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                                                                                                                                 Date : 20050809

                                                                                                                    Dossier : IMM-8656-04

                                                                                                                Référence : 2005 CF 1077

ENTRE :

                                                         SOLOMON OREMADE

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE PHELAN

INTRODUCTION


[1]                Le demandeur, Solomon Oremade (M. Oremade), est un ancien officier de l'armée nigériane ayant participé à la planification d'un coup d'État, lequel n'a jamais eu lieu. On a conclu qu'il était interdit de territoire au motif qu'il avait été l'instigateur ou l'auteur d'actes visant au renversement d'un gouvernement « par la force » , contrairement à l'alinéa 34(1)b) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Il s'agit du contrôle judiciaire de la décision de la Section d'appel de l'immigration (la SAI) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR). Dans cette décision, la SAI a infirmé une décision antérieure, favorable à M. Oremade, rendue par la Section de l'immigration de la CISR.

[2]                La question fondamentale en litige dans le cadre du présent contrôle judiciaire est celle de savoir si, aux fins de l'alinéa 34(1)b) de la LIPR, le résident permanent ou l'étranger doit avoir l'intention véritable de recourir à la force en renversant un gouvernement.

[3]                Les faits importants sur lesquels la SAI s'est appuyée ont été énoncés dans un rapport préparé par un agent d'immigration en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. Ces faits sont décrits dans les paragraphes qui suivent.

LE CONTEXTE

[4]                En 1994, des personnes qui préparaient le renversement du gouvernement nigérian d'alors ont approché M. Oremade lors d'une réception de Noël. M. Oremade a convenu de prendre part au coup d'État envisagé et la planification pour organiser le coup d'État s'est déroulée entre décembre 1994 et février 1995. Au cours des mois de janvier et de février, les conspirateurs se sont rencontrés chez M. Oremade à plusieurs occasions. On a finalement décidé que le coup d'État devait avoir lieu le 11 mars 1995.


[5]                En tant qu'ex-officier militaire, le rôle que devait jouer M. Oremade dans le coup d'État était d'endosser un uniforme de lieutenant de l'armée et de conduire un groupe de cinquante (50) soldats armés vers l'aéroport international de Lagos le 11 mars 1995. M. Oremade et ses hommes devaient s'emparer de l'aéroport et en assurer la sécurité, pour garantir qu'aucun avion ne pourrait décoller. (Le demandeur a décrit leur tâche comme étant de s'assurer qu'il n'y aurait pas de vandalisme à l'aéroport). Jusqu'à la date du coup d'État avorté, M. Oremade n'a jamais rencontré les soldats qu'il devait commander.

[6]                Le 9 mars 1995, soit deux jours avant la date fixée pour le coup d'État, les conspirateurs ont été trahis et la majorité d'entre eux ont été arrêtés. M. Oremade a toutefois réussi à s'échapper et il s'est rendu en Allemagne. Si le coup d'État avait réussi, M. Oremade affirme qu'il aurait été nommé gouverneur de l'État de Lagos.

[7]                Le demandeur a répété tout au long de son argumentation que ce qui était planifié, c'était un coup d'État sans effusion de sang. Il a fait valoir qu'il était raisonnable de croire qu'un coup d'État sans effusion de sang réussirait en prenant comme exemples les coups d'État passés au Nigéria en 1983 et en 1986. On s'attendait à ce que, à la suite de l'annonce du coup d'État, le gouvernement démissionnerait du fait qu'il ne bénéficiait pas de l'appui de la population.


[8]                Le demandeur a fait valoir devant la Section de l'immigration qu'il n'y avait aucune preuve qu'on prévoyait recourir à la force, qu'il n'était pas l'instigateur et qu'il n'avait pas encouragé des actes visant au renversement puisqu'il fut recruté par d'autres. Il a également fait valoir que le gouvernement nigérian était un gouvernement despotique et que le législateur, en employant l'expression « un gouvernement » à l'alinéa 34(1)b) de la LIPR, n'avait sûrement pas voulu que ce soit interprété très largement de façon à viser un gouvernement despotique.

[9]                La Section de l'immigration (la Section) a décidé que M. Oremade était [traduction] « l'instigateur » mais non [traduction] « l'auteur d'actes visant au renversement d'un gouvernement » . La Section a accepté le témoignage de M. Oremade selon lequel le coup d'État devait se faire sans effusion de sang et qu'il ne s'agissait donc pas [traduction] d' « actes visant au renversement par la force » .

[10]            En infirmant la décision de la Section, la SAI a fait remarquer que l'avocat de M. Oremade avait concédé que son client était l'instigateur d'actes visant au renversement du gouvernement nigérian, étant donné la propre admission de M. Oremade selon laquelle il avait participé à plusieurs réunions pour planifier le renversement. Toutefois, le demandeur a fondé son argumentation sur le fait qu'il n'y a jamais eu d'intention de recourir à la « force » pour renverser le gouvernement nigérian.

