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Date : 20000127


Dossier : IMM-5366-99



ENTRE :


DAVEL ANTHONY EDWARDS


demandeur


et


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION


défendeur


MOTIFS D"ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON


[1]      Les présents motifs font suite à une demande, présentée pour le compte du demandeur, visant à obtenir une ordonnance statuant :

     -      qu"il soit sursis à l"exécution de la mesure de renvoi prise contre le demandeur jusqu"à ce que soit tranchée la demande d"autorisation et de contrôle judiciaire qu"il a déposée à l"égard d"une décision dans laquelle la Section d"appel (le Tribunal) de la Commission de l"immigration et du statut de réfugié a conclu qu"il n"avait pas rempli l"obligation qui lui incombait d"établir que, vu les circonstances, il ne devait pas être renvoyé du Canada;
     -      de façon subsidiaire, qu"il soit sursis à l"exécution de la mesure de renvoi jusqu"à ce que se soit écoulé un délai de 30 jours après que le demandeur aura reçu les motifs de la décision du Tribunal; et
     -      que la Cour accorde au demandeur toute autre réparation qu"il estime équitable.

[2]      L"appel que le demandeur a formé contre la mesure d"expulsion prise contre lui a été entendu par le Tribunal le 13 octobre 1999. Il a été rejeté, sans motifs selon le demandeur, le 21 octobre 1999.

[3]      La présente demande m"a d"abord été soumise dans le cadre d"une conférence téléphonique, le 9 décembre 1999. À l"époque, le demandeur avait déjà présenté un affidavit à la Cour dans lequel il déclarait ne pas avoir reçu de motifs de décision du Tribunal. J"ai donc rendu l"ordonnance suivante :

[TRADUCTION]
La Cour ordonne que :
comme elle l"a fait dans Lawson c. Le ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, 5 novembre 1999, no du greffe Imm-4900-99, la présente demande soit ajournée indéfiniment, sous réserve de pouvoir de nouveau être présentée après un avis de deux (2) jours de l"une ou l"autre partie;
il soit sursis, de façon provisoire, à l"exécution de la mesure d"expulsion qui a été prise contre le demandeur le 8 mars 1999, et ce pour une période se terminant sept (7) jours après que le demandeur aura reçu les motifs étayant la décision dans laquelle la Section d"appel de l"immigration a rejeté l"appel qu"il avait formé contre la mesure d"expulsion susmentionnée;
dès qu"il aura reçu les motifs de la Section d"appel de l"immigration, le demandeur en avise le défendeur.

[4]      Le demandeur déclare avoir reçu le 30 décembre 1999 les motifs de décision du Tribunal, qui étaient datés du 21 décembre 1999. L"avocat du défendeur a été avisé de la réception des motifs, conformément à l"ordonnance que j"avais rendue. Le renvoi du demandeur du Canada vers la Jamaïque a été reporté au 27 janvier 2000. En conséquence, la demande de sursis de l"exécution de la mesure de renvoi m"a de nouveau été soumise, cette fois à Toronto, le 24 janvier 2000.

[5]      La demande de sursis de l"exécution de la mesure de renvoi est fondée sur trois motifs bien établis dans la jurisprudence : que l"affaire soulève une question grave devant être tranchée dans le cadre de la demande d"autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du Tribunal; que le demandeur subira un préjudice irréparable s"il est renvoyé du Canada avant que la demande d"autorisation et de contrôle judiciaire ne soit tranchée; et que la prépondérance des inconvénients est favorable au sursis de l"exécution de la mesure de renvoi jusqu"à ce que la Cour ait statué sur le bien-fondé de la demande d"autorisation et, dans le cas où l"autorisation serait accordée, sur le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire.

[6]      Voici, en résumé, le contexte dans lequel la présente demande a été déposée. Le demandeur est né en Jamaïque en 1971. Il est arrivé au Canada en 1981 et n"a pas, semble-t-il, quitté le pays depuis. Tous ses parents connus se trouvent au Canada. Il s"agit de sa mère, son frère, sa soeur, son épouse, et ses trois filles, dont l"une est la fille propre de son épouse, une autre, sa propre fille, et la troisième, la fille qu"il a eue avec son épouse. Il partage la garde légitime de sa fille biologique avec son épouse.

[7]      En 1991, le demandeur a été condamné pour possession de stupéfiants et pour trafic de stupéfiants. En 1993, il a de nouveau été condamné pour possession de stupéfiants. En 1994, il a été condamné pour agression armée et pour conduite dangereuse d"un véhicule. En 1998, il a de nouveau été condamné pour conduite dangereuse d"un véhicule. La plus longue peine d"emprisonnement imposée au demandeur est celle qui lui a été imposée pour avoir fait le trafic de stupéfiants, soit trente (30) jours. Le demandeur a peu d"instruction et d"antécédents professionnels.

