Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190423


Dossier : IMM-4741-18

Référence : 2019 CF 503

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2019

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

SERGE FAHAD BRAHIM

Partie demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit en l’espèce d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 23 août 2018 qui rejetait l’appel de la partie demanderesse de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR], datée du 13 octobre 2016.

II.  Faits

[2]  Serge Fahad Brahim [le Demandeur] est un tchadien né le 25 avril 1995 qui a demandé le statut de réfugié au Canada en août 2016.

[3]  Le 3 juin 2016, le Demandeur a appris de sa mère que son père avait décidé de le marier contre son gré à la fille d’un certain Hassan Adoun, que le Demandeur ne connaissait pas. Comme le Demandeur a refusé de marier cette femme, le jour suivant, sa mère a tenté en vain de convaincre son père d’abandonner ce mariage. Le père du demandeur s’est fâché au point de devenir violent. Il a frappé la mère du Demandeur et a battu le Demandeur avec un câble électrique. Il a ensuite jeté le Demandeur et sa mère à la rue, et ces derniers sont allés se réfugier chez un cousin maternel.

[4]  Le Demandeur allègue que les autorités du Tchad n’offrent aucune protection aux victimes de mariages forcés ou de violence familiale. De plus, le Demandeur allègue que son père avait les moyens à sa disposition pour qu’aucune suite ne soit donnée à sa plainte étant donné les relations qu’il entretenait avec la police tchadienne.

[5]  Pour ces raisons, le Demandeur a fui le Tchad le 30 juillet 2016, et après un passage aux États-Unis, il a demandé l’asile au Canada en août 2016.

[6]  La demande d’asile du Demandeur a été entendue par la SPR le 13 octobre 2016. Bien que la SPR ait trouvé le Demandeur crédible, celle-ci a rejeté sa demande sur la base qu’il existe une possibilité de refuge intérieur [PRI], notamment dans les villes de Mongo, Bongor et Abéché, au Tchad.

[7]  Le Demandeur a interjeté appel de la décision à la SAR. Cette dernière a rejeté l’appel le 17 août 2018.

III.  Décision contestée

[8]  La SAR a tout d’abord confirmé la conclusion de la SPR au regard de la crédibilité du Demandeur, cette dernière ayant rejeté toutes les allégations du Ministre qui soulevaient des problèmes de crédibilité.

[9]  La SAR a ensuite analysé les conclusions de la SPR quant à la PRI. La SAR a conclu que la SPR avait bien appliqué les deux volets de la PRI.

[10]  Premièrement, la SPR s’est correctement interrogée à savoir que le Demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où il existe une possibilité de refuge. La SAR a aussi souligné que lorsque la SPR a interrogé le Demandeur quant à la possibilité de refuge ailleurs dans le pays, celui-ci a répondu que son père ne pourrait pas le retrouver. Ainsi, de son propre aveu, le père ne pourrait donc pas retracer et ramener le Demandeur à la maison.

[11]  Deuxièmement, la SPR s’est interrogée sur la situation dans la partie du pays où il existe une PRI pour déterminer s’il serait déraisonnable d’y chercher refuge compte tenu de toutes les circonstances, incluant celles du Demandeur.

[12]  La SAR a pris en compte l’argument du Demandeur quant au fait qu’il n’aurait pas les moyens économiques pour s’affranchir de son père. Cependant, la SAR a noté que ce dernier est allé dans le pays voisin avec sa mère pour des traitements de santé, qu’il a voyagé aux États-Unis et qu’il s’est bien débrouillé depuis la ville de New York pour se rendre à la frontière canadienne via un sentier dans la forêt. La SAR a considéré l’argument du Demandeur selon lequel il aurait songé à fuir sa famille, mais qu’il n’avait pas pu le faire, car il n’avait pas les moyens de transport pour le faire. Cette dernière a conclu que compte tenu du fait que le Demandeur a de la famille ailleurs dans le pays, que ce dernier et sa mère ont réussi à se cacher pendant plusieurs semaines chez un parent dans un autre quartier de la capitale, que son père n’est jamais venu le chercher dans cet endroit, et qu’il est un homme instruit, le Demandeur serait en mesure de trouver un emploi et de vivre décemment ailleurs dans le pays, dont notamment à Abéché, ville où se trouvent des membres de sa famille.