[11]            Le demandeur s'oppose plus particulièrement aux conclusions de la SAI :

Le fait que l'intention était que le coup d'État allégué soit « sans effusion de sang » et que cette intention puisse être plausible vu l'existence de coups d'État passés semblables n'est pas pertinent à mon avis. De même, je considère que l'allégation selon laquelle aucune résistance n'avait été prévue n'est pas pertinente non plus. L'objectif déclaré de l'intimé était d'interrompre toutes les lignes de communication en « s'emparant » de l'aéroport. C'était crucial pour paralyser le régime au pouvoir devant être renversé. Comme le plan admis de l'intimé incluait la réalisation de cet objectif par le recours à 50 soldats armés, je considère qu'il y a des motifs raisonnables de croire que l'intimé était l'instigateur ou l'auteur d'actes visant au renversement du gouvernement au pouvoir par la force.


[12]            Le demandeur fait valoir, à partir de cela, que la SAI a commis une erreur de droit en concluant que l'intention véritable de recourir à la force n'était pas pertinente aux fins de l'alinéa 34(1)b).

[13]            La SAI a conclu que le recours envisagé à cinquante soldats armés fournissait un motif raisonnable de croire que le demandeur était l'instigateur ou l'auteur d'actes visant au renversement du gouvernement au pouvoir par la force. La SAI a également conclu que les explications du demandeur relativement à la protection de l'aéroport contre le vandalisme étaient invraisemblables.

DÉCISION

[14]            En ce qui concerne la norme de contrôle, les parties sont essentiellement d'accord sur le fait que, si la question en litige est celle de savoir si l'intention de recourir à la force constitue une exigence de l'alinéa 34(1)b) de la LIPR, il s'agit d'une question de droit pour laquelle la norme de la décision correcte s'applique; si la question en litige concerne l'application du droit aux faits, la norme est celle de la décision raisonnable. Je souscris à cela.


[15]            Aux fins de l'analyse de la question de savoir si l' « intention » constitue une considération pertinente dans le cadre du paragraphe 34(1), il est important de noter la concession de l'avocat devant la SAI selon laquelle le demandeur était « l'instigateur ou l'auteur d'actes visant au renversement » . Il résulte de la concession que la SAI et la Cour n'ont pas été saisies de la question de savoir si un coup d'État qui n'a pas été tenté impliquait encore le fait qu'on soit l'auteur d'actes visant au renversement d'un gouvernement.

[16]            Le demandeur prétend que, du fait de la largeur de l'applicabilité du paragraphe 34(1), et en particulier de l'alinéa b), l'interprétation du mot « force » doit être étroite. Selon moi, cela signifie que l'article devrait être lu de façon à s'assurer que seules les personnes qui ont vraiment l'intention d'être visées par la disposition - vraisemblablement celles ayant l'intention véritable et avouée de recourir à la force - sont frappées d'exclusion du Canada.

[17]            Il n'y a aucun doute que, si l'alinéa 34(1)b) avait été en vigueur au cours des périodes pertinentes, il aurait pu avoir des répercussions surprenantes sur des personnages historiques, et même contemporains. On peut soutenir que des personnages aussi vénérés et différents que George Washington, Eamon De Valera, Menachem Begin et Nelson Mandela pourraient être jugés interdits de territoire au Canada. En toute déférence, la portée de l'alinéa 34(1)b) n'est pas particulièrement pertinente au demandeur en l'espèce.


[18]            Le législateur avait clairement l'intention de donner à la disposition la large portée décrite. Le facteur limitatif d'une telle application large et potentiellement indésirable, c'est le paragraphe 34(2), lequel donne au ministre la responsabilité d'évaluer si une personne visée par l'alinéa 34(1)b) pourrait représenter une menace pour le Canada ou si elle pourrait autrement être interdite de territoire. Par conséquent, une interprétation large et fondée sur l'objet ne conduit pas à un résultat déraisonnable ou absurde.

[19]            Dans l'arrêt Rizzo and Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21, la Cour suprême du Canada a souligné la méthode utilisée actuellement pour l'interprétation législative :

[traduction]

Aujourd'hui il n'y a qu'un seul principe ou solution : il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

[20]            L'article 12 de la Loi d'interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21, énonce le même principe :

Tout texte est censé apporter une solution de droit et s'interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.

[21]            À mon avis, le paragraphe 34(1) vise à empêcher des personnes qui ont commis de plein gré certains actes précis d'être admises au Canada. Cela comprend les actes d'espionnage, les actes de subversion, le terrorisme et les actes de violence.

[22]            En lisant les dispositions dans leur ensemble, on constate que les différentes sortes de comportements prohibés impliquent le fait qu'ils sont adoptés en connaissance de cause et avec l'intention de le faire. Par exemple, une personne qui pose un acte prohibé alors qu'on a exercé sur elle une coercition ou parce qu'elle a été induite en erreur ne serait pas nécessairement le genre de personne représentant une menace pour le Canada.


[23]            En outre, l'expression « être l'instigateur ou l'auteur d'actes visant au renversement [...] par la force » doit être lue dans ce contexte. Cela ne servirait pas l'objet de la disposition ou ne serait pas compatible avec son texte clair de rendre le paragraphe 34(1) applicable aux personnes qui n'avaient pas l'intention de commettre l'acte en cause.

