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Date : 19980731

Dossier : IMM-2842-97

ENTRE

CHUN WAI LAM,

demandeur,

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

défendeur.

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE REED

[1]    Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision et de l'ordonnance par lesquelles le représentant du ministre, Direction générale du règlement des cas, ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration (le Tribunal), William A. Sheppit, a conclu , le 23 juin 1997, que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada conformément à l'alinéa 77(3.01)b) de la Loi sur l'immigration (la Loi).

[2]    Le demandeur, Chun Wai Lam, est un citoyen de Hong Kong âgé de 40 ans qui a été parrainé depuis le Canada par sa femme, une citoyenne canadienne. Il a deux enfants nés au Canada. La demande de résidence permanente qu'il a présentée au Canada a été approuvée provisoirement. Dans sa demande, M. Lam a révélé qu'il avait été déclaré coupable de deux infractions à Hong Kong, l'une en 1974 et l'autre en 1988.


[3]    La première déclaration de culpabilité, en février 1974, se rapportait au fait que le demandeur était membre d'une triade, la « Wo Hop To » . Le demandeur s'est vu infliger une amende de 250 $ HK (soit environ 50 $ CAN) et a été mis en probation pour 12 mois. Le demandeur avait alors 17 ans et il n'avait pas bénéficié des conseils d'un avocat avant de plaider coupable. Le demandeur a témoigné qu'il avait été arrêté avec une centaine d'autres personnes et que les agents de police l'avaient par la suite contraint à plaider coupable en le brutalisant. De plus, on lui avait fait croire qu'il s'agissait d'une infraction mineure. Le demandeur maintient qu'il n'était pas et qu'il n'avait jamais été membre d'une triade. Le seul document disponible concernant cet événement est celui dans lequel la déclaration de culpabilité est consignée; le reste du dossier a été détruit.

[4]    La seconde déclaration de culpabilité a été prononcée en 1988, également à Hong Kong; le demandeur avait été accusé de chantage. Il s'est vu infliger une amende de 2 000 $ HK (soit environ 400 $ CAN) et un sursis lui a été accordé (sursis de neuf mois pour deux ans). Cette déclaration de culpabilité découlait d'une altercation qui avait eu lieu avec une équipe de tournage en dehors d'un magasin du village où le demandeur habitait. La transcription du procès révèle que le demandeur et trois de ses amis, dont l'un était le fils du propriétaire du magasin, buvaient de la bière en dehors du magasin. Un certain nombre d'habitants du village étaient mécontents parce que l'équipe de tournage bloquait constamment un sentier pédestre de sorte qu'il était impossible d'y avoir accès. Il y avait également des fils électriques qui jonchaient le sol. Le demandeur et d'autres personnes ont protesté et on a demandé au réalisateur de verser de l'argent. Il y a eu une bousculade et une altercation avec l'équipe de tournage. Le réalisateur s'est plaint à la police qu'un groupe de villageois gênait le tournage du film. Rien ne montre que l'infraction commise par le demandeur ait de quelque façon été liée aux activités d'une triade.


[5]    La demande que M. Lam a présentée en vue d'obtenir le droit d'établissement a été rejetée le 5 janvier 1994 pour le motif qu'il était non admissible en raison des condamnations prononcées au criminel. La femme du demandeur a interjeté appel devant la section d'appel de l'immigration (la section d'appel). Le 22 décembre 1994, la section d'appel lui a accordé une prorogation du délai d'appel. Cet appel a d'abord été ajourné au 25 juin 1997, puis au 22 janvier 1998.

[6]    Avant l'introduction de l'appel, le demandeur avait fait l'objet d'une enquête et, le 3 novembre 1994, l'arbitre a pris une mesure d'expulsion parce qu'il avait conclu que le demandeur relevait du cas visé à l'alinéa 27(2)a) parce qu'elle appartenait à la catégorie visée aux alinéas 19(1)c.1)(i) et 19(1)c.2) de la Loi. En tirant cette conclusion, l'arbitre a statué que la déclaration de culpabilité pour chantage qui avait été prononcée à Hong Kong équivalait à de l'extorsion au sens du paragraphe 346(1) du Code criminel. L'arbitre a également statué qu'il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre d'une organisation criminelle compte tenu de la condamnation prononcée contre lui au criminel en 1974.

