendeur, il ressort clairement de l'arrêt Ward que l'élément pertinent en ce domaine c'est la perception qu'en a l'auteur présumé des actes de persécution et non pas le fait que le demandeur appelle politique son opposition à la violence et à la corruption. L'auteur présumé des actes de persécution ne s'en prend pas au demandeur parce que celui-ci s'élève contre la corruption, mais tout simplement parce que c'est un homme d'affaires prospère.

[14]      Ajoutons que la Commission disposait, certes, de preuves démontrant que la corruption constitue effectivement un problème au Vénézuéla, mais le dossier ne contenait guère d'éléments permettant de conclure que la corruption au sein du gouvernement ou ailleurs est officiellement sanctionnée par le gouvernement. En l'espèce, les demandeurs n'ont porté à la connaissance des autorités étatiques du Vénézuéla que les exigences initiales des extorqueurs, et non pas les mauvais traitements qui leur ont été infligés lorsqu'ils ont refusé de payer. Implicitement, donc, pour la Commission, les demandeurs n'avaient pas établi que les autorités vénézuéliennes ne pourraient pas les protéger si on leur donnait l'occasion de le faire.

[15]      L'argument développé par l'avocat du demandeur, et selon lequel la revendication de la demanderesse a été mal appréciée par la Commission, succombe, que la revendication de la demanderesse soit fondée sur celle du demandeur, ou qu'elle soit indépendamment évaluée, et cela pour les mêmes motifs que la revendication présentée par le demandeur.


[16]      Pour les motifs ainsi exposés, la demande doit être rejetée.

    

                         " B. Reed "

     juge

Toronto (Ontario)

le 5 août 1998

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier, LL.B.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

    

     Avocats et avocats inscrits au dossier

No DU GREFFE :      IMM-444-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :      LIZ GARCIA VALDERRAMA et

     ALBERTO DE JESUS YANEZ MOLINA

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ      ET DE L'IMMIGRATION

DATE DE L'AUDIENCE :      LE JEUDI 30 JUILLET 1998

LIEU DE L'AUDIENCE :      VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :      LE JUGE REED

DATE :      LE MERCREDI 5 AOÛT 1998

ONT COMPARU :      Me Alistair A. Boulton

         pour les demandeurs

     Me Wendy Petersmeyer

         pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :      Larson Suleman Sohn Bolton

     Barrister & Solicitor

     B.P. 26

     609, rue Hastings ouest, 6e étage

     Vancouver (Colombie-Britannique)

     V6B 4W4

         pour les demandeurs

     Morris Rosenberg

     Sous-procureur général

     du Canada

         pour le défendeur

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

    


Date : 19980805


Dossier : IMM-444-98

ENTRE :

    

LIZ GARCIA VALDERRAMA et

ALBERTO DE JESUS YANEZ MOLINA,

     demandeurs,

- et -

    

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur.

    

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

    


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