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Date : 19971215


T-1412-96

OTTAWA (ONTARIO), LE 15 DÉCEMBRE 1997

EN PRÉSENCE DE:      MONSIEUR LE JUGE J.E. DUBÉ

ENTRE :

     MICHAEL TAYLOR,

     requérant,

     - et -

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     intimé.

     ORDONNANCE

     La demande est rejetée sans dépens.

    

     Juge

Traduction certifiée conforme                           François Blais, LL.L.


Date : 19971215


T-1412-96

ENTRE :

     MICHAEL TAYLOR,

     requérant,

     - et -

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     intimé.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE DUBÉ :

[1]      La présente demande vise le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a décidé, le 16 mai 1996, qu'elle n'avait pas compétence pour trancher l'affaire au fond.

[2]      La plainte soumise par le requérant à la Commission touche une allégation de discrimination fondée sur la religion, dans l'utilisation des installations d'une salle d'audience publique. Cette allégation découle d'une décision rendue par le juge Whealy de la Cour de l'Ontario (Division générale) dans le cadre du procès criminel de l'inculpé Dudley Laws, en 1993. Au cours de ce procès, le juge a ordonné que plusieurs personnes de l'auditoire quittent la salle d'audience si elles ne retiraient pas leur " kufi ", couvre-chef qu'elles prétendaient porter en accord avec leur [Traduction] " religion musulmane ". Le requérant, Michael Taylor, était l'une de ces personnes qui ont été expulsées de la salle d'audience à la suite de cet ordre.

[3]      Le 18 novembre et le 17 décembre 1993, l'avocat du requérant, qui représentait également l'accusé, a déposé une requête devant le juge Whealy pour lui demander de permettre aux personnes portant ce couvre-chef d'assister à l'audience sans avoir à le retirer. Le 22 novembre 1993, le juge a rendu une première décision fixant le protocole vestimentaire à respecter pour assister à une audience présidée par lui. Il a notamment dit : [Traduction] " Les groupes très visibles, quoique silencieux, qui soutiennent l'une des issues possibles de l'instance seront invités à se faire plus discrets en se dépouillant de tout signe, emblème ou autre indice perturbateur, sans quoi ils devront se retirer. Les meneurs de claque, même silencieux, n'ont pas leur place dans une salle d'audience ".

[4]      Il a ajouté que [Traduction] " les couvre-chef ne seront permis en présence du tribunal que s'il s'agit d'une marque de foi exigée par une communauté religieuse bien établie et reconnue ". Le juge a rendu une deuxième décision à la suite d'une nouvelle demande de l'avocat du requérant au même sujet. Le juge a fixé à nouveau le même protocole, pour l'essentiel, et il a rejeté la demande de l'avocat.

[5]      À la suite de ces décisions, l'avocat du requérant a déposé une plainte au Conseil canadien de la magistrature qui en a disposé ainsi : [Traduction] " Le Conseil est autorisé à examiner, au besoin, la conduite d'un juge dans la salle d'audience, mais les décisions rendues par un juge dans l'exercice de ses fonctions judiciaires en conformité avec le principe de l'indépendance de la magistrature, devraient plutôt être laissées à la compétence des juridictions d'appel ". La directrice exécutive du Conseil canadien de la magistrature a ajouté, dans sa lettre du 23 janvier 1995 : [Traduction] " La question de savoir si le juge avait compétence pour prononcer l'ordonnance contestée en l'espèce sera toutefois examinée par la Cour d'appel et le Conseil s'en remet à cette juridiction en premier ressort ". L'avocat du requérant n'a pas interjeté appel des deux décisions susmentionnées, mais a formé un appel à l'encontre de la déclaration de culpabilité de l'accusé Dudley Laws. L'appel est toujours en instance.

[6]      Par la suite, le requérant a porté plainte devant la Commission ontarienne des droits de la personne qui a conclu qu'elle n'avait pas compétence pour entendre l'affaire étant donné que les juges de la Cour de l'Ontario (Division générale) sont nommés par le gouvernement fédéral et que la loi qui s'applique à eux serait donc la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi).

[7]      En conséquence, le requérant a déposé une plainte devant la Commission qui a décidé, en vertu de l'alinéa 41(1)c) de la Loi, que " la plainte n'est pas de la compétence de la Commission ". La décision de la Commission a été communiquée au requérant dans une lettre que lui a adressée la secrétaire de la Commission le 16 mai 1996, mais dans laquelle elle n'expliquait pas pourquoi la Commission n'avait pas compétence. Toutefois, dans une lettre antérieure datée du 18 avril 1996, la directrice par intérim des plaintes et des enquêtes de la Commission avait expliqué ainsi la décision de la Commission :

         [Traduction] La Commission fonde sa décision sur le fait que chaque fois qu'un juge est investi d'une responsabilité, il exerce cette responsabilité " en sa qualité officielle de représentant de la cour " sauf disposition contraire. (Ministre des Affaires indiennes c. Rainville, [1982] 2 R.C.S. 518) De plus, selon un principe de common law applicable à tous les juges d'une cour supérieure, ceux-ci bénéficient de l'immunité absolue. En raison de cette immunité absolue, il sont à l'abri de toute poursuite civile. L'intimé pourrait invoquer son immunité absolue du fait qu'il agissait dans les limites de sa compétence lors de l'incident en cause, de sorte que la Commission n'a pas compétence pour se prononcer sur la plainte.         