[7]    Par une lettre du 25 mars 1997, le bureau local de CIC a fait savoir à Mme Lam qu'il était possible que le ministre rende une décision conformément à l'alinéa 77(3.01)b) de la Loi, de sorte qu'elle n'aurait plus le droit d'en appeler à la section d'appel. On a joint à la lettre le document dont le représentant du ministre devait tenir compte en décidant si le demandeur constituait un danger pour le public au Canada. Des observations ont été présentées en réponse, et notamment de longues observations d'amis et de membres de la famille, deux évaluations psychologiques effectuées par des psychiatres de Hong Kong, une lettre d'appui du prêtre de la paroisse de M. et de Mme Lam, à Vancouver, et la transcription du procès qui avait entraîné la déclaration de culpabilité en 1988.

[8]    Comme il en a été fait mention, le représentant du ministre a conclu, le 23 juin 1997, que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada. Comme c'est habituellement le cas, aucun motif n'a été donné à l'appui de cette décision, qui était fondée sur la recommandation figurant dans le rapport du ministre du 7 mai 1997, qu'un gestionnaire avait approuvé le 8 mai 1997, et à la suite duquel un rapport de l'agent de réexamen daté du 20 juin 1997 avait été établi.

[9]    Le rapport du ministre traite des condamnations prononcées en 1974 et en 1988. Il renvoie à la décision rendue par l'arbitre le 3 novembre 1994, en citant le passage suivant :

[TRADUCTION]

[...] En 1974, en vertu du système judiciaire de Hong Kong, vous avez été déclaré coupable en bonne et due forme d'une activité illégale, soit d'être membre d'une triade. Il faut supposer que le tribunaux de Hong Kong ont les connaissances et la compétence requises pour régler les affaires de ce genre. Je ne dispose d'aucun élément de preuve tendant à montrer que vous ne pouviez pas bénéficier d'un procès équitable.

[10]       Le rapport dit que M. Lam a affirmé que la déclaration de culpabilité qui avait été prononcée en 1974 résultait de la coercition dont il avait fait l'objet, mais il ne donne pas de détails à ce sujet. Comme il en a été fait mention, M. Lam a allégué que les agents de police l'avaient brutalisé. Il n'a jamais été allégué que M. Lam ne pouvait pas subir un procès équitable. De fait, étant donné que le demandeur a plaidé coupable, il est peu probable qu'il y ait eu un procès. Le rapport cite donc des faits qui n'ont jamais été remis en question, ne tient pas compte d'autres faits et ne mentionne pas que le dossier de Hong Kong concernant cette infraction n'était pas disponible parce qu'il avait été détruit.

[11]       Le rapport traite de la preuve dont disposait l'arbitre en ce qui concerne les activités criminelles organisées auxquelles les triades se livrent. Il est fait mention du témoignage de M. Bosco Lee :

[TRADUCTION]

En témoignant oralement à l'enquête de M. Lam, M. Bosco Lee, de la Coordinated Law Enforcement Unit, a dit ceci : « Oui, la Wo Hop To est reconnue comme étant l'une des triades à Hong Kong. » Elle se livre notamment aux activités criminelles suivantes : « [...] le trafic d'héroïne, la prostitution, le jeu, l'extorsion, la guerre entre les gangs, les prêts usuraires et d'autres genres de crimes « de rue » .

[12]       Dans le rapport, il n'est pas fait mention du fait que M. Lee avait témoigné qu'il ne savait pas si M. Lam était membre d'une triade et qu'à son avis, la Wo Hop To n'était pas active dans la région de Vancouver.

[13]       Le rapport décrit en termes généraux les modalités d'adhésion à une triade et les activités infâmes de ces organisations :

[TRADUCTION]

En ce qui concerne l'adhésion à une triade, voici ce que le détective Chu a déclaré : « [...] Une fois qu'ils prêtent un serment d'allégeance à la société, c'est comme s'ils adhéraient à un groupe de maçons ou de francs-maçons ou à un genre quelconque d'organisation dans laquelle on s'engage à participer pleinement. Habituellement, si l'un des 36 serments n'est pas respecté, le membre et sa famille risquent d'être tués ou de subir des lésions corporelles.

