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Date : 20000803


Dossier : IMM-4126-99



ENTRE :


FERNANDO ARDUENGO NAREDO et

NIEVES DEL CARMEN SALAZAR ARDUENGO



demandeurs


et



LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION


défendeur



MOTIFS D'ORDONNANCE


LE JUGE GIBSON

Introduction

[1]      Les demandeurs, qui sont mariés l'un à l'autre, tentent depuis longtemps de faire normaliser leur statut au Canada par les autorités canadiennes de l'immigration. Voici un résumé de leur situation, tiré d'une décision que mon collègue M. le juge Cullen a rendue dans Naredo et Arduengo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)1 :


[3]      Les requérants sont citoyens chiliens. Ils sont arrivés au Canada le 28 février 1978, et y sont demeurés depuis. Ils ont deux enfants, de 18 et 16 ans, qui sont nés au Canada et qui sont citoyens canadiens.
[4]      Les requérants ont revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention dès leur arrivée au Canada. Ces revendications ont été refusées en vertu des politiques d'immigration antérieures à 1978, et elles ont ensuite été réexaminées en vertu des mesures législatives adoptées en 1978. Les revendications ont de nouveau été refusées le 17 juillet 1979. Puis elles ont été réexaminées par la Commission d'appel de l'immigration, et encore une fois refusées. La Cour d'appel fédérale a ensuite renvoyé les revendications à la Commission d'appel de l'immigration pour réexamen.
[5]      Le 22 juin 1982, les requérants ont retiré leurs revendications du statut de réfugié devant la Commission d'appel de l'immigration, après avoir reçu l'approbation de principe qu'ils pourraient obtenir le droit d'établissement au Canada en vertu du programme de visa en faveur des Chiliens. L'approbation de principe relative au droit d'établissement a été révoquée environ un an plus tard, et cette décision a été réexaminée par le ministre de l'Immigration (ci-après le ministre). Plus d'un an après, le ministre a confirmé la révocation. Le 25 juin 1984, la Commission d'appel de l'immigration a autorisé le rétablissement des revendications afin que celles-ci soient réexaminées. Les demandes de réexamen ont abouti à un nouveau refus en avril 1985. Les requérants ont ensuite présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour d'appel fédérale.
[6]      Les requérants ont obtenu le droit d'établissement au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire en avril 1986, et des permis ministériels leur ont été délivrés. Ils ont retiré leur demande de contrôle judiciaire en septembre 1986, parce qu'on leur avait dit que cela était nécessaire pour que leur demande d'établissement soit traitée. Le 13 novembre 1986, le traitement des demandes d'établissement des requérants a été suspendu.
[7]      En décembre 1988, le ministre a avisé les requérants que leurs permis ministériels, renouvelés périodiquement depuis 1986, ne le seraient plus, et qu'ils devraient quitter le Canada au plus tard le 28 février 1989. Des mesures d'expulsion ont été prises contre les requérants le 28 mars 1989. Les requérants en ont demandé le contrôle judiciaire. La demande de contrôle judiciaire a été rejetée par cette Cour en juillet 1990.
[8]      Cette décision a fait l'objet d'un appel devant la Cour d'appel fédérale, mais l'appel n'a été entendu que près de cinq ans plus tard. L'appel a été rejeté le 6 juin 1995, confirmant donc la légalité des mesures d'expulsion. L'autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada a été refusée le 11 janvier 1996.
[9]      L'ordonnance d'expulsion prise contre les requérants, qui devait être exécutée le 13 février 1996, a fait l'objet d'une suspension en vertu d'une ordonnance de la Cour jusqu'à ce que la présente demande de contrôle judiciaire soit définitivement réglée.
                                 [Non souligné dans l'original.]

[2]      Les enfants des demandeurs auxquels ce passage renvoie sont nés le 8 septembre 1978 et le 17 octobre 1980 : ils ont donc près de 22 et 20 ans respectivement.

