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Date: 19980625

Dossier: T-2043-96

OTTAWA, ONTARIO, CE 25e JOUR DU MOIS DE JUIN 1998

Présent : MONSIEUR LE JUGE J.E. DUBÉ

Entre :

             LE COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA,

                                                                                                                           Requérant,

                                                                    - et -

                                                           AIR CANADA,

                                                                                                                                  Intimée.

                                                         ORDONNANCE

La requête sur les moyens préliminaires est rejetée.

                                                                                                                                                                               

                                                                                                                                        Juge


Date: 19980625

Dossier: T-2043-96

Entre :

             LE COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA,

                                                                                                                           Requérant,

                                                                    - et -

                                                           AIR CANADA,

                                                                                                                                  Intimée.

                                               MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE DUBÉ:

[1]                     Suite à une ordonnance de la Cour obtenue de consentement des parties, l'intimée ("Air Canada") a soulevépar voie de requête des moyens préliminaires à l'encontre de l'avis de requête introductive d'instance du requérant ("le Commissaire").

[2]                     Le 13 septembre 1996, le Commissaire a déposésa requête en vertu de l'alinéa 78(1)a) de la Loi sur les langues officielles[1]("la Loi") pour exercer un recours contre Air Canada avec le consentement du plaignant Robert Jolette ("le plaignant"). Par le biais de la présente requête, Air Canada recherche une ordonnance radiant ladite requête introductive d'instance du Commissaire au motif que du consentement du plaignant est inefficace, attendu que ledit consentement relève de plaintes "fermées" par le Commissaire. Ledit alinéa 78(1)a) se lit comme suit:

78. (1) Le commissaire peut selon le cas :

a) exercer lui-même le recours, dans les soixante jours qui suivent la communication au plaignant des conclusions de l'enquête ou des recommandations visées au paragraphe 64(2) ou dans le délai supérieur accordéau titre du paragraphe 77(2), si le plaignant y consent;

(mon soulignement)

                                            1. Les faits

[3]       Le plaignant a formulésix plaintes auprès du Commissaire relativement au manque de services bilingues à l'aéroport Lester B. Pearson à Toronto. Le Commissaire a ferméles cinq premières plaintes le 23 mars et le 5 avril 1994 en indiquant au plaignant qu'il fera un suivi afin de s'assurer que les engagements pris par Air Canada soient respectés. Le 16 octobre 1994, le plaignant a déposéune autre plainte. Suite à cette sixième plainte, le Commissaire a transmis une lettre à Air Canada, le 1er novembre 1994 lui faisant part de son intention de tenir une enquête sur place, et ce, compte tenu des 15 plaintes déjà reçues pour l'année 1994. Air Canada ayant promis d'entreprendre ses nouveaux engagements, le Commissaire a ferméla sixième plainte le 7 février 1995 indiquant "toutefois que le Commissaire en assurerait le suivi dans le contexte d'une enquête approfondie sur les services offerts à l'aéroport Pearson qu'il doit entreprendre incessamment".


[4]       Le rapport d'enquête final sur l'enquête approfondie concernant les services au sol bilingues à l'aéroport fut rendu le 16 juillet 1996. Ce rapport confirmait l'absence de services en français ainsi que le caractère non adéquat des mesures prises par Air Canada. Le 18 juillet 1996, le Commissaire écrivit au plaignant, l'informant qu'Air Canada n'a pas suffisamment mis en application les recommandations indiquées dans son rapport et, en conséquence, se propose d'intenter des procédures devant la Cour en vertu de l'article 78 de la Loi, si le plaignant y consent. Ce dernier a fourni le consentement demandéle 10 septembre 1996.

                                            2. Le litige

[5]       Essentiellement, les prétentions d'Air Canada reposent sur trois motifs:

1- Le consentement à intenter un recours judiciaire donné par le plaignant est nul puisque les dossiers de plaintes sur lesquels son consentement est basé sont fermés depuis déjà dix-huit mois. Un dossier fermé, selon Air Canada ne saurait servir de fondement pour un recours judiciaire en vertu de la partie X de la loi;

2- L'enquête du Commissaire a été faite de sa propre initiative et n'a pas de lien avec les plaintes du plaignant;

3- Le consentement du plaignant a été obtenu tardivement et l'introduction de la requête a été faite hors délai selon les articles 77(2) et 78 de la Loi.