Lorsqu'on a interrogé le détective Chu au sujet de son expérience à Vancouver en ce qui concerne les crimes commis par des Asiatiques et les triades et au sujet de la question de savoir si les triades présentent un danger pour la société canadienne, voici ce qu'il a répondu : « [...] Je vais aller encore un peu plus loin, Monsieur le juge, en disant que les triades posent un problème pour la société partout au monde. Leur présence se manifeste à l'échelle internationale; elles existent depuis plusieurs siècles et elles se sont tournées vers les entreprises ou les activités criminelles. »

Dans un article du Time du 1er février 1993 intitulé : « Global Gansters » , l'auteur a déclaré que « les triades de Hong Kong s'attaquent aux hommes d'affaires, de sorte que si les personnes visées s'installent à l'étranger, elles les suivront, en particulier au Canada » .

[14]       Dans le rapport, il est fait mention des activités des triades en général, mais il n'existe aucun lien avec la Wo Hop To, à part la déclaration de culpabilité qui a été prononcée en 1974, et il n'existe presque aucun élément de preuve tendant à montrer que la Wo Hop To exerce ses activités à Vancouver.

[15]       Le rapport parle d'un programme de renonciation mis en oeuvre par le gouvernement de Hong Kong entre le 8 décembre 1988 et le 1er avril 1991. On fait remarquer qu'à ce moment-là M. Lam n'avait pas renoncé à sa qualité de membre d'une triade. Il n'est pas fait mention du fait que la plupart des individus qui se sont prévalus du programme à ce moment-là étaient incarcérés dans des prisons, à Hong Kong. Il n'est pas fait mention du fait que, si l'assertion de M. Lam selon laquelle il n'avait jamais été membre d'une triade est exacte, il n'y aurait pas eu lieu pour celui-ci de se prévaloir du programme de renonciation. De plus, le programme avait pris fin avant que M. Lam sache qu'il allait avoir des problèmes avec l'immigration canadienne à cause de la déclaration de culpabilité de 1974.

[16]       Le rapport traite ensuite des activités de la Wo Hop To dans la région de la baie de San Francisco, de la lutte pour le pouvoir que se livraient l'organisation et une autre triade de cette région et des activités criminelles auxquelles la triade participe habituellement. Il est question des activités criminelles auxquelles se livrent les triades en général dans la région de Vancouver et l'on conclut en disant ceci :

[TRADUCTION]

M. Lam est un membre bien connu d'une triade, la Wo Hop To, et il s'y est engagé pour la vie. Toute personne qui est membre d'une triade peut avoir à participer n'importe quand à une activité criminelle n'importe où au monde. Si de tels crimes sont commis, toute personne participant à pareilles activités devrait présenter un danger pour le public du Canada en sa qualité de membre d'une triade.

L'auteur du rapport conclut ceci :

[TRADUCTION]

Dans les observations présentées par l'avocat, aucun élément de preuve ne donne à entendre que M. Lam n'est pas membre d'une triade et, en particulier, de la Wo Hop To. De plus, rien ne permet de réfuter les condamnations de culpabilité qui ont été prononcées au criminel contre M. Lam. Selon certains éléments de preuve, l'individu qui devient membre d'une triade s'engage pour la vie. L'individu qui manque à l'un des 36 serments que les membres doivent faire risque d'être grièvement blessé ou d'être tué et il en va de même pour tout membre de sa famille.

[Je souligne.]

[17]       Il n'est pas exact de dire qu'il n'existait « aucun élément de preuve » tendant à montrer que M. Lam n'était pas membre d'une triade. Selon son propre témoignage, il ne l'était pas. De plus, il n'a jamais essayé de réfuter les condamnations : en mentionnant qu'aucun élément de preuve ne permet de réfuter les condamnations, on semble dire que M. Lam a tenté de le faire.

[18]       Dans le rapport, il n'est pas fait mention des circonstances dans lesquelles les deux infractions ont été commises. De fait, il semblerait que l'auteur du rapport n'a tout simplement pas lu la transcription du procès se rapportant à la seconde infraction. Il n'est pas fait mention des peines fort peu sévères qui ont été imposées au demandeur dans les deux cas.

[19]       Après la préparation du rapport, un agent de réexamen prépare un autre rapport. Ce dernier rapport est daté du 20 juin 1997; il se lit en partie comme suit :

[TRADUCTION]

Risque de danger

- 18-08-88 - Chantage (Hong Kong) - amende de 2 000 $ HK, neuf mois d'emprisonnement et deux ans de sursis.

- 04-02-74 - Adhésion à la triade - amende de plus de 200 $ HK et 12 mois de probation.

