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Date : 20040123

Dossier : IMM-5874-03

Référence : 2004 CF 104

Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

ENTRE :

                                      KARLA VANESSA BENAVIDES GUERRERO

(alias KARLA V. BENAVIDES GUERRERO),

HILLARY VANESSA SOLANO BENAVIDES

et JUAN FRANCISCO SOLANO BRENES

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                          - et -

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale[1] (la Loi) et de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés[2], l'autorisation ayant été accordée par la Cour le 24 octobre 2003, qui vise la décision par laquelle la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé, en date du 11 juillet 2003, de reconnaître le statut de « réfugié au sens de la Convention » aux demandeurs.

[2]                Les demandeurs souhaitent obtenir une ordonnance annulant cette décision et renvoyant l'affaire pour qu'elle soit tranchée conformément aux instructions que la Cour estime appropriées[3].

[3]                La Cour a le pouvoir d'accorder une telle réparation en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi.

[4]                Le défendeur demande pour sa part à la Cour de rejeter la demande de contrôle judiciaire[4].

CONTEXTE


[5]                Karla Benavides Guerrero (la demanderesse principale), son mari, Juan Solano Brenes (le demandeur), et leur fille mineure, Hillary Solano Benavides (la demanderesse mineure), sont des citoyens du Costa Rica qui prétendent craindre avec raison d'être persécutés du fait de leur appartenance à un groupe social. Ils demandent également d'être protégés car ils sont exposés à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au Costa Rica[5].

[6]                Les demandeurs craignent le père du demandeur, Gregorio Solano, un homme dominant et violent qui a maltraité sa famille, notamment le demandeur, sa mère et ses frères et soeurs. Gregorio Solano considère que, même à l'âge adulte, le demandeur a envers lui, son père, des obligations et des responsabilités[6].

[7]                Gregorio Solano est également un musicien réputé qui a de bonnes relations dans la police et dans le gouvernement au Costa Rica[7].

[8]                Le demandeur a été maltraité par son père parce qu'il s'est marié en secret et que ce dernier n'approuvait pas sa relation avec son épouse, la demanderesse principale[8].


[9]                Gregorio Solano a harcelé et a maltraité les demandeurs, soit personnellement soit par l'entremise de complices. Le demandeur a signalé l'un de ces incidents à la police, au bureau de l'Organismo Investigacion Judicial (OIJ). La police s'est alors contentée de le traiter de [traduction] « pleurnicheur » , de lui donner différents qualificatifs féminins et de lui dire qu'elle n'interviendrait pas dans une affaire familiale[9].

[10]            La police a aussi, à deux occasions, persécuté les demandeurs à l'instigation de Gregorio Solano. Des policiers ont attaqué le demandeur, ont agressé sexuellement la demanderesse principale et ont menacé la demanderesse mineure de lui faire subir le même sort[10].

[11]            Aucun de ces faits n'a été contredit et n'a été mis en doute aux fins de l'évaluation de la crédibilité[11].

QUESTIONS EN LITIGE

[12]            La Commission a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la possibilité d'obtenir la protection de l'État?

[13]            La Commission a-t-elle omis de tenir compte de la preuve relative à des personnes se trouvant dans la même situation que les demandeurs?

[14]            La Commission a-t-elle omis de tenir compte du rapport psychologique?

La Commission a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la possibilité d'obtenir la protection de l'État?

[15]            Les demandeurs prétendent essentiellement qu'il n'est pas nécessaire de demander la protection de l'État si c'est la police elle-même qui est l'agent de persécution. Le défendeur soutient que les demandeurs devaient demander l'aide d'autres autorités.

[16]            La Cour d'appel a statué dans l'arrêt Kadenko c. Canada (M.C.I.)[12] :

Lorsque l'État en cause est un état démocratique comme en l'espèce, le revendicateur doit aller plus loin que de simplement démontrer qu'il s'est adressé à certains membres du corps policier et que ses démarches ont été infructueuses. Le fardeau de preuve qui incombe au revendicateur est en quelque sorte directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l'État en cause : plus les institutions de l'État seront démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s'offrent à lui[13].


[17]            Dans l'arrêt Kadenko[14], les agents de persécution étaient des particuliers. La question s'est ensuite posée de savoir si un si lourd fardeau devrait aussi être imposé aux personnes qui ont été persécutées par la police elle-même. Dans certains cas, la Cour a décidé que les demandeurs n'ont pas à solliciter la protection de la police ou d'une autre institution si les agents de persécution sont des policiers. Elle a, par contre, statué également que les demandeurs pourraient devoir tenter d'obtenir la protection d'autres autorités même si les agents de persécution sont des policiers[15]. Une certaine spécificité est exigée en ce qui concerne le degré de protection offert aux victimes d'agression sexuelle. Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe données par la présidente de la Commission seraient utiles à cet égard. Il est fait référence à la trousse d'information de la Section de la protection des réfugiés sur le Costa Rica (Dossier du défendeur, sous le titre [traduction] « Affidavit d'Emeline Layne » , en particulier les pages 100 à 135, pour ce qui est des femmes et des enfants).