[3]      Monsieur le juge Cullen était saisi de la décision d'une agente d'expulsion de l'Immigration, communiquée aux demandeurs le 22 janvier 1996, selon laquelle les mesures d'expulsion prises contre eux devaient être exécutées le 13 février 1996. Les demandeurs ont cherché à obtenir une ordonnance en annulation de la décision en cause, un jugement déclaratoire sur la validité des articles 48 et 52 de la Loi sur l'immigration (la Loi)2 dans la mesure où ils s'appliquaient à eux, et une ordonnance enjoignant au défendeur de ne les renvoyer vers leur pays d'origine, le Chili, que [TRADUCTION] « ... lorsqu'ils ne risqueraient plus de subir un traitement cruel et inusité au Chili » .

[4]      Monsieur le juge Cullen a tiré la conclusion suivante, au paragraphe 66, aux pages 294 et 295 de ses motifs :

[66]      Une ordonnance sera rendue indiquant que l'exécution des mesures d'expulsion prises contre les requérants est suspendue pendant 45 jours afin de leur permettre de présenter des demandes fondées sur le paragraphe 114(2). Si ces demandes ne sont pas déposées dans ce délai, la suspension sera levée. Si elles le sont, la suspension sera maintenue jusqu'à ce qu'une décision soit rendue relativement à ces demandes, après quoi, la Cour rendra sa décision définitive dans cette affaire, si besoin est.

[5]      Les demandeurs ont présenté une demande de droit d'établissement fondée sur des motifs d'ordre humanitaire sans quitter le Canada, que le juge Cullen a appelée « demande fondée sur le paragraphe 114(2) » , dans le délai que ce dernier leur avait accordé. Cette demande de droit d'établissement présentée en sol canadien a été rejetée dans la décision, datée du 5 août 1999, qui fait l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire.


Le contexte

[6]      Comme je l'ai déjà mentionné, les demandeurs, des citoyens du Chili, sont mariés l'un à l'autre. Pendant le régime de Pinochet, le demandeur a travaillé pour la police secrète chilienne, dans son département des opérations clandestines (Dicar). Il a quitté Dicar vers le printemps ou l'été 1977, l'époque à laquelle il soutient avoir été expulsé. Il a reconnu que pendant qu'il travaillait pour Dicar, l'objectif de ce département visait à [TRADUCTION] « persécuter les gens opposés au gouvernement » . Il aurait décrit de la façon suivante les types d'activités auxquelles il était associé: [TRADUCTION] « viols, enlèvements, une personne a été enterrée - une personne qui est décédée pendant son interrogatoire, interrogatoires - tortures » . Il a, semble-t-il, reconnu avoir pris part à des descentes dans le cadre desquelles il avait enfoncé des portes, jeté des personnes dans un coin, et pointé sur eux une arme à feu pendant qu'on fouillait les lieux. Il assistait, semble-t-il, à des interrogatoires où on torturait les individus interrogés, quoiqu'il ait décrit son rôle dans le cadre de tels interrogatoires comme celui d'un gardien et d'une personne qui prenait des notes. Il s'infiltrait dans des groupes de jeunes dans des églises.

[7]      La demanderesse s'est jointe aux forces policières du Chili en 1975. Elle a reconnu qu'elle appuyait sans réserve le régime de Pinochet. En 1975, elle aussi s'est jointe à Dicar. Après sa formation, elle a travaillé pour Dicar de janvier 1976 à la mi-avril 1977, alors qu'elle a donné sa démission. Elle a assisté à des « interrogatoires violents » et décrit sa spécialité de façon suivante: [TRADUCTION] « ... maquillage, transfigurer, maquillage de détentions, surveillance, travail de bureau, tel lire des rapports » . Elle prenait des notes au cours d'interrogatoires pendant lesquels des individus étaient torturés.

[8]      Après avoir quitté Dicar, les demandeurs ont collaboré avec Amnistie Internationale et avec les autorités policières de l'après-régime Pinochet qui menaient des enquêtes sur les atrocités commises pendant le régime de Pinochet.

[9]      Depuis leur arrivée au Canada, les demandeurs paraissent mener une vie exemplaire. Ils se sont considérablement intégrés à la collectivité canadienne en compagnie de leurs fils.

