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Date : 20190503


Dossier : IMM-4191-18

Référence : 2019 CF 563

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 mai 2019

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

PEMA YALOTSANG

RAFAEL YALOTSANG

SAMPA LEDUP YALOTSANG

demandeurs

et

LE MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENTS ET MOTIFS

[1]  Pema Yalotsang et ses deux enfants sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté leur demande d’asile. La demande porte principalement sur la situation de Mme Yalotsang, car aucune preuve portant à croire que ses enfants seraient exposés à des risques aux États-Unis, leur pays natal, n’a été présentée à la Commission.

[2]  Bien que Mme Yalotsang soit née en Inde, elle affirme que les autorités gouvernementales de ce pays ne reconnaissent pas les personnes d’origine tibétaine comme des citoyens indiens. Par conséquent, elle prétend que si elle était renvoyée en Inde, elle serait déportée vers la Chine, où elle déclare craindre d’être persécutée à cause de ses origines tibétaines et du fait que sa famille et elle sont des adeptes de Sa Sainteté le dalaï-lama.

[3]  La Commission a conclu avoir de sérieux doutes relativement à la crédibilité de Mme Yalotsang. Elle a en outre conclu que Mme Yalotsang avait droit à la citoyenneté indienne du fait qu’elle est née dans ce pays. Par conséquent, sa demande d’asile a été refusée.

[4]  Mme Yalotsang soutient que la Commission a commis une erreur dans l’appréciation de sa crédibilité et qu’elle a de plus commis une erreur en concluant que la reconnaissance de sa citoyenneté indienne par le gouvernement indien dépendait de sa volonté. Enfin, Mme Yalotsang soutient que la Commission n’a pas tenu compte d’éléments de preuve démontrant que les personnes se trouvant dans sa situation et dont les cartes de résidence ont expiré risquent d’être déportées vers la Chine par le gouvernement indien.

[5]  Pour les motifs énoncés ci-après, je suis convaincue que la Commission a commis une erreur dans son traitement de la question de la citoyenneté. Puisqu’il s’agit d’une question déterminante quant à l’issue de cette affaire, il n’est pas nécessaire d’aborder les deux autres arguments de Mme Yalotsang. Sa demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

I.  Le traitement de la question de la citoyenneté par la Commission

[6]  Un certain nombre de décisions ont été rendues sur des demandes d’asile déposées par des personnes d’origines tibétaines nées en Inde, ainsi que sur l’admissibilité de ces personnes à la citoyenneté indienne et à la protection de l’État.

[7]  L’arrêt  le plus récent concernant ces personnes est l’arrêt Tretsetsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175, au paragraphe 72, 398 DLR (4th) 685, de la Cour d’appel fédérale. Dans cette décision, la Cour a conclu que le critère à prendre en compte pour déterminer si un demandeur d’asile a un « pays de nationalité » est le critère du contrôle énoncé dans l’arrêt Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 126, [2005] 3 RCF 429.

[8]  Dans l’arrêt Williams, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’une personne n’a pas le droit d’obtenir l’asile au Canada si elle peut, par de simples formalités, acquérir la citoyenneté dans un pays sûr ou si elle a la faculté de l’obtenir : aux paragraphes 19 à 23. Au paragraphe 27, la Cour a ajouté que lorsque la citoyenneté d’un autre pays sûr peut être réclamée, le demandeur est censé entreprendre des démarches pour l’obtenir.

[9]  Dans l’arrêt Tretsetsang, les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont conclu qu’un « pays de nationalité » s’entend d’un pays dont le demandeur est citoyen et dont la protection est subordonnée à des obstacles négligeables ou mineurs. Toutefois, il ne s’entend pas de celui dont la protection est acquise par suite d’obstacles importants.

[10]  En l’espèce, la Commission a examiné si Mme Yalotsang était une citoyenne indienne. La Commission a constaté que l’alinéa 3(1)a) de la Citizenship (Amendment) Act, 2003 de l’Inde dispose que chaque personne née en Inde entre le 26 janvier 1950 et le 1er juillet 1987 est un citoyen indien de naissance. Compte tenu de la preuve non contestée selon laquelle Mme Yalotsang est née en Inde en 1972, la Commission a conclu qu’elle avait droit à la citoyenneté indienne.

[11]  S’exprimant au nom de la majorité, la Cour d’appel fédérale a toutefois ajouté au paragraphe 67 de l’arrêt Tretsetsang  que la question ne se limite pas à déterminer si une personne est un citoyen d’un pays en particulier, mais consiste aussi à se demander si le pays en cause la reconnaîtrait comme tel et lui accorderait la protection de l’État.