- Selon les renseignements fournis par les agents d'immigration, le sujet n'a pas renoncé à sa qualité de membre de la Wo Hop To pendant la période d'amnistie (voir l'affidavit de Garry William Gordon CLEMENT).

COMMENTAIRES DE L'AGENT DE RÉEXAMEN

[Attestant que tous les documents transmis avec la demande de décision ont été fournis au demandeur].

Ces documents et le dossier au complet ont ensuite été envoyés au représentant du ministre pour décision, celle-ci, comme il en a été fait mention, ayant été rendue le 23 juin 1997.

[20]       L'avocat du demandeur conteste la décision du représentant du ministre en invoquant un certain nombre de motifs. Premièrement, il déclare qu'on a manqué à la justice naturelle en ne fournissant pas au demandeur une copie du rapport du ministre et du rapport de l'agent de réexamen de façon que le demandeur puisse y répondre avant que le représentant du ministre prenne des mesures. Cela était particulièrement injuste étant donné la preuve sélective et biaisée qui y figurait. Deuxièmement, l'avocat soutient qu'il y a eu des communications internes entre l'auteur du rapport et d'autres agents d'immigration au sujet de la question de savoir s'il fallait demander au représentant du ministre d'exprimer un avis qui aurait dû être communiqué au demandeur. Cela montre que la décision de demander un avis était en partie fondée sur le fait que les agents étaient convaincus que la condamnation prononcée en 1988 était liée aux activités de la triade. L'avocat soutient que la chose aurait dû être divulguée au demandeur de façon qu'il puisse répondre à cette hypothèse. Troisièmement, l'avocat soutient que la décision du ministre était abusive, qu'elle aurait uniquement pu être prise s'il n'était pas tenu compte de la preuve et que le rapport montre que c'est en fait ce qui s'est produit.

[21]       L'avocate du défendeur soutient que le représentant du ministre a le droit d'avoir comme politique de conclure que tout individu qui est membre d'une triade constitue un danger pour le public au Canada. Elle affirme qu'il n'est pas nécessaire d'établir que l'individu en cause est violent ou qu'il a été déclaré coupable d'une infraction criminelle grave. Elle soutient que ces décisions sont entièrement discrétionnaires, comme l'a dit Monsieur le juge Strayer dans l'arrêt Williams v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration) (1997), 212 N.R. 63 (C.A.F.), et qu'une cour de révision doit supposer que le représentant du ministre a examiné tous les documents versés au dossier, et que cela comprendrait la transcription du procès qui a mené à la déclaration de culpabilité de 1988. Elle affirme en outre qu'il existe un nombre suffisant d'éléments au dossier pour étayer la décision qui a été rendue.

[22]       Je ne me propose pas de m'arrêter longuement à la jurisprudence. Elle est bien connue. Les cours de révision ne substituent pas leurs décisions à celle du représentant du ministre. La décision en question est de nature fort discrétionnaire, comme l'a expliqué Monsieur le juge Strayer. Toutefois, les décisions doivent être infirmées lorsqu'elles sont fondées sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont disposait le décideur. De plus, la jurisprudence montre clairement qu'en pareil cas, une déclaration de culpabilité à elle seule ne justifie pas un avis selon lequel il y a danger. La conclusion selon laquelle l'individu constitue ou risque éventuellement de constituer un danger doit être justifiée. De plus, il est à mon avis tout à fait fantaisiste de supposer que le représentant du ministre ne s'arrête normalement pas uniquement au rapport du ministre en rendant sa décision. Je souscris à l'avis que Monsieur le juge Gibson a exprimé dans le jugement Davis c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) [1997], A.C.F. no 1621, à savoir que le rapport a uniquement été préparé de façon que le représentant du ministre n'ait pas à examiner les documents en détail.

[23]       Quoi qu'il en soit, dans ce cas-ci, en l'absence de motifs, la décision doit être à première vue considérée comme abusive. Par conséquent, elle sera infirmée.

                                (Sign.) « B. Reed »                      

                            Juge                                

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 31 juillet 1998

Traduction certifiée conforme

L. Parenteau, LL.L.


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :IMM-2842-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :Chun Wai Lam

c.

le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

LIEU DE L'AUDIENCE :Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :le 28 juillet 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE REED EN DATE DU 31 JUILLET 1998

ONT COMPARU :

Andrew Wlodykapour le demandeur

Leigh Taylor pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Andrew Wlodykapour le demandeur

Wong & Associates

Morris Rosenbergpour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

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