IV.  Questions en litige

Le Demandeur soulève une seule question en litige, soit la SAR a-t-elle erré en concluant que le Demandeur avait une PRI au Tchad?

V.  Norme de contrôle

[13]  La conclusion de la SAR portant sur la PRI devrait être révisée en appliquant la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59; Verma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 404 au para 14; Louis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 923 au para 13).

VI.  Analyse

A.  Observations du Demandeur

[14]  Le Demandeur argumente que la SAR a erré car sa conclusion, quant à l’existence d’une PRI, ignore totalement le témoignage du Demandeur à l’effet que son père avait des connaissances dans la police tchadienne qui pouvaient facilement le retracer et le ramener à son père, peu importe où il s’installe au Tchad.

[15]  Au cours de l’audience devant la SPR, le Demandeur a témoigné en détail sur les relations que son père entretient avec la police dans son pays d’origine. Par conséquent, l’hypothèse avancée par la SPR et adoptée par la SAR à l’effet que le Demandeur pourrait trouver refuge dans une ville comme Abéché ou une autre est intenable car cette hypothèse ne tient pas compte du témoignage du Demandeur à l’effet qu’il n’avait qu’à se faire repérer par l’un des nombreux contacts de son père avec la police pour qu’il soit ainsi ramené à son père.

[16]  Le Demandeur soutient également que l’ignorance de la preuve testimoniale mérite l’intervention de cette Cour car ce témoignage ignoré était central à la question de la PRI, et ce, d’autant plus que ni la SPR ni la SAR n’a douté de la crédibilité du Demandeur lorsqu’il a témoigné sur les relations de son père avec la police tchadienne. Il soutient qu’en se fiant uniquement à certains passages du témoignage du Demandeur sans tenir compte des autres parties de son témoignage tel que rapporté dans l’affidavit de Rosalie Caillé-Lévesque, la SAR a commis une erreur de droit révisable, puisqu’elle devait évaluer tous les éléments de la preuve, orale et documentaire, qui doivent être pris en considération et appréciés, et non seulement certains d’entre eux.

[17]  Le Demandeur soutient également qu’en ignorant son témoignage sur les relations de son père avec la police tchadienne, la SAR passe sous silence dans son analyse de la PRI le fait qu’en cas de conflit ou en cas d’urgence, le demandeur ne pourra en aucun temps approcher les autorités policières à Mongo, Bongor ou Abéché ou ailleurs, car il aura toujours la crainte que cela permettrait à son père qui a des contacts dans la police de le retrouver. Une telle attente est totalement déraisonnable et justifie l’intervention de cette Cour.

[18]  Le Demandeur soutient finalement que l’analyse de la SAR (et de la SPR) pour conclure à l’existence d’une PRI est également problématique en alléguant que son persécuteur (son père) serait incapable de le retrouver s’il s’installait à Mongo, Bongor ou Abéché, car cela suppose que le demandeur modifie continuellement son comportement, restreigne ses activités/communications, reste discret en tout temps et soit constamment vigilant pour qu’il ne soit pas détecté par son persécuteur et/ou les contacts de son père dans la police ou dans d’autres sphères. La SAR impose ainsi forcément au Demandeur de s’abstenir de publier et de s’afficher sur Internet de peur de se faire retrouver par son père. Or, le Demandeur allègue que la conclusion de la SAR viole ainsi son droit de s’exprimer librement et de répandre ses idées par tout moyen d’expression que ce soit.

