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Date : 20050128

Dossier : T-686-04

Référence : 2005 CF 135

Ottawa (Ontario), le 28 janvier 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

ENTRE :

OMAR AHMED KHADR, représenté par sa tutrice à l'instance FATMAH ELSAMNAH,

FATMAH ELSAMNAH, MAHA ELSAMNAH, MUHAMMED ELSAMNAH et

ABDURHAMAN KHADR

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                                     LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande présentée aux termes du paragraphe 318(4) et de l'article 369 des Règles en vue d'obtenir la production de documents pertinents se trouvant en la possession du défendeur et destinés à être utilisés dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire.


Le contexte

[2]                Omar Khadr est un citoyen canadien de 17 ans qui est détenu depuis 2002 par le gouvernement des États-Unis en raison de sa prétendue participation aux activités des forces d'Al-Qaeda en Afghanistan. Il est actuellement détenu dans le camp Delta à Guantanamo Bay.

[3]                Les demandeurs soutiennent qu'au cours de sa détention, Omar Khadr a été interrogé régulièrement, qu'il n'a pas été traduit devant un tribunal indépendant et qu'il s'est vu refuser l'accès à des représentants consulaires, à son avocat et à sa famille. Les demandeurs affirment qu'il fait face aujourd'hui à des poursuites devant un tribunal militaire qui pourrait le condamner à mort pour des événements qui se sont produits quand il avait 15 ans.

[4]                La présente demande est présentée par la famille d'Omar Khadr et vise à obliger le gouvernement à lui offrir des services consulaires et diplomatiques. Les demandeurs font valoir que le ministre a omis de lui fournir ces services, qu'il a ainsi agi contrairement à la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, L.R.C. 1985, ch. E-22 (la LMAECI), et qu'il a porté atteinte aux droits que possèdent Omar Khadr et sa famille aux termes de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

[5]                Le 18 août 2004, à la suite d'une requête présentée en vue d'obtenir la radiation de la demande pour le motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action, la Cour a ordonné notamment ce qui suit :

1.              Les parties de l'avis de demande qui concernent l'interrogatoire de Omar Khadr et qui allèguent les violations de la Charte en raison de l'omission du ministre de fournir des services consulaires et autres à Omar Khadr sont radiées;

2.              Le présent avis de demande, dans la mesure où il concerne les allégations présentées par les demandeurs en vertu de l'article 10 de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, est maintenu, à l'exception des allégations relatives aux instruments internationaux autres que la Convention de Vienne sur les relations consulaires;

[6]                Les demandeurs ont déposé un deuxième avis de demande modifié le 22 décembre 2004 dans lequel ils sollicitent, outre une ordonnance de mandamus, [traduction] « une ordonnance annulant la décision du ministre datée du 3 juin 2004 et lui enjoignant de réexaminer le dossier » .

[7]                Les demandeurs sollicitaient ce qui suit dans leur demande :

[TRADUCTION]Que le défendeur transmette aux demandeurs et au greffe une copie certifiée des documents suivants qui ne se trouvent pas en la possession des demandeurs mais en celle du défendeur : tous les documents non protégés en la possession du défendeur concernant les questions mentionnées dans les présentes.

[8]                En réponse, le défendeur a remis aux demandeurs tous les documents dont disposait le ministre lorsqu'il a rendu sa décision du 4 juin 2004 :

[TRADUCTION]1.                lettre d'Edney au ministre datée du 11 décembre 2003


2.              lettre d'Edney au ministre datée du 20 janvier 2004

3.              lettre d'Edney au ministre datée du 4 février 2004

4.             lettre de Whitling au ministre datée du 9 février 2004

5.              lettre du ministre à Edney datée du 3 juin 2004

6.              lettre du ministre à Whitling datée du 3 juin 2004

[9]                Les demandeurs présentent maintenant une requête aux termes des articles 317 et 369 des Règles dans laquelle ils demandent au défendeur de fournir :

[TRADUCTION]1.                toutes les communications et les observations transmises aux autorités américaines compétentes pour le compte de M. Khadr, notamment celles qui concernent sa santé, les visites de représentants consulaires, les conditions de sa détention et les exigences de l'application régulière du processus judiciaire;