[8]      Le Tribunal a conclu que le demandeur avait minimisé sa responsabilité à l"égard des infractions qu"il avait commises. Il a souligné le témoignage de la mère du demandeur, qui a déclaré avoir souvent dit à son fils, au fil des années, qu"il risquait d"être expulsé du pays en raison de ses activités criminelles. Selon lui, très peu d"éléments de preuve établissaient que le demandeur avait fait des efforts de réadaptation. Voici ce que dit le Tribunal dans ses motifs de décision :

[TRADUCTION] L"appelant n"a pas dit la vérité concernant les efforts qu"il a faits pour obtenir de l"aide en vue de sa réadaptation. En outre, il a cherché à soumettre un faux document en vue d"induire la formation en erreur à cet égard.

[9]      Une fois de plus, le Tribunal a mis l"accent dans ses motifs sur l"incidence qu"aurait le renvoi du demandeur du Canada sur les trois filles de ce dernier :

[TRADUCTION] Bien que je constate qu"une lettre produite en preuve atteste que les deux enfants de l"appelant [du demandeur] ont des problèmes de comportement agressif, je ne suis pas convaincu que le renvoi imminent de l"appelant en est la source. Plusieurs raisons peuvent expliquer un tel comportement. Le comportement des enfants peut raisonnablement s"expliquer du fait qu"ils n"ont pas vécu avec leur père pendant la plus grande partie de leur vie, jusqu"en 1997. Le manque de crédibilité de l"appelant à la maison, semblable à son manque de crédibilité à l"audition, a pu également avoir une incidence sur les enfants. Quoi qu"il en soit, cette seule raison n"est pas suffisante, ou le fait de tenir compte [sic] d"autres considérations favorables pour exercer le pouvoir discrétionnaire d"une façon favorable à l"appelant.
Je ne suis pas convaincu que l"appelant exerce une influence positive sur la vie de ses enfants. Ce sont la mère des enfants, leur grand-mère maternelle et la mère de l"appelant qui ont toujours pris soins de ceux-ci. Le premier enfant de l"appelant a passé la plus grande partie de sa vie en famille d"accueil. Bien que l"action récemment introduite en vue d"obtenir la garde de cet enfant puisse être favorable à l"appelant, je n"en suis pas convaincu. L"appelant n"a jamais vraiment pris soin de ses enfants. Son comportement criminel n"indique pas qu"il se préoccupe du bien-être de ceux-ci. Dans ces circonstances, je suis convaincu que l"appelant a joué un rôle passif en ce qui concerne l"obtention de la garde de son premier enfant, que sa mère et Mme Edwards ont joué un rôle plus actif à cet égard, et que celles-ci sont la principale source du soutien émotionnel dont bénéficient les enfants. Je suis convaincu qu"à l"avenir, Mme Edwards bénéficiera du soutien de sa mère et de la mère de l"appelant pour prendre soin des enfants.
En résumé, la preuve concernant la mesure dans laquelle l"appelant prend soin de ses enfants et les rares antécédents professionnels de celui-ci n"atteste pas qu"il s"est bien établi pendant les 18 années qu"il a passées au Canada.
L"appelant demeure une menace pour la société canadienne malgré les avertissements répétés que sa mère lui a donnés au fils des années, qui lui a souvent dit qu"il devait changer son comportement sinon il risquait d"être expulsé du pays. Je ne suis pas convaincu que les membres de sa famille subiront des difficultés excessives s"il est renvoyé du Canada.

[10]      Dans une ordonnance que j"ai signée peu après la fin de l"audition de la demande de sursis, j"ai rejeté la demande. Pour rendre cette décision, j"ai principalement examiné la question de savoir si le renvoi du demandeur du Canada causerait un préjudice irréparable. Le critère en trois volets de la question grave à trancher, du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients étant de nature conjonctive, la demande devait être rejetée si le demandeur ne parvenait pas à établir qu"un préjudice irréparable serait causé. Je suis convaincu qu"il n"y est pas parvenu.

[11]      Aucun élément de preuve établissant que le demandeur serait en danger en Jamaïque n"a été présenté à la Cour. La preuve produite portait plutôt sur le préjudice qu"entraînerait l"éclatement de la cellule familiale et, plus particulièrement, l"incidence qu"aurait le renvoi du demandeur du Canada sur ses trois filles et, dans une moindre mesure, sur son épouse.

[12]      Dans Robinson c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration)1, j"ai écrit :

Je suis sensible à l'argument selon lequel la dispersion d'une cellule familiale produit des épreuves importantes qui, dans certaines circonstances (mais pas dans toutes), sont proches du préjudice irréparable pour ladite cellule, ou même atteignent ce niveau. Ce n'est pas là le critère. Le point litigieux, bien entendu, c'est le préjudice irréparable causé au requérant.
...
Si le législateur avait eu l'intention de placer le maintien de la cellule familiale au-dessus des risques et des épreuves qui accompagnent la situation de fait portée devant moi, le Parlement aurait pu y pourvoir. Or, il a choisi de ne pas le faire.
Je dois donc présumer que le législateur envisage, dans les circonstances où les options sont réelles, que l'expulsion puisse aboutir à la dispersion d'une famille. Je conclus que la situation de fait dont je suis saisi, ne représente pas un préjudice irréparable pour la requérante.