La décision qui fait l'objet du présent contrôle

[10]      La décision qui fait l'objet du présent contrôle nie aux demandeurs le privilège de présenter une demande de droit d'établissement au Canada sans devoir quitter le pays. Elle les force essentiellement, si l'on suppose qu'ils souhaitent demeurer au Canada, ce qui ne paraît faire aucun doute, à quitter le Canada pour présenter une demande d'autorisation d'y revenir. Voici ce que l'agente d'immigration a écrit pour étayer sa décision3 :

[TRADUCTION]
DÉCISION POUR LE SSOBL
Fernando Alfonso Arduengo Naredo a eu une entrevue le 30 octobre 1997 aux bureaux de CIC de Mississauga. Il a produit une demande distincte en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration. Il cherche à obtenir une dispense de l'application du paragraphe 9(1) de la Loi sur l'immigration. Cela inclut son épouse, Nieves Del Carmen San Martin Salazar Arduengo.
J'ai examiné la demande en appliquant toutes les directives pertinentes.
Monsieur Arduengo a établi qu'il était en mesure de s'intégrer et de s'établir au Canada. Monsieur Arduengo a deux enfants, qui sont nés au Canada, âgés de 22 et 18 ans. Je reconnais que ses fils sont disposés à soumettre une demande dans la catégorie de la famille. Monsieur Arduengo a pris la décision d'avoir des enfants au Canada alors que leur statut d'immigrants était incertain et qu'ils risquaient de devoir quitter le Canada. Il reviendrait également à eux de décider s'ils souhaitent, le cas échéant, laisser leurs enfants, âgés de 22 et 18 ans, au Canada. Les parents sont libres de décider ce qui est dans l'intérêt de leurs enfants. Les enfants auront toujours la citoyenneté canadienne, peu importe où ils habitent.
On a fait remarquer que le demandeur a de la famille au Chili. En effet, y vivent sa mère, qui est veuve, son frère et deux demi-frères par alliance. Y vivent également la mère de Mme Arduengo, qui elle aussi est veuve, et deux de ses frères et soeurs.
J'ai examiné les lettres de soutien qui ont été présentées au nom du demandeur et de sa famille, et j'estime qu'elles méritent des éloges. Je souligne que les personnes qui ont écrit ces lettres paraissent connaître les Arduengo que depuis leur arrivée au Canada. Cependant, ces lettres ne renvoient pas aux activités que menaient les Arduengo avant de venir au Canada.
Le 15 janvier 1999, M. Arduengo a reçu une opinion favorable sur le risque. J'ai examiné cette opinion de Jim Graham, agent de révision des revendications refusées, CELGT, datée du 15 janvier 1999. Dans son résumé, il a dit qu'il y avait un risque que le gouvernement chilien retienne les services d'un cabinet d'avocats et charge ce dernier de suivre le cas des Arduengo. Le gouvernement chilien était disposé à envoyer des agents au Canada pour escorter les Arduengo jusqu'au Chili.
J'ai examiné les deux articles suivants : 1) un article de l'édition du jeudi 22 juillet 1999 du Wall Street Journal, page A23, intitulé « International : Chilean Ruling Could Hurt Pinochet - Court Says Military Officials Can Face Prosecution » , et 2) un article de l'édition du jeudi 22 juillet 1999 du Financial Times intitulé : « Retired Chilean Offices [sic] to Face Kidnap Trial » .
Il semble que même si les Arduengo sont susceptibles d'être escortés jusqu'au Chili et d'y voir des accusations portées contre eux, les lois d'amnistie feraient en sorte que la loi soit appliquée en bonne et due forme dans leur cas, de sorte qu'il y a peu, voire aucun risque qu'ils subissent un traitement inhumain, qu'ils soient torturés, ou qu'ils soient tués.
J'accepte les facteurs favorables en l'espèce. Cependant, après avoir tenu compte des activités que menaient M. et Mme Arduengo alors qu'ils appartenaient à Dicar au Chili, une organisation que l'on peut considérer comme ayant un seul objectif, limité et brutal, et considérant les objectifs que vise à atteindre la Loi sur l'immigration, je ne suis pas convaincu qu'il existe suffisamment de motifs d'ordre humanitaire en l'espèce pour justifier un traitement de la présente demande à partir du Canada, sur une base exceptionnelle.