                      3. Le statut des dossiers "fermés"


[6]       Effectivement, dans ses lettres au plaignant le Commissaire indique que ses "dossiers sont fermés". Cette terminologie administrative n'est pas une expression heureuse et elle soulève des problèmes. Ce n'est pas tellement logique de dire qu'un dossier est "fermé" et qu'il y aura un "suivi". En réalité, l'expression signifie que le Commissaire a obtenu un engagement de la part de l'institution visée de remédier à la situation, mais que si les changements apportés par l'institution ne sont pas satisfaisants, le Commissaire rouvrira le dossier et poursuivra l'enquête pour donner suite à la plainte.

[7]       Dans une affaire entendue récemment entre les deux mêmes parties, j'ai dûanalyser la nature des soi-disantes plaintes fermées. Il est opportun de reproduire ces deux paragraphes pertinents de mon jugement[2]:

Rien dans la Loi n'indique que les renseignements contenus dans les dossiers fermés, en l'occurrence des dossiers déjà considérés par le Commissaire, ne puissent être considérés à nouveau en marge de l'étude de plaintes de même nature concernant la même institution fédérale. Il semble qu'en l'espèce les dossiers fermés en question n'ont pas étéfermés à la satisfaction des plaignants. Le fait que ceux-ci ne se soient pas prévalus du recours judiciaire qui leur est ouvert en vertu de la Partie X de la Loi, ne rend pas inutiles ou irrecevables les renseignements pertinents contenus dans leurs dossiers. La Loi ne fait aucune distinction entre les plaintes "ouvertes" ou "fermées".

De plus, le paragraphe 64(2) permet au Commissaire de faire un suivi, lorsqu'à son avis il n'a pas étédonnésuite à ses recommandations dans un délai raisonnable, par des mesures appropriées. Ce paragraphe ne prévoit aucune restriction quant au temps oùle Commissaire peut faire ce suivi. Il peut se produire que des plaintes soient administrativement fermées suite à des promesses ou à des engagements de la part de l'institution fédérale visée. Toutefois, lorsque les engagements ne sont pas réalisés ou que d'autres plaintes sont par la suite déposées, le Commissaire peut continuer à traiter le problème non résolu.

(Mon soulignement)

[8]       En effet, il n'y a pas lieu de se baser sur cette formule administrative infortunée pour attaquer une décision du Commissaire de rouvrir un dossier et de poursuivre une enquête, alors que l'institution visée n'a pas tenu ses engagements ou, du moins, n'a pas remédiéà la situation à la satisfaction du Commissaire. S'il appert à ce dernier, à la suite d'une enquête ou à la suite d'autres plaintes provenant du même plaignant ou d'autres plaignants, que l'institution ne répond pas aux exigences de la Loi, le Commissaire a le droit et le devoir de prendre les moyens qui s'imposent.

[9]       La terminologie "dossier fermé" est une notion étrangère à la Loi. La Loi traite uniquement du refus du Commissaire d'ouvrir une enquête, ou de la poursuivre en vertu du paragraphe 58(5) et de la communication au plaignant des conclusions de l'enquête selon le paragraphe 77(2). Sous réserve des autres dispositions de la Loi, le Commissaire peut établir la procédure à suivre pour ses enquêtes selon le paragraphe 61(1). Il est maître de ses procédures.


[10]     Le Commissaire est un ombudsman linguistique qui doit tenter de régler à l'amiable les questions qui sont portées à son attention, plus particulièrement les problèmes d'ordre systémique. Lorsqu'il a émis des recommandations auxquelles l'institution n'a pas donnésuite, le Commissaire assure un suivi et fait des commentaires, ou émet une nouvelle recommandation, tel que stipuléau paragraphe 64(2). Il peut donc "fermer" ou "rouvrir" les dossiers selon les circonstances et se servir de plaintes accumulées pour établir la preuve d'un problème systémique chez une institution. Mais, évidemment, il doit respecter les dispositions de la Loi.

[11]     Il n'y a sûrement pas lieu de conclure, tel qu'alléguépar Air Canada, que le Commissaire est functus officio relativement aux dossiers des plaignants qui s'accumulent dans son greffe. Tel que défini dans l'arrêt Chandler[3], functus officio est la règle générale portant qu'on ne saurait revenir sur une décision judiciaire définitive. Il ne s'agit pas en l'espèce d'une décision judiciaire définitive puisque le problème soulevé par la plainte n'est pas résolu si l'institution visée ne tient pas ses engagements.

