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     IMM-3886-96

ENTRE :

     LIOUDMILA KATKOVA,

     requérante,

     -ET-

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     intimé.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE McKEOWN

     La requérante sollicite le contrôle judiciaire de la décision, datée du 1er octobre 1996, par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a décrété qu'elle n'était pas une réfugiée au sens de la Convention.

     Sont en litige les questions de savoir si, du fait de la nationalité juive, la requérante a un lien avec l'État d'Israël par l'intermédiaire de la Loi sur le retour et, par conséquent, si Israël devrait être considéré comme le pays dont elle a la nationalité aux termes de l'alinéa (i) de la définition d'un réfugié au sens de la Convention, et si la Commission n'a pas tenu compte du désir clairement exprimé de la requérante de ne pas aller en Israël. J'ai été malheureusement privé de tout argument de la part de l'intimé dans le présent dossier. Une semaine avant l'audition de l'affaire, l'intimé a demandé un ajournement au motif que cette dernière mettait en cause des questions complexes et importantes. Cependant, un mois plus tôt, une requête avait été présentée en vue du dépôt, avant le 1er avril, 'un mémoire juridique et d'affidavits supplémentaires. Cette échéance est passée sans que l'on reçoive un argument quelconque de l'intimé et, en raison du désir de la requérante de voir cette affaire réglée à la date de l'audience, j'ai refusé l'ajournement demandé.

     Analysons la seconde question. Premièrement, la Commission n'a pas tenu compte des preuves abondantes de la requérante indiquant que celle-ci ne voulait pas se rendre en Israël. La requérante a indiqué à quatre occasions au moins qu'elle ne voulait pas aller dans ce pays, et a même dit pourquoi : 1) son époux n'était pas juif et, à cause de cela, il aurait de la difficulté à trouver un emploi dans ce pays; 2) la requérante s'inquiétait des actes terroristes possibles, ainsi que de sa sécurité et de celle de sa famille. Il s'agit là d'une preuve fort importante, car aux termes de la Loi sur le retour, celle-ci ne s'applique qu'à " tout Juif qui exprime le désir de s'établir en Israël ". À ce stade-ci, il convient de présenter les deux dispositions principales de la Loi sur le retour , dont le texte est le suivant :

             
     1)      Tout Juif a le droit de venir dans le pays comme oleh.         
     2)      a)      L' aliyah se fait au moyen d'un visa d'oleh.         
         b)      Un visa d'oleh sera accordé à tout Juif qui exprime le désir de s'établir en Israël à moins que le ministre de l'Intérieur ne soit convaincu que le requérant :         
             1)      exerce une activité contre le peuple juif;         
             2)      est susceptible de compromettre la santé publique ou la sécurité de l'État;         
             3)      a un passé criminel susceptible de mettre en danger l'ordre public.         

     Malgré la preuve de la requérante et les dispositions que prévoit la Loi sur le retour, la Commission a décrété ce qui suit, à la page 4 de ses motifs :

     [TRADUCTION]         
     L'avocat-conseil a déclaré également qu'il faudrait tenir dûment compte du désir de la revendicatrice de s'établir en Israël. Le tribunal ne peut comprendre pourquoi une personne fuyant des actes de persécution ne désirerait pas se rendre dans un lieu sûr presque garanti. Évidemment, il peut y avoir des circonstances exceptionnelles dans lesquelles la revendicatrice pourrait ne pas vouloir exercer cette option. Ce n'est pas ce que nous avons entendu dans la présente revendication. Le processus de détermination du statut de réfugié au sens de la Convention doit s'appliquer aux personnes qui fuient la persécution pour l'un des motifs énoncés dans la Convention, et non aux personnes qui cherchent une autre option pour leur établissement, ou qui n'ont simplement aucun désir de s'établir dans le lieu sûr où elles peuvent se rendre facilement.         