[18]            Dans les circonstances particulières de l'espèce, la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a posé comme principe général qu'il était sans importance que les agents de persécution aient été des policiers ou des particuliers. Or, à la lumière des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, la Commission avait l'obligation de déterminer si le fait que les agents de persécution étaient des policiers était important compte tenu des conditions particulières du pays. En d'autres termes, elle devait se demander si d'autres institutions gouvernementales auraient pu aider les demandeurs lorsque le corps de police en cause, tel qu'il est décrit dans la preuve non contredite, ne l'a pas fait.


[19]            Il n'a pas été question, dans la décision, de la preuve selon laquelle des membres de l'OIJ ne font pas l'objet d'une enquête ou d'une sanction lorsque des actes de violence sont allégués[16]. Selon la preuve présentée par les demandeurs, la police et la garde civile ont arrêté et battu le beau-frère du demandeur à plusieurs occasions et dans deux parties différentes du pays, à l'instigation de Gregorio Solano. Lorsque des éléments de preuve ont un rapport direct avec les conclusions de la Commission et qu'ils les contredisent (en particulier la propre preuve documentaire de la Commission indiquant que la police commet de tels actes), la Commission doit à tout le moins les faire ressortir et les examiner[17].

La Commission a-t-elle omis de tenir compte de la preuve relative à des personnes se trouvant dans la même situation que les demandeurs?


[20]            La Cour d'appel fédérale mentionne clairement, dans l'arrêt Salibian c. Canada (M.E.I.)[18], que « tandis que le droit des réfugiés moderne s'attache à reconnaître la protection dont doivent bénéficier des revendicateurs pris individuellement, la meilleure preuve qu'une personne risque sérieusement d'être persécutée réside généralement dans le traitement accordé à des personnes placées dans une situation semblable dans le pays d'origine » . Dans la même veine, la décision Addulahi c. Canada (M.C.I.)[19] indique que la preuve qu'une personne se trouvant dans la même situation s'est vu reconnaître le statut de réfugié a une valeur limitée, alors que la preuve qu'une telle personne a été persécutée est importante et doit être prise en compte.

[21]            Les demandeurs ayant produit une preuve concernant la famille de la soeur du demandeur pour démontrer que cette famille nucléaire se trouve dans la même situation qu'eux, la Commission devait à tout le moins l'examiner.

La Commission a-t-elle omis de tenir compte du rapport psychologique?

[22]            La Commission a considéré que la protection offerte par l'État était suffisante. Comme elle ne pensait pas que les demandeurs couraient le risque d'être persécutés, on ne peut pas dire qu'elle a commis une erreur en n'évaluant pas le rapport psychologique dans ses motifs, même s'il appert que, compte tenu de la preuve non contredite, elle aurait dû le faire (si la preuve est effectivement non contredite).

CONCLUSION


[23]            En ne tirant aucune conclusion défavorable au sujet de la crédibilité, la Commission a en fait reconnu sans aucune réserve la crédibilité des demandeurs (M.B.K., précitée). La Cour estime que la Commission a pris sa décision sans tenir compte de la preuve particulière qui lui a été présentée. Il est particulièrement important de reconnaître qu'il s'agit d'un cas que l'on ne doit pas considérer sans tenir compte de ses faits particuliers. Ce n'est qu'en raison de ces faits que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la Commission ayant commis une erreur lorsqu'elle a appliqué la notion de la protection de l'État sans tenir compte de la preuve - objective et subjective - non contredite qui l'a amenée à conclure que cette protection était suffisante.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                   La décision est annulée et l'affaire est renvoyée pour être réexaminée.

2.                   Aucune question n'a été proposée à des fins de certification.

                                                                                                                         « Michel M. J. Shore »            

                                                                                                                                                     Juge                          

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE

                                                                             

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-5874-03

INTITULÉ :                                                    KARLA VANESSA BENAVIDES GUERRERO (ALIAS KARLA V. BENAVIDES GUERRERO), HILLARY VANESSA SOLANO BENAVIDES et JUAN FRANCISCO SOLANO BRENES

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION      

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 20 JANVIER 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE SHORE

DATE DES MOTIFS :                                   LE 23 JANVIER 2004

COMPARUTIONS :

J. Byron Thomas                                               POUR LES DEMANDEURS

Lisa Hutt                                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

J. Byron Thomas                                               POUR LES DEMANDEURS

Avocat

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



[1] L.R.C. 1985, ch. F-7 [la Loi].

[2] L.C. 2001, ch. 27.

[3] Dossier des demandeurs, Mémoire des faits et du droit, p. 83, paragr. 37 (le mémoire des faits et du droit des demandeurs).

[4] Dossier du défendeur, Mémoire des faits et du droit, paragr. 20.

[5] Supra.

[6]Supra.

[7] Supra.

[8]Supra.

[9]Supra, p. 9.

[10]Supra.

[11]M.B.K. c. Canada (M.C.I.), [1997] A.C.F. no 374 (1re inst.) (QL).

[12] 143 D.L.R. (4th) 532, p. 534.

[13]Supra.

[14]Supra.

[15] Nagy c. Canada (M.C.I.), [2002] A.C.F. no 370, paragr. 10 à 15 (QL).

[16] Décision de la Commission, supra, p. 14.

[17] Cepeda-Gutierrez c. Canada (M.C.I.), [1998] A.C.F. no 1425, paragr. 17 (QL).

[18] [1990] A.C.F. no 454, paragr. 18 (C.A.) (QL).

[19] [1996] A.C.F. no 1433 (1re inst.) (QL).

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