                                4. L'économie de la Loi


[12]     En vertu des dispositions de l'article 56 de la Loi, il incombe au Commissaire de prendre les mesures nécessaires pour assurer la reconnaissance du statut des deux langues officielles et de faire respecter l'esprit de la Loi et l'intention du législateur. Pour s'acquitter de cette mission, le Commissaire procède à des enquêtes, soit de sa propre initiative, soit à la suite des plaintes qu'il reçoit (paragraphe 56(2)). Son pouvoir, tel qu'exercédans le cadre de sa compétence, est exceptionnel et son pouvoir d'intervention est tout à fait inhabituel. Il est opportun de rapporter ici le passage suivant de la décision de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire St-Onge c. Canada[4]:

Cette responsabilitéqui est attribuée à un administrateur général[5] de vérifier si l'esprit de la Loi et l'intention du législateur ont été respectés dans un cas donné, est exceptionnelle. Le commissaire se voit reconnaître un pouvoir d'intervention tout à fait inhabituel et le Parlement lui dicte expressément, lorsqu'il reçoit une plainte, d'aller au fond des choses et de ne pas se contenter d'examiner la légalité technique du comportement de l'administration qui fait l'objet de la plainte.

[13]     Le Commissaire doit considérer toute plainte qu'il reçoit. S'il refuse d'ouvrir une enquête ou de la poursuivre, il doit donner un avis motivéau plaignant (article 58). Au terme de l'enquête, le Commissaire doit émettre un rapport motivéau plaignant et à l'institution concernée (paragraphe 64(1)). Lorsqu'il a émis des recommandations auxquelles l'institution n'a pas donnésuite, le Commissaire peut en informer le plaignant: en d'autres mots, il peut assurer un suivi et faire des commentaires ou émettre de nouvelles recommandations (paragraphe 64(2)).


[14]     La partie X de la Loi, intitulée "Recours judiciaire", prévoit à l'article 76 que le tribunal viséà la présente partie est la Section de première instance de la Cour fédérale. L'article 77 stipule que quiconque a saisi le Commissaire d'une plainte peut former un recours devant cette Cour. Toujours en vertu de ce même article 77, le recours peut être formépar le plaignant à quatre moments précis:

1- Soixante jours après que le plaignant ait été avisé du refus du Commissaire d'ouvrir sa plainte ou de son refus de poursuivre l'enquête (para. 77(2) et 58(5));

2- Six mois après le dépôt de la plainte si le plaignant n'a toujours pas été avisé des conclusions de l'enquête (para. 77(3));

3- Soixante jours après la réception des conclusions de l'enquête par le plaignant (para. 77(2)); et

4- Soixante jours après la communication au plaignant d'un avis du Commissaire à l'effet que l'institution concernée n'a pas donné suite, dans un délai raisonnable, à ses recommandations déjà émises (para. 77(2) et 64(2)).

[15]     En l'instance, le Commissaire soumet que c'est le troisième volet qui s'applique, à savoir que le plaignant a reçu les conclusions de l'enquête le 18 juillet 1996, le plaignant a consenti au recours le 10 septembre 1996 et le recours a étédéposéle 13 septembre 1996, soit à l'intérieur du délai fixé. Le recours en question peut être formépar le plaignant ou par le Commissaire en son nom, avec le consentement du plaignant, et le Commissaire peut comparaître pour le compte de l'auteur d'un recours en vertu des dispositions de l'alinéa 78(1)b).


[16]     Pour sa part, Air Canada allègue que le recours prévu à la partie X de la Loi n'est pas disponible suite à une enquête initiée par le Commissaire lui-même ou menée indépendamment d'une plainte. Les seuls recours disponibles dans de tels cas se situeraient aux articles 63 et 65 à 69 de la Loi et le rapport doit être transmis au gouverneur en conseil. Il reviendrait à ce dernier de prendre les mesures qu'il juge indiquées pour donner suite au rapport. Si le gouverneur en conseil n'y donne pas suite par des mesures appropriées, alors le Commissaire peut déposer au Parlement le rapport y afférent.

[17]     Toujours selon Air Canada, le Commissaire n'a pas le pouvoir de présenter une requête en recours judiciaire tel que prévu à la partie X sur la base d'une enquête entamée de sa propre initiative et non reliée à une plainte: attendu que le dossier portant la plainte du plaignant a étéfermé, il ne peut fonder un consentement.