[11]      L' « opinion sur le risque » à laquelle renvoient ces notes, que je considère comme les motifs de la décision de l'agente d'immigration, paraît aux pages 46 à 49 du volume 1 du dossier du tribunal. Elle paraît étayer les craintes des demandeurs de subir des représailles vu leur collaboration avec Amnistie Internationale et les autorités de police après la fin de leur implication au sein de Dicar, mais rejeter toute crainte que des mesures soient prises contre eux afin de les empêcher de faire d'autres révélations. L'agente qui a formulé l'opinion a écrit :

[TRADUCTION] Ils craignent actuellement de subir des représailles en raison de ce qu'ils savaient et ont révélé, et non en raison de ce qu'ils savaient mais n'ont pas révélé. On ne peut plus les faire taire4.

[12]      L'agente a également conclu que les demandeurs courraient un risque s'ils rentraient au Chili vu l' « effritement » des protections juridiques. Elle a conclu de la façon suivante, à la page 49 du volume 1 du dossier du tribunal :

[TRADUCTION] Le fait que le gouvernement du Chili retiendrait les services d'un cabinet d'avocats pour suivre l'issue de leur cas au Canada et qu'il serait disposé à envoyer des agents au Canada pour escorter le couple jusqu'au Chili me laisse entendre qu'il y a bel et bien un risque. Je m'étais antérieurement fondée sur le fait que la loi d'amnistie protégeait les individus qui avaient violé les droits de la personne contre des poursuites au Chili. Cet argument paraît s'effriter compte tenu du fait que les cours britanniques se penchent sur la possibilité d'extrader le général Pinochet au Chili afin que des accusations puissent être portées contre lui. Compte tenu de ce nouveau renseignement, je suis d'avis qu'il existe plus qu'une simple possibilité que les Arduengo courent un risque s'ils retournent au Chili5.

Les positions des parties

[13]      L'avocate des demandeurs a soutenu avec éloquence et de façon considérablement détaillée que l'agente d'immigration a commis une erreur de droit en appréciant mal les faits de l'affaire, en négligeant de tenir compte d'éléments de preuve et en tirant des conclusions qui n'étaient pas étayées par la preuve; elle a en outre soutenu que l'agente avait commis une erreur de droit en parvenant à une décision déraisonnable et qu'elle avait violé l'obligation d'agir de façon équitablement qui lui incombait en considérant des éléments de preuve extrinsèque sans en aviser les demandeurs ni leur fournir une occasion d'y répondre; enfin, elle dit que l'agente a commis une erreur de droit lorsqu'elle a pris sa décision après avoir rejeté l'évaluation du risque qu'avait préparée une personne qui connaissait vraisemblablement davantage de telles questions qu'elle-même.

[14]      Par contraste, les avocats du défendeur ont fait valoir que l'agente d'immigration n'avait pas commis d'erreur susceptible de contrôle. Ils ont soutenu qu'au regard d'objectifs d'immigration qui s'opposent manifestement et qui se reflètent dans l'article 3 de la Loi et que compte tenu de la norme de la décision raisonnable simpliciter, l'agente pouvait raisonnablement parvenir à une telle décision.

[15]      Voici les parties pertinentes de l'article 3 de la Loi :voici le libellé :


3. It is hereby declared that Canadian immigration policy and the rules and regulations made under this Act shall be designed and administered in such a manner as to promote the domestic and international interests of Canada recognizing the need

...

(c) to facilitate the reunion in Canada of Canadian citizens and permanent residents with their close relatives from abroad;

...

(j) to promote international order and justice by denying the use of Canadian territory to persons who are likely to engage in criminal activity.