     Selon la Loi sur le retour, le désir de s'établir en Israël est une condition d'immigration. Il ne s'agit pas d'une question qu'un tribunal peut trancher. La Loi sur le retour ne dit pas que tout Juif devrait retourner en Israël. En l'espèce, la requérante a clairement indiqué qu'elle ne veut pas aller dans ce pays. Il s'agit là d'une erreur fondamentale de la part de la Commission, et une conclusion manifestement déraisonnable au vu des exigences de la Loi sur le retour. Cette dernière n'oblige pas un requérant à expliquer pourquoi il désire rentrer en Israël.

     En conséquence, l'affaire doit être renvoyée à un tribunal de constitution différente pour qu'il prenne une nouvelle décision qui ne soit pas incompatible avec les présents motifs. Cependant, vu l'importance de la décision Grygorian c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 23 novembre 1995, nE du greffe IMM-5158-94, il est nécessaire que j'analyse aussi la première question en litige afin que la Commission dispose d'un fondement juridique convenable qui lui permette de déterminer si la Loi sur le retour s'applique en l'espèce. Voici ce qu'a déclaré la Commission, à la page 4 de ses motifs :

     [TRADUCTION]         
     [...] Le tribunal est d'avis que, dans la présente revendication, la décision du juge Joyal dans l'affaire Grygorian est exécutoire, et reflète la tendance qui ressort de la jurisprudence relative au droit des réfugiés au sens de la Convention -- tendance qui favorise la position selon laquelle seuls doivent être protégés ceux qui en ont véritablement besoin et ceux qui n'ont pas d'autre option viable.         

     Selon moi, la décision qu'a rendue le juge Joyal dans l'affaire Grygorian, précitée, n'a rien d'exécutoire. Voici ce qu'il a précisément indiqué :

     Dans l'affaire dont je suis saisi, je ne vois aucune raison de modifier la décision de la Commission selon laquelle le système canadien des demandes du statut de réfugié est bien plus qu'un expédient pour obtenir le droit d'établissement au Canada [...].         

     Et, ajoute-t-il :

     Je ne vois aucune raison non plus de critiquer la manière dont la Commission analyse les règles de la nationalité qui se rapportent au statut de réfugié au sens de la Convention. Comme on l'a déjà dit, le principe fondamental des règles juridiques relatives aux réfugiés consiste à octroyer le statut de réfugié uniquement aux personnes qui requièrent une protection auxiliaire et non à celles qui ont toute latitude d'obtenir la nationalité d'un autre pays.         

     Il m'est impossible de souscrire à ces deux dernières phrases, qui constituent une opinion incidente dans la décision. Il est évident, toutefois, que le juge Joyal conclut simplement qu'il était loisible à la Commission de rendre ce jugement, et que ce dernier n'a pas valeur de précédent. Cependant, comme je l'ai déclaré plus tôt, étant donné que la présente affaire est renvoyée à un tribunal de constitution différente, j'estime qu'il est nécessaire d'analyser dans son ensemble la première question qui est en litige.

     La Commission a fait référence à l'arrêt Bouianova c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1993), 67 F.T.R. 74, ainsi qu'à Zdanov c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1994), 81 F.T.R. 246, deux affaires mettant en cause des apatrides qui pouvaient obtenir la citoyenneté russe. Ainsi que l'a déclaré le juge Rothstein dans l'affaire Bouianova, précitée, à la page 76 du recueil :

     À mon avis, la requérante, par une simple demande et par l'apposition d'un sceau sur son passeport devient citoyenne de la Russie. D'après la preuve qui m'a été présentée, les fonctionnaires russes n'ont pas le pouvoir discrétionnaire de lui refuser la citoyenneté russe. Je ne crois pas que le fait d'avoir à faire une demande, qui dans les circonstances, n'est rien de plus qu'une simple formalité, signifie qu'une personne n'a pas de pays ou de nationalité simplement parce qu'elle choisit de ne pas faire une telle demande.         

