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Date: 20000829

Dossier: IMM-4178-99

ENTRE:

                                                          SHOKOOFEH KHEIRI

                                                          SARVENAZ SEIGHALI

                                                          SOORENA SEIGHALI

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                          - et -

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LINDEN

[1]         La présente demande de contrôle judiciaire soulève la question de savoir si un agent des visas possède le pouvoir discrétionnaire de proroger la période de validité d'un visa qui a été délivré ou s'il ne peut le faire du fait qu'il est functus officio.


[2]         Dans l'instance, la section des visas a rendu une décision le 12 juillet 1999 par laquelle elle a estimé qu'elle ne pouvait proroger la période de validité d'un visa déjà expiré, mais elle a néanmoins proposé de traiter rapidement le nouveau dossier. La présente demande vise à contester cette décision, et je suis d'avis de l'accueillir.

LES FAITS


[3]         Il est utile de faire un survol rapide des faits malheureux de la présente affaire. La famille Kheiri voulait quitter l'Iran avant le Nouvel An iranien, soit le 20 mars 1999, à défaut de quoi leur fils âgé de 16 ans ne pourrait pas quitter le pays sans obtenir une dispense spéciale, vu qu'il serait alors admissible au service militaire. Malgré tous les efforts déployés par la famille et par les fonctionnaires pour que le processus soit expéditif, le visa n'a été délivré que le 16 mars 1999 et c'est le 18 mars 1999 qu'on en a pris possession. Étant donné que c'était période de festivités à l'occasion du Nouvel An, il était difficile pour la famille de trouver un moyen de transport pour quitter le pays avant le 20 mars. En dernier recours, la famille a pris l'autobus, mais celui-ci ne pouvait malheureusement pas traverser la frontière turque avant minuit, puisque cent autobus attendaient déjà. La famille a abandonné l'idée du départ et est retournée à la maison. Les parents sont néanmoins arrivés au Canada par la suite, puisque leurs visas étaient valides jusqu'au 7 avril 1999, et ils ont obtenu un droit d'établissement, mais les deux enfants, le fils et la fille aînée, sont restés en Iran pour tenter d'obtenir une dispense pour le fils. Cette tentative ayant échoué, les parents sont retournés en Iran une fois l'autorisation de retour obtenue, mais cela avait pour conséquence que, n'étant plus résidents du Canada, ils ne pouvaient plus parrainer leurs enfants à titre d'immigrants. Les parents ne voulaient pas laisser leurs enfants seuls en Iran, ni recommencer toutes les procédures d'immigration. En conséquence, ils ont cherché à obtenir une prorogation de la période de validité du visa, demande qui a été refusée pour défaut de compétence. C'est précisément la décision qui fait l'objet de la présente demande.

ANALYSE

[4]         Bien que les deux parties conviennent que la législation ne permet pas expressément à un agent des visas de proroger la période de validité d'un visa expiré, il semble ressortir de la jurisprudence que les fonctionnaires qui prennent des décisions administratives jouissent d'une certaine marge de manoeuvre à cet égard. La doctrine du functus officio ne se limite pas strictement au droit administratif, comme le juge Sopinka l'a expliqué dans l'arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, à la p. 862:

C'est pourquoi j'estime que son application doit être plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l'objet d'un appel que sur une question de droit. Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l'intérêt de la justice, afin d'offrir un redressement qu'il aurait par ailleurs été possible d'obtenir par voie d'appel.

[5]         Transposant cet énoncé à la question du visa dont il est saisi, le juge Cullen, citant l'arrêt Chandler, a statué qu'un visa peut être révoqué lorsqu'on découvre que son détenteur s'adonne à des activités criminelles. Comme il l'a exposé dans l'affaire Chan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] 3 C.F. 349 (1re inst.):

Si je comprends bien cet arrêt, les décisions rendues par des organismes administratifs, plus souples et moins formalistes que les décisions judiciaires, peuvent être « rouvertes » dans l'intérêt de la justice lorsque la loi habilitante envisage le réexamen d'une décision.


La Loi sur l'immigration envisage-t-elle qu'un agent des visas puisse réexaminer sa décision? Rien dans la loi ne porte sur le réexamen éventuel, par un agent des visas, de ses décisions. Je n'interprète cependant pas ce silence comme prohibant un tel réexamen. Je crois plutôt que l'agent des visas a la compétence nécessaire pour reconsidérer ses décisions, particulièrement lorsque de nouveaux renseignements sont connus. On peut fort bien imaginer une situation opposée à celle en l'espèce. Qu'en serait-il si on avait dès le départ refusé un visa à la requérante parce que l'agent avait considéré qu'elle était membre de la triade Sun Yee On? N'aurait-elle pu présenter de nouveaux renseignements, et demander à l'agent des visas de reconsidérer sa décision? Si les nouveaux renseignements étaient convaincants, je ne doute pas que l'agent des visas aurait la compétence nécessaire pour rendre une nouvelle décision qui accorderait le visa. À mon sens, la même logique s'applique à l'espèce. L'agent des visas, sur réception de renseignements l'informant que la requérante était membre d'une catégorie de personnes non admissible, était compétent à reconsidérer sa décision antérieure et à révoquer son visa. Appliquer aux décisions administratives des agents des visas les mêmes règles de perte subséquente de compétence qui régissent les décisions judiciaires ne serait pas, à mon sens, en accord avec le rôle et les fonctions des agents des visas.