3. La politique canadienne d'immigration ainsi que les règles et règlements pris en vertu de la présente loi visent, dans leur conception et leur mise en oeuvre, à promouvoir les intérêts du pays sur les plans intérieur et international et reconnaissent la nécessité :

...

c) de faciliter la réunion au Canada des citoyens canadiens et résidents permanents avec leurs proches parents de l'étranger;

...

j) de promouvoir l'ordre et la justice sur le plan international en n'acceptant pas sur le territoire canadien des personnes susceptibles de se livrer à des activités criminelles.

[16]      Les avocats du défendeur ont paru soutenir qu'il convient d'interpréter l'alinéa 3j) de façon à promouvoir l'ordre et la justice sur le plan international en n'acceptant pas que des personnes qui commettent des crimes contre l'humanité dans un autre pays se servent du territoire canadien en tant que refuge sûr. Bien qu'une telle interprétation de l'alinéa 3j) aille au-delà du sens ordinaire des mots utilisés dans cet alinéa, j'accepte la position des avocats de la même façon que j'accepte que l'alinéa 3c) est assez large pour s'appliquer aux circonstances de la présente affaire6.

L'analyse

[17]      Je suis convaincu que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. J'estime qu'il n'est pas nécessaire, pour parvenir à cette conclusion, d'aborder le nombre considérable de questions litigieuses qui m'ont été soumises pour le compte des demandeurs.

[18]      Il ressort manifestement d'un examen du dossier du tribunal, en particulier des pages qui paraissent refléter les notes que l'agente d'immigration a soigneusement prises en rendant sa décision, que l'agente a fait des efforts considérables en vue de comprendre l'ensemble des nombreux documents qui lui avaient été soumis au sujet des demandeurs. Malheureusement, elle n'a pas agi aussi soigneusement en prenant les notes destinées au « SSOBL » auxquelles j'ai déjà renvoyé dans les présents motifs, notes qui, selon moi, constituent à elles seules les motifs de la décision de l'agente, compte tenu des directives que la Cour suprême a données dans l'arrêt Baker.

[19]      L'arrêt Baker « a resserré » les exigences auxquelles les agents d'immigration doivent satisfaire en expliquant les décisions comme celles qui fait l'objet du présent contrôle. Monsieur le juge Linden a écrit, dans Teresa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), au paragraphe 4 :

[4]      Je reconnais que les agents d'immigration font de l'excellent et difficile travail, mais les changements de l'environnement juridique leur en demande maintenant encore plus.

On constate que M. le juge Linden a renvoyé à l'arrêt Baker dans les brefs motifs qu'il a exposés dans cette affaire.

[20]      Sans aller plus loin, je conclus, compte tenu des exigences énoncées dans l'arrêt Baker, que l'analyse qui se reflète dans les motifs de décision de l'agente d'immigration est tout à fait insuffisante, dans la mesure où ces motifs ont trait à l'intérêt des enfants des demandeurs; je tire cette conclusion en ayant à l'esprit l'âge des enfants des demandeurs, dont un seul avait 18 ans ou moins à la date de la décision qui fait l'objet du présent contrôle. En effet, à cette époque, il avait presque 19 ans. Les deux fils des demandeurs, quelque soit leur âge, étaient toujours des « enfants » des demandeurs dont on pouvait raisonnablement s'attendre qu'ils soient considérablement ébranlés par le renvoi de leurs parents du Canada.

[21]      Je reproduis de nouveau ce que je considère comme les motifs de la décision, soit les remarques que l'agente d'immigration a faites au sujet des enfants :

[TRADUCTION] Monsieur Arduengo [et, de fait, Mme Arduengo également] a deux enfants, qui sont nés au Canada, âgés de 22 et 18 ans. Je reconnais que ses fils sont disposés à soumettre une demande dans la catégorie de la famille. Monsieur Arduengo [et, encore une fois, vraisemblablement Mme Arduengo] a pris la décision d'avoir des enfants au Canada alors que leur statut d'immigrants était incertain et qu'ils risquaient de devoir quitter le Canada. Il reviendrait également à eux de décider s'ils souhaitent, le cas échéant, laisser leurs enfants, âgés de 22 et 18 ans, au Canada. Les parents sont libres de décider ce qui est dans l'intérêt de leurs enfants. Les enfants auront toujours la citoyenneté canadienne, peu importe où ils habitent.