     Le jugement rendu dans l'affaire Zdanov, précitée, abonde dans le même sens.

     Je souscris à l'analyse qu'a faite le commissaire Kalvin, aux pages 11 et 12 de ses motifs :

     [TRADUCTION]         
     [...] Dans Bouianova et Desai, le désir de vivre dans les pays en question n'était pas une condition préalable à l'obtention de la nationalité dans ces pays. Je suis d'accord avec les commentaires de Lorne Waldman dans Immigration Law and Practice, où il indique que les arrêts Bouianova et Desai appuient la thèse qu'un revendicateur du statut de réfugié ne peut choisir d'être apatride lorsque la présentation d'une demande de citoyenneté aux autorités d'un pays particulier mènerait à la confirmation d'un statut pré-existant. Cette situation peut être comparée à celle d'un revendicateur qui jouit d'un statut éventuel plutôt que d'un statut pré-existant à titre de ressortissant d'un pays particulier.         
         Il ressort clairement des faits de l'affaire [Bouianova] que cette décision n'étaye pas la thèse voulant que les revendicateurs soient tenus de demander la citoyenneté et de prouver qu'ils craignent avec raison d'être persécutés dans chaque pays de nationalité éventuelle. En l'espèce, l'intéressée était citoyenne russe de naissance et, par suite de l'application de la loi russe et de la demande présentée au consulat de Russie, elle demandait simplement que l'on reconnaisse un statut pré-existant. En recevant la demande, le consulat apposerait sur son passeport un timbre, qui représenterait simplement une déclaration ou une confirmation de la nationalité véritable de l'intéressée. Voilà une situation qui diffère nettement de celle d'une personne qui n'a pas de nationalité au moment où est présentée la revendication du statut de réfugié, mais qui doit faire une demande pour que la citoyenneté lui soit conférée. Dans ce dernier cas, la demande est une étape nécessaire pour obtenir la citoyenneté, et non simplement une demande de reconnaissance d'un statut pré-existant. Dans une telle circonstance, le requérant n'a pas à faire la preuve qu'il craint d'être persécuté par ce pays de " nationalité éventuelle ".                 

     [Note de bas de page omise]

     Et, de poursuivre le commissaire, à la page 12 de sa décision :

     [TRADUCTION]         
     À mon avis, le fait que l'intéressée ne désire pas vivre en Israël signifie qu'elle n'a pas droit à la citoyenneté du pays, en vertu de la Loi sur le retour de ce dernier. S'il fallait que la requérante se rende en Israël et que les autorités de l'immigration lui demandent, au moment de l'évaluation de sa demande de citoyenneté, si elle souhaite vivre en Israël, il lui faudrait alors mentir, ou voir sa demande refusée [...]. La Commission n'a pas, selon moi, le pouvoir légal ou moral nécessaire pour dire à l'intéressée qu'elle devrait avoir le désir de vivre dans un pays particulier. L'intéressée a déclaré qu'elle ne désire pas vivre en Israël. Telle est la preuve qui nous est soumise. Dans ce contexte, l'intéressée ne satisfait pas à l'une des conditions relatives à l'obtention de la citoyenneté israélienne en vertu de la Loi sur le retour [...].         

     En l'espèce, les faits sont identiques à ceux exposés dans le dossier nE T95-07590, et je souscris au raisonnement du commissaire.

     Dans la présente affaire, la Commission a conclu que la requérante a un lien avec Israël, mais semble n'avoir pas tenu compte de l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward (1993), 103 D.L.R. (4th) 1 (C.S.C.). Il est important de ne pas confondre nationalité éventuelle et nationalité réelle. À mon avis, la décision Ward ne traite pas de la nationalité éventuelle, et il sera utile de passer en revue certains des commentaires du juge La Forest dans l'arrêt Ward. Le juge s'est fondé sur les motifs subsidiaires du pays d'origine ou de la citoyenneté, et il les examinait en rapport avec la nécessité de s'adresser à l'État d'origine pour obtenir une protection. Voici ce qu'il déclare, à la page 12 du recueil :

     [...] La communauté internationale voulait que les personnes persécutées soient tenues de s'adresser à leur État d'origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d'autres États ne soit engagée [...].         