[18]     Àmon sens, il n'y a pas lieu de retenir ces arguments, si ingénieux puissent-ils paraître, pour les motifs déjà explicités. Premièrement, l'enquête du Commissaire est clairement reliée aux 15 plaintes déjà reçues pour l'année 1994, et plus particulièrement à la dernière du plaignant, lesquelles plaintes visent directement le manque de service en français à l'aéroport international Lester B. Pearson à Toronto. Deuxièmement, même si le dossier du plaignant a été"fermé" au sens bureaucratique du mot, il est toujours à la disposition du Commissaire qui peut s'en servir à ses fins et exercer un recours judiciaire, avec le consentement du plaignant, lequel consentement a étédéposéà l'intérieur des soixante jours, tel que prévu au paragraphe 77(2) de la Loi.

[19]     Il faut retenir que le paragraphe 77(4) accorde à la Cour un large pouvoir discrétionnaire pour accorder la réparation qu'elle estime convenable et juste à l'endroit d'une institution fédérale qui ne s'est pas conformée à la Loi. Ce paragraphe reprend le paragraphe 24(1) de la Charte Canadienne des droits et libertéslequel autorise toute personne, victime de négation de ses droits, à s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation "que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances".


[20]     Ces deux paragraphes ont, par leur nature, un caractère impératif et doivent être mis en oeuvre par les institutions qui y sont assujetties. Ces institutions doivent changer certaines de leurs structures institutionnelles, si nécessaire, de façon à assurer le respect des droits linguistiques. C'est donc que le régime législatif énoncéà la partie X de la Loi doit être interprétéen fonction de ses objectifs. Dans cet esprit, il est opportun de rappeler cette description de la Loi par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Viola[6]:

...elle fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi-constitutionnelles qui expriment "certains objectifs fondamentaux de notre société" et qui doivent être interprétées "de manière à promouvoir les considérations de politique fédérale qui (les) sous-tendent".

                                       5. Conclusions


[21]     Je dois donc en conclure que le consentement à intenter un recours judiciaire donnépar le plaignant est efficace, que sa plainte est valide et peut servir de fondement à un recours judiciaire en vertu de la partie X de la Loi, que l'enquête du Commissaire est clairement reliée avec cette plainte et aux autres plaintes similaires de la part du plaignant en l'espèce et d'autres plaignants, que le recours a étéintentédans les soixante jours qui ont suivi la communication au plaignant des conclusions de l'enquête par la Commission, que la procédure suivie par le Commissaire est conforme à ses pouvoirs et à son rôle d'ombudsman linguistique, et qu'Air Canada n'a subi aucun préjudice puisqu'elle a étéinformée tout au long du processus d'enquête et a eu, à plusieurs reprises, l'opportunitéde réagir et de commenter avant le dépôt du rapport final d'enquête du Commissaire. De plus, Air Canada aura l'occasion de faire valoir ses droits à l'audition du recours judiciaire devant cette Cour.

[22]     En conséquence, cette requête sur les moyens préliminaires est rejetée.

OTTAWA, Ontario

le 25 juin 1998

                                                                                                                                      

                                                                                                    Juge


COUR FÉDÉRALE DU CANADA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

N ° DE LA COUR:                       T-2043-96

INTITULÉ :                                    LE COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA

c.

AIR CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :            Ottawa, Ontario

DATE DE L'AUDIENCE :          Le 16 juin 1998

MOTIFS DU JUGEMENT DU JUGE DUBÉ EN DATE DU          Le 25 juin 1998

COMPARUTIONS Me Daniel Mathieu Me François Lemieux

POUR LE REQUÉRANT

POUR L'INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Commissariat aux Langues Officielles 344, rue Slater

Ottawa, Ontario

KlA OT8                                                                                     POUR LE REQUÉRANT

Osler, Hoskin & Harcourt

50, rue O'Connor, Pièce 1500 Ottawa, Ontario

K1P 6L2                                                                                    POUR L'INTIMÉ



[1]                                    L.R.C. 1985, ch. 31 (4e suppl.).

[2]                                    Le Commissaire aux langues officielles du Canada c. Air Canada, T-1989-96, 31 décembre 1997, aux pages 11 et 12.

[3]                                    Chandler v. Alta. Assoc. of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848.

[4]                                    [1992] 3 C.F. 287, à la p. 300.

[5]                                               Art. 50 de la Loi sur les langues officielles.

[6]                                    [1991] 1 C.F. 373, à la p. 386.


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