[24]            Il faut également comparer l'alinéa 34(1)b) avec l'alinéa 34(1)a). Dans l'alinéa a), tout acte de subversion contre un gouvernement démocratique est prohibé, tandis que l'alinéa b) s'applique peu importe le genre de gouvernement en cause, dans la mesure où on vise le renversement par la force. L'élément essentiel, c'est la force - il ne se produira probablement rien à moins qu'on ait l'intention d'employer de tels moyens pour renverser le gouvernement en question.

[25]            Compte tenu du contexte dans lequel l'expression « par la force » se présente, l'intention de renverser par la force, plutôt que par d'autres moyens, est essentielle à l'applicabilité de l'alinéa 34(1)b).

[26]            Toutefois, cette intention de renverser par la force ne doit pas être mesurée uniquement du point de vue subjectif du demandeur. Il se peut fort bien qu'on ait espéré ou qu'on se soit attendu à ce qu'il n'y ait pas d'effusion de sang lors du coup d'État mais il est également raisonnable que des personnes dans la rue, en voyant des soldats armés occupant des terrains ou des immeubles, présument que la force pourrait être ou serait employée si c'était jugé nécessaire.


[27]            Je souscris à la conclusion de la SAI selon laquelle l'expression « par la force » n'équivaut tout simplement pas aux termes « par la violence » . L'expression « par la force » comprend la coercition ou la contrainte par des moyens violents, la coercition ou la contrainte par des menaces d'user de moyens violents et, j'ajouterais, la perception raisonnable du risque qu'on exerce une coercition par des moyens violents.

[28]            Dans le but d'établir les motifs énoncés à l'alinéa 34(1)b), la force, définie dans son sens large, doit constituer un élément, mais pas nécessairement l'unique élément, des actes visant au renversement.

[29]            En toute déférence, je ne peux pas souscrire à l'opinion de la SAI selon laquelle l'intention de la personne ou la façon dont sont posés les actes visant au renversement peuvent être dénuées de pertinence. L'emploi de la force dans les actes visant au renversement doit être plus qu'accidentel - ce doit être le moyen projeté pour influer sur le renversement du gouvernement.

[30]            C'est la Commission qui assume le rôle de soupeser l'ensemble des éléments de preuve subjectifs et objectifs liés à l'acte reproché. L'intention subjective n'est qu'un élément, bien qu'il soit pertinent. Lors de l'appréciation de l'ensemble des éléments de preuve relatifs à l'intention, il convient de présumer qu'une personne connaissait ou aurait dû connaître et avoir envisagé la conséquence naturelle de son action.


[31]            Lorsqu'on examine la conclusion de la SAI, il est difficile de déterminer si elle a décidé que l'intention du demandeur (et vraisemblablement celle des autres conspirateurs également) était dénuée de pertinence aux fins de l'alinéa 34(1)b) ou si cette défense d'intention innocente était dénuée de pertinence en raison de l'ensemble des autres éléments de preuve objectifs relativement à ce qui était planifié et à la manière dont les actions seraient perçues.

[32]            Vu ma conclusion en ce qui concerne le droit applicable, je ne commenterai pas l'appréciation de la SAI quant à la vraisemblance. Il s'agit d'un cas où il serait approprié qu'un tribunal différemment constitué statue à nouveau sur l'affaire.

[33]            Les parties m'ayant proposé des questions en vue de la certification, je certifierai les questions suivantes :

1.          Aux fins de l'alinéa 34(1)b) de la LIPR, l'expression « actes visant au renversement par la force » s'entend-elle de l'exercice effectif de la contrainte physique ou comprend-elle également la menace ou la possibilité raisonnable d'une contrainte physique?

2.          L'alinéa 34(1)b) de la LIPR exige-t-il du résident permanent ou de l'étranger qu'il ait eu véritablement l'intention d'employer la force lors des actes visant au renversement d'un gouvernement?


[34]            Pour ces motifs, la décision de la SAI sera annulée et l'affaire lui sera renvoyée pour qu'un tribunal différemment constitué statue sur celle-ci.

                                                                                                                          « Michael L. Phelan »          

      Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 IMM- 8656-04

INTITULÉ :                                                                SOLOMON OREMADE

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 14 AVRIL 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                           LE JUGE PHELAN

DATE DES MOTIFS :                                               LE 9 AOÛT 2005

COMPARUTIONS :

Russell Kaplan                                                   POUR LE DEMANDEUR

Lynn Marchildon                                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Russel Kaplan                                                            POUR LE DEMANDEUR

Ottawa (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


                                                                                                                    Dossier : IMM-8656-04

Ottawa (Ontario), le 9 août 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PHELAN

ENTRE :

                                                         SOLOMON OREMADE

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE la décision de la Section d'appel de l'immigration soit annulée et que l'affaire lui soit renvoyée pour qu'un tribunal différemment constitué statue sur celle-ci.

                                                                                                                           « Michael L. Phelan »          

      Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.

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