2.             toutes les communications et observations transmises aux autorités américaines compétentes concernant l'opposition à la peine capitale comme sanction acceptable ou comme peine applicable à un détenu canadien emprisonné à Guantanamo Bay;

3.              toutes les communications et les observations transmises aux autorités américaines compétentes concernant les protections juridiques à accorder à M. Khadr pendant son incarcération, ainsi que les protections juridiques auxquelles il a droit dans le cas où il subirait un procès;

4.             Toutes les réponses reçues par le ministre au sujet de ce qui précède.

[10]            Au cours d'une conférence de gestion de l'instance tenue par la suite, l'avocat des demandeurs a également soutenu que la question au coeur de la présente instance avait un caractère permanent et qu'ils avaient, par conséquent, le droit de consulter tous les documents à la disposition du ministre jusqu'à ce jour.


Les questions en litige

[11]            La présente demande soulève deux questions :

i)          De quoi est constitué le dossier dont disposait le ministre?

ii)         Les demandeurs ont-ils droit à la communication des documents à la disposition du ministre jusqu'à ce jour, étant donné que la question au coeur de la présente instance a un caractère permanent?

Question i)       De quoi est constitué le dossier dont disposait le ministre?


[12]            La réparation que sollicitent les demandeurs est quelque peu ambiguë. D'un côté, les demandeurs recherchent le contrôle judiciaire de la décision qui a été rendue dans les deux lettres du 4 juin 2004, qu'ils qualifient de refus de fournir des services consulaires. De l'autre, les demandeurs sollicitent une ordonnance de mandamus obligeant le ministre à fournir des services consulaires. Il n'est aucunement mentionné que ces deux réparations sont demandées à titre subsidiaire ou consécutif. Je vais considérer la présente demande comme une demande de contrôle de la décision rendue le 4 juin 2004, étant donné que la présente requête a été présentée aux termes de l'article 318 des Règles qui fait référence à l'article 317 qui fait à son tour référence à _ l'office fédéral dont l'ordonnance fait l'objet de la demande » . Il paraît probable que ces deux règles ne s'appliquent pas à une demande de mandamus, étant donné que ce genre de demande n'est présentée que lorsque l'office fédéral n'a pas rendu d'ordonnance. Je m'abstiendrai toutefois de trancher cette question sans avoir entendu auparavant les observations des parties sur ce point. Par conséquent, je vais me limiter à l'examen de la demande qui concerne la décision du 4 juin 2004, tout en laissant aux demandeurs la possibilité de soulever par la suite la question de l'opportunité d'appliquer l'article 317 des Règles dans le cas d'une demande de mandamus.

[13]            Il est bien établi que les documents dont disposait le décideur doivent être produits aux termes de l'article 317 des Règles (voir les arrêts 1185740 Ontario Ltd c. Canada (Ministre du Revenu national), [1999] A.C.F. no 1432, au paragraphe 5, et Terminaux portuaires du Québec Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail), 17 Admin. L. R. (2d) 16). Le juge MacGuigan a formulé une observation précisant ce qu'il faut entendre par contenu du dossier aux termes de l'article 317 des Règles dans l'arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Pathak, [1995] 2 C.F. 455 (C.A.), à la page 460 :

Un document intéresse une demande de contrôle judiciaire s'il peut influer sur la manière dont la Cour disposera de la demande. Comme la décision de la Cour ne portera que sur les motifs de contrôle invoqués par l'intimé, la pertinence des documents demandés doit nécessairement être établie en fonction des motifs de contrôle énoncés dans l'avis de requête introductif d'instance et l'affidavit produits par l'intimé. [Non souligné dans l'original.]


[14]            La question en litige porte donc sur ce dont « disposait » le ministre lorsqu'il a écrit ces lettres. L'examen de la lettre du 3 juin 2004 envoyée par le ministre Graham à M. Edney révèle que le ministre a effectivement eu des discussions au sujet des [traduction] « visites de représentants consulaires » , des [traduction] « conditions de sa détention » et des [traduction] « exigences de l'application régulière du processus judiciaire » . Un passage clé de cette lettre énonce :

[TRADUCTION]Entre-temps, le gouvernement continue à présenter des observations aux autorités américaines compétentes pour le compte de M. Khadr, y compris en ce qui concerne sa santé, les visites de représentants consulaires, les conditions de sa détention et les exigences de l'application régulière du processus judiciaire. En particulier, nous avons exprimé officiellement notre opposition à la peine capitale à titre de sanction acceptable ou de peine susceptible applicable à un détenu canadien emprisonné à Guantanamo Bay. [Non souligné dans l'original.]