[19]  Le Demandeur soutient qu’il n’est pas raisonnable de lui imposer de restreindre ainsi ses droits pour éviter la persécution.

B.  Observations du Défendeur

[20]  Le Défendeur soumet que la décision de la SAR est à l’abri de l’intervention de cette Cour, car elle est raisonnable et appuyée par des motifs clairs et détaillés.

[21]  C’est conformément aux récents enseignements de la Cour d’appel fédérale rendus dans l’affaire Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 que la SAR a procédé à sa propre analyse de l’ensemble de la preuve au dossier pour conclure, à l’instar de la SPR, que le Demandeur bénéficiait d’une PRI dans son pays d’origine, soit à Abéché. Cette conclusion de la SAR se fonde sur les éléments suivants :

  • Le propre aveu du Demandeur fait lors de l’audience devant la SPR selon lequel son père ne pourrait le retrouver à l’extérieur de la capitale N’Djaména, comme dans l’une des trois villes suivantes, Mongo, Bongor ou Abéché (Motifs de la SAR, para 28, DD à la p 11);

  • Le Demandeur est resté caché avec sa mère pendant plusieurs semaines chez un parent dans un autre quartier de la capitale et le paternel n’est jamais venu les chercher à cet endroit. Force est de conclure qu’il ne ferait pas davantage de recherches si le Demandeur allait s’établir à Abéché (Motifs de la SAR, para 30, DDà la p 11);

  • Le Demandeur est un homme instruit et pourrait donc se trouver un emploi et vivre décemment à Abéché, ville où se trouvent des membres de sa famille.

[22]  C’est ainsi que la SAR a confirmé la conclusion de la SPR quant à l’existence d’une PRI pour le Demandeur.

[23]  Le Défendeur maintient qu’en l’espèce, en retenant le propre aveu du Demandeur selon lequel son père ne pourrait le retrouver à l’extérieur de N’Djaména, la SAR fut d’avis, à l’instar de la SPR, que si le Demandeur déménageait à l’extérieur de la capitale comme à Mongo, Bongor ou Abéché, il pourrait y vivre en toute sécurité.

[24]  La conclusion de la SAR est certes raisonnable en ce qu’elle appartient aux « issues possibles acceptables se justifiant au regard des faits et du droit » comme dicté par la Cour suprême dans l’affaire Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47.

[25]  Le Défendeur soutient également que la prétention du Demandeur selon laquelle  la conclusion de la SAR fait fi d’une autre partie de son témoignage selon lequel il pourrait être repéré, peu importe où il se trouve, par les contacts de son père dans la police n’est pas appuyée par les motifs de la SPR et de la SAR. Ces motifs révèlent que les deux tribunaux ont tenu compte du témoignage livré par le Demandeur lors de l’audience, mais ont plutôt retenu sa réponse spontanément donnée lorsqu’on lui a demandé s’il craignait son père ailleurs que dans la capitale: « il ne peut pas me retrouver ». De même, lorsque questionné sur les possibilités de s’installer dans une autre ville, le Demandeur n’a pas répondu qu’il serait retrouvé, mais a spontanément répondu qu’il y avait songé mais ne l’avait pas fait « faute de moyens ». C’est ainsi que la SPR a noté au paragraphe 31 de ses motifs : « Il s’agit là du problème principal, car il déclare que son père ne pourrait pas le retrouver à l’extérieur de N’Djamena ». Ainsi, il appert que ni la SPR ni la SAR n’a retenu l’hypothèse avancée par le Demandeur selon laquelle s’il se rendait dans un autre commissariat de police, il serait signalé à son père.

[26]  Par ses prétentions, le Demandeur cherche essentiellement à ce que la Cour substitue son opinion à celle de la SAR. Or, ceci n’est pas le rôle de la Cour en contrôle judiciaire (Paradi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 996 au para 40; Cina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 635 au para 67).