[6]         Le point de vue du juge Cullen a été partagé par Madame le juge Reed dans l'affaire Nouranidoust c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] F.C.T. No 1100 (30 juin 1999), dans laquelle un agent d'immigration a effectivement réexaminé une demande d'établissement, mais où on a fait valoir qu'il n'a pas tenu compte des éléments de preuve à l'appui de la demande de réexamen. Selon le juge Reed, cette décision doit être infirmée, à moins que l'agent d'immigration n'ait pas eu le pouvoir d'entreprendre le réexamen. Elle a annulé la décision et, dans l'exposé de ses motifs, a cité les observations du juge Cullen dans l'affaire Chan pour finalement conclure:


Je ne suis pas prête, en l'absence d'une décision contraire de la Cour d'appel fédérale, à conclure que l'agent d'immigration n'avait pas un tel pouvoir. Il est clair que les agents d'immigration et les agents des visas, dans la pratique, souvent réexaminent leurs décisions sur la base de nouvelles preuves (voir Waldman, précité). En lisant la jurisprudence, je pense que le besoin de trouver un pouvoir explicite ou implicite dans la loi pertinente pour réexaminer une décision est directement relié à la nature de la décision et à l'instance décisionnelle en question. Le silence dans une loi relativement au réexamen d'une décision qui a été prise par jugement, suite à une audience en bonne et due forme et après que les faits pertinents ont été établis peut indiquer qu'aucun réexamen n'est voulu. Le silence dans une loi relativement au réexamen d'une décision qui se trouve à l'autre extrémité du spectre, une décision prise par un fonctionnaire en application d'une procédure très informelle, à qui aucun délai n'est imposé, doit être apprécié compte tenu de la loi prise dans son ensemble. Le silence dans de tels cas n'indique pas forcément que l'intention du législateur était de ne pas permettre le réexamen de la décision prise par le fonctionnaire pertinent. Il peut simplement vouloir dire que le pouvoir discrétionnaire d'accepter ou de refuser de le faire a été laissé au fonctionnaire.

Tel qu'indiqué, l'arrêt Chandler précise que le principe du functus officio devrait être appliqué avec souplesse dans le cas de décisions administratives puisque la justice peut exiger le réexamen de ces décisions. Je suis convaincue que le silence du législateur, dans le cas de demandes d'établissement de personnes déclarées admissibles parce qu'elles relèvent de la catégorie des IMRED, ne visait pas à empêcher l'agent d'immigration de réexaminer un dossier lorsque ce dernier pense qu'il y va de l'intérêt de la justice.

[7]         Le défendeur soutient que ces affaires (Chan et Nouranidoust) ne sont pas applicables en l'espèce puisqu'elles concernent le dépôt de nouvelles preuves, question qui à son avis ne se pose pas dans le présent litige. Il affirme que l'agent des visas ne peut prétendre qu'un visa expiré et invalide demeure valide. Bien qu'il reconnaisse qu'il s'agit ici d'un cas difficile, il souligne qu'il n'existe aucune compétence permettant la prorogation du délai. Il cite à cet égard deux décisions dans lesquelles les visas expirés n'ont pas été acceptés lorsque leurs détenteurs ont cherché à obtenir un droit d'établissement. (Voir Avci c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 139 F.T.R. 161; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Nikolova (1992), 102 F.T.R. 72.) À mon sens, ces décisions sont justes, mais elles ne concernent pas une demande de prorogation de la période de validité d'un visa, question qui fait l'objet de la présente demande. (Voir également Soimu c. Canada (Secrétaire d'État) (1994), 83 F.T.R. 285; Tchassovnikov et al c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 152 F.T.R. 144.)


[8]                     J'estime qu'il est loisible à un agent des visas, dans des circonstances exceptionnelles, de reprendre l'audition relative à l'obtention d'un visa pour en proroger la période de validité lorsqu'il y va de l'intérêt de la justice. Le principe du functus officio ne fait pas obstacle à cette démarche. Il va sans dire que certaines conditions peuvent être imposées dans des cas appropriés impliquant des nouveaux rapports médicaux ou des nouveaux rapports de sécurité, ou les deux. L'exigence du dépôt d'une nouvelle demande a un caractère indûment technique et inutilement formel, compte tenu des longues listes d'attente qui existent dans plusieurs pays. Si le législateur souhaite procéder autrement, il lui est loisible de modifier la loi pour qu'il soit clair qu'on ne peut faire droit à une demande de prorogation ou de réexamen dans des cas comme ceux-ci.