[15]            La lettre du 3 juin 2004 envoyée par le ministre à M. Whitling fait référence à des discussions avec les États-Unis au sujet des « protections juridiques » . Un passage important de cette lettre énonce :

[TRADUCTION]Nous avons parlé avec des représentants des États-Unis des protections juridiques à accorder à M. Khadr pendant son incarcération, ainsi que des protections juridiques auxquelles il aurait droit dans le cas où il subirait un procès. Sur ce dernier point, il convient de noter que, à la différence du cas du citoyen australien, le gouvernement américain n'a pas encore décidé si M. Khadr relevait de la compétence des commissions militaires des États-Unis. En outre, M. Khadr n'a pas encore été inculpé d'une infraction.

Pour terminer, permettez-moi de vous dire que le gouvernement canadien continue à suivre de près la situation à Guantanamo Bay. Notre dialogue avec les représentants des États-Unis au sujet des protections juridiques à accorder à M. Khadr vont également se poursuivre. [Non souligné dans l'original.]


[16]            Les deux lettres, que le demandeur interprète comme constituant un refus de fournir des services consulaires, parlent des discussions que le ministre a avec les États-Unis au sujet des [traduction] « visites de représentants consulaires » , des [traduction] « conditions de sa détention » , des [traduction] « exigences de l'application régulière du processus judiciaire » et des [traduction] « protections juridiques » . Toutes ces questions peuvent être considérées comme faisant partie des services consulaires. C'est ce qui ressort clairement de la brochure publiée par le ministre intitulée « Guide à l'intention des Canadiens emprisonnés à l'étranger » qui énumère à la page 6 les « Services offerts par les fonctionnaires consulaires » :

Services offerts par les fonctionnaires consulaires

La liste des services que peuvent offrir les fonctionnaires consulaires canadiens varie selon les cas et selon les pays. Les fonctionnaires discuteront avec vous, ou avec la personne qui vous représente, des services les mieux adaptés à votre cas et à votre situation. Si vous en faites la demande, voici ce que les fonctionnaires peuvent faire pour vous :

-                informer votre famille ou vos amis de votre situation et leur faire savoir s'ils peuvent vous aider et comment;

-               vous aider à communiquer avec votre famille, avec vos amis ou avec les personnes qui vous représentent;

-               demander à entrer immédiatement et périodiquement en contact avec vous;

-               essayer de faire en sorte que l'on vous traite avec équité conformément aux lois et normes du pays d'accueil au moment de votre arrestation et durant votre détention;

-               se renseigner sur votre cas et demander aux autorités de traiter l'affaire dans des délais raisonnables;

-               vous fournir, ou fournir à votre représentant ou à votre famille, des renseignements sur le système judiciaire et le système carcéral du pays, sur la durée approximative des poursuites en justice, sur les jugements typiques rendus en rapport avec des cas semblables à l'infraction présumée et sur la mise en liberté sous caution [...] [Non souligné dans l'original.]


[17]            Les lettres constituent une preuve des sujets auxquels réfléchissait le ministre, ou pour formuler la chose différemment, elles indiquent que c'était là les questions que le ministre examinait lorsqu'il a rédigé ces lettres. Les documents concernant ces questions remplissent donc le critère énoncé dans l'arrêt Pathak, précité, à savoir que ce sont des documents pertinents qui ont pu « influer sur la [décision] » .

[18]            Étant donné que la présente demande de contrôle judiciaire porte sur le refus allégué du ministre de fournir des services consulaires aux demandeurs, les documents suivants intéressent cette question. Ils font donc partie du dossier dont « disposait le ministre » et devraient être produits aux termes de l'article 318 des Règles :

-            les documents relatifs à la détention du demandeur,

-           les documents relatifs aux demandes formulées par son avocat,

-            les documents ayant pour objet d'informer le ministre et dont le ministre a tenu compte pour formuler les observations figurant dans les lettres du 4 juin 2004 concernant les [traduction] _ visites de représentants consulaires » , les [traduction] _ conditions de sa détention » , les [traduction] _ exigences de l'application régulière du processus judiciaire » et les [traduction] _ protections juridiques » .