C.  Discussion

[27]  La protection internationale est une mesure de dernier recours. Un demandeur doit d’abord explorer l’option de se relocaliser dans son pays avant de demander asile dans un autre pays. Le fardeau de preuve d’un demandeur est élevé, et la barre est très haute lorsqu’un demandeur allègue qu’il serait déraisonnable de chercher refuge dans une autre partie du pays. Le demandeur doit apporter une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient sa vie en péril à l’endroit mentionné par la SPR et la SAR (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2001] 2 CF 164 (CAF) au para 15; Campos Navarro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 358 au para 20 ; Olivares Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 443 au para 22).

[28]  En l’espèce, bien qu’au cours de son témoignage, le Demandeur ait souligné craindre son père dans la capitale, lorsque le tribunal lui a demandé s’il aurait cette même crainte à Mongo, Bongor ou Abéché, ce dernier a répondu : « il ne peut pas me retrouver ». Cette déclaration constitue un aveu contre intérêt.

[29]  De manière générale, il n’est pas avantageux pour une personne de dire des choses qui ne sont pas dans son propre intérêt. En tant que tel, il est raisonnable de postuler que lorsqu’une personne fait une telle déclaration, celle-ci est susceptible d’être fiable, car une personne ne ferait volontairement une fausse déclaration préjudiciable à ses propres intérêts. Par conséquent, les aveux écrits ou oraux d’une personne qui sont contraires à son intérêt sont admissibles en tant que preuves des faits contenus dans les déclarations, et portent un poids considérable à condition que le déclarant ait une parfaite connaissance des faits énoncés, et (Thyssenkrupp v 1147335 Ontario Inc, 2013 ONSC 485 (QL) au para 111; Uyj Air Inc v Barnes, 2011 ONSC 3847 (QL) au para 20; St Hilaire v Kravacek (1979) 26 OR (2e) 499 aux pp 503-504; Aventis Pharma Inc c Apotex Inc, 2005 CF 1283 au para 202).

[30]  La décision de la SAR étant largement basée sur cet aveu contre intérêt, il n’appartient pas à la Cour de réévaluer la preuve. Le rôle de la Cour est limité dans le contexte de la révision judiciaire des conclusions de fait : cette dernière peut seulement intervenir si les conclusions de faits sont clairement erronées, ou si celles-ci sont capricieuses ou sans regard à la preuve.

[31]  En effet, tel que je l’ai soulevé dans Abiobun v Canada (Citizenship and Immigration), 2019 FC 299 au para 10, tant qu’il existe de la preuve à l’appui de la conclusion de fait de la SAR, celle-ci n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle, et la Cour ne peut intervenir pour réévaluer la preuve dont était saisie la SAR. En somme, la Cour ne doit pas modifier une conclusion de fait d’un tribunal en l’absence d’erreur manifeste et dominante (Jean Pierre c Canada (Immigration et Statut de réfugié), 2018 FCA 97 au para 53; Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 au para 113).

[32]  En l’espèce, il n’y a aucune erreur manifeste et dominante. La SPR et la SAR ont toutes deux conclu que le Demandeur serait en mesure de trouver un emploi et de vivre décemment ailleurs dans le pays, dont notamment à Abéché, ville où se trouvent des membres de sa famille, et qu’il existait donc une PRI. Cette conclusion est parfaitement raisonnable compte tenu des faits.

VII.  Conclusion

[33]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[34]  Les parties n’ont soumis aucune question d’importance générale pour fins de certification et cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-4741-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. L’intitulé de la cause est modifié pour que le défendeur soit le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration;

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Peter Annis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4741-18

INTITULÉ :

SERGE FAHAD BRAHIM c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 AVRIL 2019

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

LE 23 avril 2019

COMPARUTIONS :

Mai Nguyen

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Suzon Létourneau

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nguyen, Tutunjian & Cliche-Rivard

Avocats, S.E.N.C.

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.