Il va de soi que le fait que les parents aient eu des enfants au Canada alors que leur statut d'immigrant était incertain n'était pas une « décision » à laquelle les enfants avaient participé.

[22]      Voici ce que Madame le juge L'Heureux-Dubé a écrit, au nom des juges majoritaires, au paragraphe 55 des motifs qu'elle a exposés dans l'arrêt Baker :

L'agent n'a prêté aucune attention à l'intérêt des enfants de Mme Baker. Comme je le démontrerai avec plus de détails dans les paragraphes qui suivent, j'estime que le défaut d'accorder de l'importance et de la considération à l'intérêt des enfants constitue un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire conféré par l'article, même s'il faut exercer un degré élevé de retenue envers la décision de l'agent d'immigration.

Je suis convaincu que l'on pourrait dire la même chose en l'espèce. L'agente d'immigration n'avait pas le loisir, compte tenu des directives que donne l'arrêt Baker, de se contenter de laisser aux parents la responsabilité de déterminer en quoi consiste l'intérêt des enfants, dans des circonstances où les demandeurs étaient sur le point de devoir quitter le Canada afin de faire face à un avenir incertain au Chili. En agissant ainsi, l'agente « ne prêtait aucune attention » à l'intérêt des enfants. L'agente d'immigration n'a pas elle-même « accord[é] de l'importance et de la considération à l'intérêt des enfants... » . Elle a plutôt conclu que les demandeurs n'obtiendraient pas le droit de présenter une demande de droit d'établissement sans quitter le Canada et, partant, elle a laissé exclusivement aux parents la responsabilité de prendre la décision déchirante de savoir en quoi consistait l'intérêt de leurs enfants.

[23]      Dans des notes que l'agente d'immigration qui a pris la décision qui fait l'objet du présent contrôle a, semble-t-il, préparées, notes qui paraissent à la page 37 du volume 1 du dossier du tribunal, les mentions suivantes figurent sous la rubrique intitulée [TRADUCTION] « Facteurs favorables » :

[TRADUCTION]
enfants - selon les observations de l'avocate
     - n'ont jamais vécu au Chili
     - parlent l'anglais - un peu l'espagnol
     - difficultés excessives - traumatisme et rupture dans leurs vies
     - ne souhaitent pas être séparés de leurs parents
     - ne souhaitent pas l'éclatement de la famille
- M. A. très impliqué auprès de ses enfants
- liens étroits avec les parents

Il est regrettable que ces préoccupations que l'avocate a exprimées au nom des demandeurs et de leurs enfants à l'agente d'immigration ne paraissent pas avoir été analysées par celle-ci.

[24]      J'ai déjà fait des remarques sur l'objectif d'immigration qui se reflète à l'alinéa 3c) de la Loi. J'ai souligné le libellé relativement étroit de cet alinéa. Comme je l'ai indiqué dans la note en bas de page 6 des présents motifs, Madame le juge L'Heureux-Dubé a commenté cet objectif d'immigration. Voici ce qu'elle a écrit :

Bien que cette disposition [l'alinéa 3c)] traite de l'objectif du Parlement de réunir des citoyens et des résidents permanents avec leurs proches parents de l'étranger, elle permet, à mon avis, en utilisant une interprétation large et libérale des valeurs sous-jacentes à cette loi et à son objet, de présumer que le Parlement estime important également de garder ensemble des citoyens et des résidents permanents avec leurs proches parents qui sont déjà au Canada. L'objectif à l'al. 3c) énonce l'obligation d'accorder une grande importance au maintien des enfants en contact avec leurs deux parents, si cela est possible, et au maintien du lien entre les membres d'une proche famille.
                                 [Non souligné dans l'original.]

[25]      Madame le juge L'Heureux-Dubé poursuit, au paragraphe 74 :

Par conséquent, l'attention et la sensibilité à l'importance des droits des enfants, de leur intérêt supérieur, et de l'épreuve qui pourrait leur être infligée par une décision défavorable sont essentielles pour qu'une décision d'ordre humanitaire soit raisonnable.