[13]      Ce passage a été adopté par mon collègue M. le juge Rouleau dans Moncrieffe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration)2. Cette décision a été soulignée et distinguée, sur le plan de l"issue de l"affaire quant aux faits, d"avec Ponnampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration)3, une affaire dans laquelle M. le juge Muldoon, citant deux décisions antérieures de notre Cour dans lesquelles il avait été conclu que la dispersion d"une famille constituait également un préjudice irréparable, a conclu que l"éclatement de la cellule familiale constituait un préjudice irréparable.

[14]      Depuis l"époque où j"ai exposé des motifs dans l"affaire Robinson , précitée, j"ai changé d"avis, après avoir examiné la jurisprudence de façon plus approfondie : je n"estime plus que c"est seulement le demandeur qui doit directement subir un préjudice irréparable pour qu"il soit satisfait au volet concernant le préjudice irréparable du critère applicable aux demandes de sursis. Je suis maintenant convaincu que les demandes, telle l"espèce, présentées dans le cadre d"affaires où le renvoi de la personne en cause entraînera selon toute probabilité l"éclatement d"une cellule familiale, doivent être examinées au regard de l"arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration)4 de la Cour suprême du Canada, dans lequel Madame le juge L"Heureux-Dubé, s"exprimant au nom des juges majoritaires, a écrit, au paragraphe 73 :

Les facteurs susmentionnés montrent que les droits, les intérêts, et les besoins des enfants, et l"attention particulière à prêter à l"enfance sont des valeurs importantes à considérer pour interpréter de façon raisonnable les raisons d"ordre humanitaire qui guident l"exercice du pouvoir discrétionnaire. Je conclus qu"étant donné que les motifs de la décision n"indiquent pas qu"elle a été rendue d"une manière réceptive, attentive ou sensible à l"intérêt des enfants de Mme Baker, ni que leur intérêt ait été considéré comme un facteur décisionnel important, elle constituait un exercice déraisonnable du pouvoir conféré par la loi et doit donc être infirmée.

[15]      Bien que la décision que j"ai été appelé à rendre en l"espèce ne soit pas une décision " d"ordre humanitaire " au sens du paragraphe 114(2) de la Loi sur l"immigration5, je suis convaincu qu"il s"agit d"une décision à laquelle s"appliquent les facteurs auxquels Madame le juge L"Heureux-Dubé a renvoyé et qu"elle a décrits plus en détail dans d"autres paragraphes de ses motifs. Je suis convaincu que l"arrêt Baker et les facteurs qui y sont décrits sont tout à fait pertinents, par analogie, pour ce qui est des conclusions en matière de préjudice irréparable et de prépondérance des inconvénients que je devais tirer dans la présente affaire.

[16]      Compte tenu de ce qui précède, j"ai été fortement influencé par l"analyse que contiennent les motifs du Tribunal précités en ce qui concerne l"incidence de la dispersion de la famille du demandeur, en particulier sur les enfants de ce dernier. Pour reprendre les propos de Madame le juge L"Heureux-Dubé, je suis convaincu qu"il ressort des motifs que la décision du Tribunal " ... a été rendue d"une manière réceptive, attentive ou sensible à l"intérêt des enfants " du demandeur. Compte tenu de la nature préliminaire de la présente demande, aucun fondement ne permet, à mon avis, de contester cette analyse ou de s"écarter de la conclusion à laquelle il mène.

[17]      Pour ces motifs, je conclus qu"il ne ressort pas des faits de la présente affaire qu"un préjudice irréparable découlerait de la dispersion de la famille du demandeur, ou de toute autre raison, par suite du renvoi de celui-ci vers la Jamaïque avant que sa demande d"autorisation et de contrôle judiciaire ne soit tranchée. En conséquence, comme je l"ai déjà mentionné dans les présents motifs, j"ai rejeté la demande de sursis de l"exécution de la mesure de renvoi du demandeur vers la Jamaïque qui était prévu pour le 27 janvier 2000.


" Frederick E. Gibson "

                                             juge


Ottawa (Ontario)

Le 27 janvier 2000




Traduction certifiée conforme


Bernard Olivier, B.A., LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER



NO DU GREFFE :                  IMM-5366-99


INTITULÉ DE LA CAUSE :          Davel Anthony Edwards c. M.C.I.


LIEU DE L"AUDIENCE :              Toronto (Ontario)


DATE DE L"AUDIENCE :              le 24 janvier 2000


MOTIFS D"ORDONNANCE EXPOSÉS PAR MONSIEUR LE JUGE GIBSON


EN DATE DU :                  27 janvier 2000



ONT COMPARU :


Michael Crane                                  pour le demandeur


Godwin Friday                                  pour le défendeur



AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Crane

Toronto (Ontario)                                  pour le demandeur


Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                          pour le défendeur

__________________

1      (1994), 74 F.T.R. 316 (C.F. 1re inst.).

2      [1995] J.C.F. no 1576 (Q.L.), (C.F. 1re inst.).

3      [1995] J.C.F. no 1174 (Q.L.), (C.F. 1re inst.).

4      [1999] J.C.S. no 39 (Q.L.).

5      L.R.C. (1985), ch. I-2.

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