[8]      En conséquence, la seule question à trancher dans le cadre de la présente demande est celle de savoir si la Commission a commis une erreur pouvant donner lieu à contrôle judiciaire en concluant qu'elle n'avait pas compétence en vertu de l'alinéa 41(1)c) de la Loi pour entendre la plainte du requérant. Il faut premièrement déterminer quel critère s'applique à l'examen de la compétence de la Commission. Compte tenu de la décision Canada c. Bouvier1 rendue par notre Cour, la norme de contrôle doit être la " justesse " de la décision. Énoncée avec plus de précision, la question à trancher est donc celle de savoir si la Commission a tiré une conclusion qui est juste en affirmant qu'elle n'avait pas compétence en l'espèce en raison de l'immunité du juge.

[9]      Dans l'arrêt Sirros v. Moore2, Lord Denning a déclaré que : [Traduction] " Depuis l'an 1613, sinon avant, il est établi, dans notre droit, qu'aucune action ne aurait être accueillie contre un juge relativement à des paroles qu'il aurait prononcées ou à un acte qu'il aurait accompli dans l'exercice d'une compétence qui lui appartient " . Lord Denning a ajouté, à la page 784 :

         [Traduction] Quel est donc le critère à appliquer pour établir que les juges des cours supérieures bénéficient de l'immunité contre toute responsabilité en dommages-intérêts même lorsqu'ils agissent sans compétence? Il s'exprime de plusieurs façons. Les juges des cours supérieures ne peuvent être tenus responsables des actes qu'ils accomplissent " en leur qualité de juges ", " judiciairement ", " dans l'exercice de leurs fonctions " ou " dans la mesure où ils agissent comme juges ", ni de leurs " actes judiciaires ". Quelle est la signification de toutes ces expressions? Elles ont une portée plus large que l'expression " lorsqu'ils agissent dans les limites de leur compétence ". Je pense que chacune d'elles signifie que les juges des cours supérieures sont protégés lorsqu'ils exercent leurs fonctions de bonne foi et qu'ils croient avoir compétence , même s'ils peuvent se tromper à cet égard et ne pas avoir effectivement compétence. Il n'importe pas qu'ils commettent une erreur de droit plutôt que de fait; ils seront protégés s'ils croient de bonne foi avoir compétence pour agir.         
         (non souligné dans l'original)         

[10]      Lord Denning avait auparavant illustré le principe de l'immunité judiciaire en ces termes colorés, à la page 739 :

         [Traduction] Si le rôle de cette immunité consiste à s'assurer " qu'ils jouissent de la liberté de pensée et puissent exercer leur jugement en toute indépendance ", elle s'applique à tous les juges, quel que soit leur rang. Chaque juge doit être à l'abri de toute responsabilité en dommages-intérêts lorsqu'il agit judiciairement. Chacun devrait être en mesure d'accomplir son travail en toute indépendance et sans crainte. Aucun juge ne devrait avoir à feuilleter ses livres en tremblant parce qu'il se demande : " Si j'agis ainsi, puis-je être tenu responsable en dommages-intérêts? "         

[11]      Dans une décision plus récente, l'arrêt Morier et Boily c. Rivard3, la Cour suprême du Canada a traité de l'immunité des juges des cours supérieures. Après un examen de la jurisprudence en la matière, la Cour a cité l'ouvrage intitulé Halsbury's Laws of England4. Elle s'est reportée plus particulièrement au paragraphe 210 :

         210. Portée de la protection. Où que la protection de l'exercice des pouvoirs judiciaires s'applique, elle est si absolue qu'aucune allégation que les actes ou omissions dont on se plaint ont été faits ou dits de mauvaise foi, avec malveillance, par corruption ou sans cause raisonnable ou probable suffit à fonder une action. Toutefois, la protection ne s'étend pas aux actes purement extra-judiciaires ou étrangers au devoir judiciaire du défendeur; et donc si les mots en cause n'ont pas été prononcés au cours du processus judiciaire, le défendeur n'est pas protégé.         

[12]      Il est bien établi en l'espèce que le juge Whealy a agi dans l'exercice de ses fonctions et qu'il ne peut donc pas faire l'objet d'une action en dommages-intérêts. Néanmoins, l'avocat du requérant soutient que cette immunité ne s'étendrait pas aux gestes criminels accomplis par le juge dans la salle d'audience et ne le protègerait pas s'il transgressait la Loi : un juge ne pourrait violer la Loi en toute impunité.