[26]      Encore une fois, je suis convaincu que les remarques de l'agente d'immigration concernant l'intérêt des enfants, qui, comme je l'ai conclu, ne prêtaient aucune attention à cet intérêt, ne reflètent tout simplement pas « l'attention et la sensibilité à l'importance des droits des enfants, de leur intérêt supérieur, et de l'épreuve qui pourrait leur être infligée » , comme l'exige l'arrêt Baker.

[27]      Enfin, Madame le juge L'Heureux-Dubé a écrit, au paragraphe 75 :

Cela ne veut pas dire que l'intérêt supérieur des enfants l'emportera toujours sur d'autres considérations, ni qu'il n'y aura pas d'autres raisons de rejeter une demande d'ordre humanitaire même en tenant compte de l'intérêt des enfants. Toutefois, quand l'intérêt des enfants est minimisé, d'une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

Encore une fois, je suis convaincu que les motifs de décision de l'agente d'immigration ont « minimisé, d'une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada » , l'intérêt des enfants.

[28]      En conséquence, je conclus que la décision qui fait l'objet du présent contrôle est déraisonnable et qu'elle doit être annulée.

[29]      Comme je l'ai déjà mentionné, compte tenu de l'analyse qui précède, je n'ai pas l'intention de faire une analyse de tous les autres facteurs qui, selon l'avocate des demandeurs, ont eu une importance décisive pour ce qui est de la décision qui fait l'objet du présent contrôle.

La conclusion

[30]      Compte tenu de l'analyse qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision qui fait l'objet du présent contrôle est annulée, et la demande d'autorisation des demandeurs en vue de présenter une demande du droit d'établissement sans quitter le Canada est renvoyée au défendeur pour qu'il la réexamine et statue de nouveau sur celle-ci.

La certification d'une question

[31]      Les avocats du défendeur disposeront d'un délai de dix jours à partir du 14 août 2000 pour signifier et déposer des observations sur la question de savoir si la présente affaire soulève une question qui mérite d'être certifiée. Par la suite, l'avocate des demandeurs disposera d'un délai de dix jours pour signifier et déposer des observations en réponse à celles des avocats du défendeur. Enfin, dans le cas où l'avocate des demandeurs déposeraient des observations en réponse, les avocats du défendeur pourront alors, dans un délai de trois jours ouvrables à partir de la date à laquelle la réponse du demandeur leur sera signifiée, déposer une réplique.


« Frederick E. Gibson »

                                         J.C.F.C.



Toronto (Ontario)

Le 3 août 2000





Traduction certifiée conforme


Bernard Olivier, B.A., LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


NO DU GREFFE :                  IMM-4126-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :              FERNANDO ARDUENGO NAREDO et

                         NIEVES DEL CARMEN SALAZAR ARDUENGO


demandeurs

- c. -

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                         ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

DATE DE L'AUDIENCE :              LE MARDI 25 JUILLET 2000

LIEU DE L'AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS D'ORDONNANCE EXPOSÉS PAR M. LE JUGE GIBSON

EN DATE DU :                  JEUDI 3 AOÛT 2000


ONT COMPARU :

Mme Barbara Jackman                          POUR LE DEMANDEUR

Mme Cheryl Mitchell et M. Martin Anderson              POUR LE DÉFENDEUR


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :     

Jackman, Waldman & Associates

Barristers & Solicitors

281, avenue Eglinton est

Toronto (Ontario)

M4P 1L3                                  POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                      POUR LE DÉFENDEUR

__________________

1      (1997), 132 F.T.R. 281.

2      L.R.C. (1985), ch. I-2.

3 Dossier du tribunal, volume 1, aux pages 22 à 27.

4      Dossier du tribunal, volume 1, à la p. 46.

5      Dossier du tribunal, volume 1, à la p. 49.

6      Pour une interprétation large de l'alinéa 3c ) dans des circonstances parallèles à celles de l'espèce, voir l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 68, page 860 (ci-après Baker).

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