[19]            Le défendeur a mentionné que le fait d'ordonner au ministre de divulguer d'autres documents risquait de soulever des questions de confidentialité. Les demandeurs soutiennent qu'étant donné que le défendeur n'a pas invoqué le caractère confidentiel des documents dans sa réponse initiale, toutes les demandes qui pourraient être formulées à l'avenir sur ce point devraient figurer dans un seul avis contenant tous les motifs d'opposition à la divulgation de documents et il conviendrait d'indemniser les demandeurs en imposant des sanctions sous la forme de dépens calculés sur la base procureur-client. Étant donné qu'aucune demande de confidentialité n'a été faite jusqu'ici, il n'est pas nécessaire de trancher cette question pour le moment. Je note toutefois que les demandeurs sollicitaient au départ la communication de tous les documents non protégés. C'est pourquoi à première vue, je ne vois pas très bien la logique de l'argument mis de l'avant par les demandeurs.

Question ii)     Le demandeur a-t-il droit à la communication des documents à la disposition du ministre jusqu'à ce jour, étant donné que la question au coeur de la présente instance a un caractère permanent?

[20]            Les demandeurs soutiennent qu'étant donné que la question au coeur de la présente instance a un caractère permanent, il y a lieu de communiquer tous les documents à la disposition du ministre (jusqu'à ce jour). Ils invoquent à l'appui de cet argument les décisions Mahmood c. Canada, [1998] A.C.F. no 1345, Truehope Nutritional Support Ltd c. Canada (Procureur général), [2004] A.C.F. no 806, et Puccini c. Canada (Directeur général, Services de l'administration corporative, Agriculture Canada), [1993] 3 C.F. 557.


[21]            La première de ces trois affaires portait sur l'examen d'une série d'actes continus dans une situation où il était difficile d'isoler la décision visée par la demande de réparation, mais dans ces trois affaires, les décisions ou actes continus attaqués étaient antérieurs à la demande. L'affaire Puccini concernait une requête préliminaire en vue d'obtenir une injonction et le juge a expressément déclaré à la page 572 qu'il ne s'agissait pas d'une requête présentée aux termes de l'article 1612 (la disposition qu'a remplacée l'article 318 des Règles). Il ne semble donc pas que les affaires ci-dessus permettent d'affirmer que les documents postérieurs à la décision attaquée doivent être produits par l'office fédéral aux termes de l'article 317 des Règles. En fait, il serait kafkaïen d'ordonner la production de documents pour le motif qu'ils se rapportent à une décision, alors que ces documents n'existaient pas au moment où la décision a été rendue.

[22]            Par conséquent, la Cour prononce l'ordonnance suivante aux termes de l'article 318 des Règles.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.         Le défendeur fournira dans les 20 jours, comme partie du dossier dont disposait le ministre, tous les documents :

a)         concernant la détention du demandeur,

b)          concernant les demandes formulées par son avocat,


c)         qui avaient pour objet d'informer le ministre et dont le ministre a tenu compte pour formuler les observations citées ci-dessus dans les lettres du 4 juin 2004 concernant les [traduction] _ visites de représentants consulaires » , les [traduction] _ conditions de sa détention » , les [traduction] _ exigences de l'application régulière du processus judiciaire » et les [traduction] _ protections juridiques » .

2.         Les demandeurs auront droit aux dépens de la présente requête.

                                                                        « K. von Finckenstein »         

                                                                                                     Juge                        

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                     AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :               T-686-04

INTITULÉ:               OMAR AHMED KHADR, représenté par son tuteur à l'instance, FATMAH ELSAMNAH, FATMAH ELSAMNAH, MAHA ELSAMNAH, MUHAMMED ELSAMNAH et ABDURHAMAN KHADR

c.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE VON FINCKENSTEIN

DATE DES MOTIFS :                                  LE 28 JANVIER 2005

OBSERVATIONS ÉCRITES:

Nathan J. Whitling                                          POUR LES DEMANDEURS

Doreen Mueller                                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Parlee McLaws LLP                                                  POUR LES DEMANDEURS

Edmonton (Alberta)

Edney, Hattersly & Dolphin

Edmonton (Alberta)

John H. Sims                                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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