[13]      En premier lieu, le requérant doit démontrer que l'objet de la plainte est un " acte discriminatoire " au sens des articles 5 à 14 de la Loi. Seul un acte discriminatoire au sens de ces dispositions peut fonder une plainte sous le régime de la partie III de la Loi, qui établit la procédure à suivre relativement aux plaintes en matière de droits de la personne. Les actes discriminatoires visés par ces articles sont des actes discriminatoires touchant la fourniture de biens et de services, les locaux commerciaux, les logements, l'emploi, les salaires, les organisations syndicales, la publication d'avis discriminatoires, la propagande haineuse et le harcèlement.

[14]      L'avocat du requérant s'appuie sur l'article 5 de la Loi selon lequel constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public, d'en priver un individu. La note marginale parle de " Refus de biens, de services, d'installations ou d'hébergement ". Même si cette disposition, qui semble viser les locaux commerciaux, était réputée, par extension, s'appliquer à une salle d'audience, on pourrait difficilement affirmer qu'elle s'étend à la conduite d'un juge dans cette salle d'audience.

[15]      Je suis d'avis que la partie II de la Loi sur les juges5, intitulée " Conseil canadien de la magistrature ", est plus pertinente. L'article 63 traite des " Enquêtes sur les juges " et l'article 65, intitulé " Rapports et recommandations ", prévoit que le Conseil peut présenter un rapport au ministre de la Justice lorsqu'il est d'avis que le juge en cause a manqué à l'honneur et à la dignité. Dans sa lettre susmentionnée du 23 janvier 1995, la directrice exécutive du Conseil canadien de la magistrature a écrit :

         [Traduction] Comme vous le savez, monsieur le juge Whealy a jugé que la situation commandait, au tout début d'un procès qui s'annonçait difficile, qu'il affirme son autorité pour assurer l'ordre dans la salle d'audience. Il n'est pas possible pour l'instant, et à l'extérieur de cette salle d'audience, de déterminer si la décision du juge Whealy était juste ou non. Pour cette raison, il est improbable qu'une décision isolée dans une cause unique serait considérée comme une conduite justifiant une recommandation visant la révocation.         

[16]      Toutefois, le Conseil de la magistrature n'a pas écarté la possibilité d'examiner l'affaire. Il a simplement manifesté l'intention de ne prendre [Traduction] " aucune autre mesure en l'espèce pour l'instant " et de [Traduction ] " s'en remettre " à la Cour d'appel de l'Ontario, en attendant qu'elle rende une décision.

[17]      Compte tenu de l'arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor)6, il ne fait aucun doute que la Loi doit être interprétée de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui la sous-tendent; or, son objet consiste à donner effet au principe selon lequel tous ont droit à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des motifs de distinctions illicites. Il ne faut pas oublier la mise en garde portant que la législation " devrait être abordée non pas parcimonieusement ", mais d'une manière qui tienne compte de sa nature spéciale. Pour reprendre les propos tenus par la juge LaForest, à la page 90, il est nécessaire : " de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits énoncés dans ladite loi, conformément à la Loi d'interprétation qui exige que les lois soient interprétées de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets. "

[18]      Je ne puis cependant conclure que la Commission a commis une erreur en concluant qu'elle n'avait pas compétence pour se prononcer sur une plainte concernant un juge qui a énoncé et appliqué des critères précis pour assurer le décorum dans la salle d'audience. La question à laquelle je dois répondre n'est pas celle de savoir si un acte discriminatoire a été commis, mais celle de savoir si la Commission a eu raison de conclure qu'elle n'avait pas compétence pour se prononcer sur la plainte compte tenu du principe de l'immunité judiciaire, établi de longue date. Je suis d'avis que la décision de la Commission est juste.

[19]      En conséquence, la demande est rejetée, mais sans dépens, compte tenu des circonstances.

    

     Juge

OTTAWA (ONTARIO)

15 décembre 1997

Traduction certifiée conforme                           François Blais, LL.L

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NUMÉRO DU GREFFE :              T-14112-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :          MICHAEL TAYLOR

                 c.

                 LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDITION :              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDITION :              14 DÉCEMBRE 1997

MOTIFS DU JUGEMENT PRONONCÉS PAR LE JUGE DUBÉ

DATE DES MOTIFS :              15 DÉCEMBRE 1997

ONT COMPARU :

PETER ROSENTHAL                      POUR LE REQUÉRANT

RICHARD KRAMER                      POUR L'INTIMÉ

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

ROACH, SCHWARTZ & ASSOCIATES

TORONTO (ONTARIO)                      POUR LE REQUÉRANT

GEORGE THOMSON

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA          POUR L'INTIMÉ

__________________

1      [1996] J.C.F. No 623 (1re inst.).

2      (1974), 3 All E.R. 776, 781 (C.A.).

3      [1985] 2 R.C.S. 716 (C.S.C.).

4      4e éd., vol. 1, 1973, aux p. 197 et suiv..

5      1985, ch. J-1, modifiée par L.C. 1992, ch. 51, art. 26 et 27.

6      [1987] 2 R.C.S. 84.

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