[9]         Je suis au courant qu'il existe des décisions qui vont dans le sens contraire (voir Dumbrava c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 101 F.T.R. 230; Kandasamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 119 F.T.R. 262; Jimenez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 147 F.T.R. 199), mais je suis d'avis que la démarche privilégiée par les juges Cullen et Reed doit avoir préséance. La doctrine semble pencher en faveur de cette méthode moins technique. L'énoncé qui suit apparaît dans l'ouvrage de Waldman, intitulé Immigration Law and Practice, Vol. 2:


[TRADUCTION] Si une demande est rejetée, l'avocat ou le demandeur disposent de plusieurs options. Ils peuvent demander des éclaircissements quant aux motifs du rejet, soit en s'adressant à l'agent des visas, soit en faisant une demande en vertu de la Loi sur l'accès à l'information pour obtenir le dossier de l'agent des visas. Dans chacun des cas, après avoir été informé des motifs du rejet, le demandeur peut demander un réexamen en présentant de nouveaux documents à l'appui de la demande en vue d'aborder les questions soulevées par l'agent des visas.

La Cour suprême du Canada a opté pour une approche souple dans des cas administratifs comme ceux-ci. (Voir Chandler.) Dans un autre contexte, la Cour suprême a confirmé la validité du pouvoir d'un fonctionnaire de réexaminer la décision d'autoriser la délivrance de permis de pêche du homard, rejetant de ce fait l'application du principe du functus officio. La Cour a statué que jusqu'à ce que le permis soit effectivement délivré, le ministre peut changer d'avis dans la mesure où il le fait de bonne foi. Le juge Major a déclaré:

Jusqu'à ce qu'il ait effectivement délivré le permis, le Ministre avait le pouvoir constant soit de revenir sur sa décision antérieure d'autoriser, soit de délivrer le permis.

(Voir Comeau's Sea Foods c. Canada, [1997] l R.C.S. 12, à la p. 28, par. 34.) En outre, une telle interprétation serait compatible avec la politique généreuse du Canada en matière d'immigration, comme en témoignent la loi et les nombreuses décisions jurisprudentielles. Elle serait également conforme à la tendance actuelle, qui se reflète dans les décisions rendues par les tribunaux, qui consiste à éviter de donner aux règles procédurales une interprétation technique susceptible de donner lieu à une injustice.

[10]       Il n'existe aucun fondement justifiant le recours à la doctrine de l'attente raisonnable. Même s'il en est fait mention dans les mémoires, cette doctrine n'a pas été soulevée dans les plaidoiries et ce, à juste titre, puisqu'il n'existe aucun fondement sur lequel elle aurait pu être invoquée avec succès.

[11]       En conséquence, la demande est accueillie. La décision du 12 juillet 1999 est annulée et l'affaire est renvoyée au bureau des visas pour un réexamen au motif que, dans des circonstances appropriées, il existe une compétence pour envisager la prorogation de la période de validité d'un visa lorsqu'il y va de l'intérêt de la justice, sous réserve bien sûr de l'imposition de conditions raisonnables. La décision de proroger ou non le délai devrait être prise dans les 60 jours de la présente.

[12]       Au cas où il n'obtiendrait pas gain de cause, l'avocat de la Couronne a demandé au terme des plaidoiries que je certifie une question à l'intention de la Cour d'appel, aux termes de l'article 83, compte tenu de l'incertitude du droit sur cette question. Bien qu'il puisse y avoir un certain degré d'incertitude, je ne crois pas que cette affaire soulève « une question grave de portée générale » qui mérite qu'une question soit certifiée. En outre, la certification d'une question entraînerait de longs délais, alors que la situation de la famille est urgente. Les membres de la famille ont obtenu l'autorisation d'immigrer au Canada, mais des circonstances échappant à tout contrôle ont fait en sorte qu'ils n'ont pu immigrer au pays.    S'ils remplissent encore les conditions préalables au droit d'établissement, ils ne devraient pas avoir à patienter plus longtemps qu'il ne le faut avant de pouvoir s'établir.

            « A.M. Linden »                                                                                                              Juge

OTTAWA (Ontario)

Le 29 août 2000.

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


Date: 20000829

Dossier: IMM-4178-99

Toronto (Ontario), le mardi 29 août 2000

EN PRÉSENCE DE: MONSIEUR LE JUGE LINDEN

ENTRE:

                                  SHOKOOFEH KHEIRI

                                  SARVENAZ SEIGHALI

                                  SOORENA SEIGHALI

                                                                                        demandeurs

                                                  - et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                           défendeur

                                        J U G E M E N T

La présente demande est accueillie. La décision du 12 juillet 1999 est annulée et l'affaire est renvoyée au bureau des visas pour un réexamen au motif que, dans des circonstances appropriées, il existe une compétence pour envisager la prorogation de la période de validité d'un visa. La décision de proroger ou non le délai devrait être prise dans les 60 jours de la présente.

       « A.M. Linden »                           

J.

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE:                                IMM-4178-99

INTITULÉ DE LA CAUSE: Shokoofeh Kheiri et autres c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

LIEU DE L'AUDIENCE:                   Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE:                 Le 22 août 2000

MOTIFS DU JUGEMENT EXPOSÉS PAR LE JUGE LINDEN

EN DATE DU:                                    29 août 2000

ONT COMPARU:

Michael Crane                                                   POUR LES DEMANDEURS

David Tyndale                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Michael Crane                                                   POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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