[12]   Même si la Commission a fait état de nombreux problèmes en lien avec la crédibilité de Mme Yalotsang, elle a reconnu que cette dernière est bien née en Inde en 1972, ce qui a amené la Commission à conclure qu’elle était citoyenne de ce pays de plein droit. Toutefois, la Commission n’a pas examiné si, dans les faits, les autorités indiennes reconnaîtraient la citoyenneté de Mme Yalotsang ni si elle obtiendrait la protection de cet État. Il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle.

[13]   Plutôt que d’évaluer si les autorités indiennes reconnaîtraient la citoyenneté indienne de Mme Yalotsang, la Commission a entrepris d’examiner le caractère suffisant de ses efforts pour obtenir un passeport indien. Après avoir discuté des mesures entreprises par Mme Yalotsang, la Commission a conclu qu’elle ne s’était pas acquittée du fardeau de démontrer qu’elle avait pris des mesures suffisantes pour exercer son droit à la citoyenneté.

[14]  Toutefois, les caractères raisonnable et suffisant des mesures entreprises par un demandeur d’asile pour faire valoir son droit à la citoyenneté dans un pays donné dépendront de la nature et de l’importance de tout obstacle à l’obtention de la protection de l’État dans l’affaire en question.

[15]  Mme Yalotsang a fourni à la Commission une preuve substantielle concernant les obstacles auxquels font face les personnes dans la même situation qu’elle pour faire reconnaître leur citoyenneté auprès des autorités indiennes. Parmi les documents présentés se trouvait un avis juridique émis par un avocat en Inde qui avait de toute évidence participé à un certain nombre d’affaires judiciaires dans lesquelles des personnes d’origine tibétaine nées en Inde ont tenté d’obtenir des passeports indiens.

[16]  L’avocat reconnaît que les tribunaux indiens ont conclu que les personnes se trouvant dans la situation de Mme Yalotsang sont des citoyens indiens de plein droit du fait de leur naissance dans ce pays. Toutefois, l’avocat poursuit en évoquant les nombreux obstacles auxquels ces personnes continuent d’être confrontées pour faire reconnaître leur citoyenneté auprès des autorités indiennes.

[17]  Entre autres obstacles, l’avocat décrit les difficultés rencontrées par les personnes dans la même situation que Mme Yalotsang à se procurer les pièces d’identité nécessaires à l’obtention d’un passeport indien, ainsi que la réticence des agents des passeports indiens à accepter que les Indiens nés au Tibet sont des citoyens indiens.

[18]  Bien que la Commission ait brièvement fait allusion aux « affidavits » fournis par Mme Yalotsang à l’appui de son argument, elle ne s’est aucunement intéressée à ces éléments. En effet, on ne trouve pas la moindre allusion à l’avis juridique dans la décision de la Commission mis à part une mention obscure des « affidavits » présentés par Mme Yalotsang.

[19]  Il est vrai que les décideurs administratifs sont présumés avoir examiné l’ensemble de la preuve dont ils disposent, et ils ne sont pas tenus de mentionner chacun des éléments de preuve dans leurs motifs : Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 NR 317, [1992] ACF no 946 (CAF); Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598, au paragraphe 1, 1993 CarswellNat 3983 (CAF).

[20]  De plus, la Cour suprême du Canada a établi clairement que les décideurs ne sont pas tenus d’analyser tous les arguments, éléments de preuve, dispositions législatives, précédents ou autres détails soulevés dans une affaire en particulier, ni de tirer des conclusions explicites sur chaque élément constitutif, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708.

[21]  Cela dit, plus l’élément de preuve qui n’a pas été mentionné expressément ni analysé dans les motifs du tribunal est important, plus la cour de justice sera disposée à inférer que le tribunal a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments dont il disposait : voir Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, aux paragraphes 14 à 17, [1998] ACF n1425.

[22]  La preuve documentaire présentée par Mme Yalotsang (y compris l’avis juridique) était cruciale en l’espèce. Par conséquent, la Commission était tenue de l’examiner, puis d’expliquer pourquoi elle l’acceptait, la rejetait ou ne lui accordait que peu de poids, selon le cas. Son défaut de le faire indique que la décision est dépourvue de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité nécessaires pour être raisonnable, ce qui constitue une raison supplémentaire pour accueillir la demande de contrôle judiciaire.

II.  Certification

[23]  Je conviens avec les parties que la présente affaire repose sur les faits qui lui sont propres et ne soulève aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4191-18

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 9e jour de mai 2019.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4191-18

 

INTITULÉ :

PEMA YALOTSANG, RAFAEL YALOTSANG, SAMPA LEDUP YALOTSANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 AVRIL 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 MAI 2019

 

COMPARUTIONS :

Jack Martin

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nimanthika Kaneira

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack C. Martin

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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