     Et, ensuite, à la page 13 :

     [...] L'intimé a également soutenu que la complicité de l'État n'est pas une condition préalable lorsque le réfugié affirme qu'il " ne peut " solliciter la protection de son État d'origine [...].         

     L'un des intervenants, le Conseil canadien pour les réfugiés, a fait valoir ce qui suit, à la page 13 du recueil :

     ...les expressions " ne peut " et " ne veut " visent uniquement la situation du demandeur du statut de réfugié hors du pays, par rapport aux représentants consulaires de son pays d'origine.         

     Et d'ajouter le juge La Forest, à la page 17 du recueil :

     La communauté internationale était destinée à servir de tribune de second ressort pour le persécuté, de " substitut " auquel celui-ci pourrait s'adresser à défaut de protection locale. Le droit international relatif aux réfugiés ne repose pas simplement sur la nécessité d'abriter ceux qui sont persécutés par l'État, mais, d'une façon plus générale, sur celle de donner asile à ceux auxquels l'État d'origine ne peut pas fournir ou ne fournit pas de protection contre la persécution [...].         

     Le juge La Forest souscrit ensuite à l'avis du professeur Hathaway quand il déclare, à la page 23 du recueil :

     [...] En d'autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l'expression " réfugié au sens de la Convention " s'il est objectivement déraisonnable qu'il n'ait pas sollicité la protection de son pays d'origine; autrement, le demandeur n'a pas vraiment à s'adresser à l'État.         

     Il doit y avoir à mon sens un lien physique et un rapport véritable avec l'État d'origine. Le juge La Forest traite ensuite de la citoyenneté lorsqu'il dit ceci, à la page 43 du recueil :

     Comme je l'ai déjà dit, la protection internationale des réfugiés est destinée à servir de mesure " auxiliaire " qui n'entre en jeu qu'en l'absence d'appui national. Lorsqu'il est possible de l'obtenir, la protection de l'État d'origine est la seule solution qui s'offre à un demandeur. Le fait que cette disposition de la Convention n'a pas expressément été incorporée dans la Loi ne l'empêche pas d'être pertinente. L'évaluation du statut de réfugié au sens de la Convention la plus compatible avec cette idée exige l'examen de la possibilité pour le demandeur d'obtenir une protection dans tous les pays dont il a la citoyenneté.         

     Même si l'on ne trouve dans les dictionnaires aucune définition d'un pays d'origine ou d'un État d'origine, il est intéressant de signaler les définitions que donnent en anglais, pour les mots " homeland " (patrie) et " nationality " (nationalité), le Webster's New Twentieth Century Dictionary of the English Language (Webster) et le New Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles, vol. 1 (Oxford). Dans le Webster, le mot " homeland " (patrie) est défini comme suit [TRADUCTION] : " pays dans lequel une personne est née ou élit domicile ", et le mot " nationality " est défini en ces termes [TRADUCTION] : " 1. qualité ou caractère national, 2. situation ou fait d'appartenir à un pays par naissance ou naturalisation, 3. situation ou fait d'être une nation, 4. nation ou groupe national ". Selon le dictionnaire Oxford, " homeland " (patrie) désigne, a) le pays natal; p. ex. la Grande-Bretagne; b) Afr. du Sud - région réservée aux membres d'un groupe linguistique ou ethnique particulier (Africains indigènes) (le nom officiel donné à un Bantoustan) "; le mot " nationalité " est défini en partie comme ceci [TRADUCTION] : " 2. Nationalisme; attachement envers son pays ou sa nation [...] fait d'appartenir à une nation particulière; plus précisément, statut d'un citoyen ou d'un sujet d'un État particulier; relation légale par laquelle le statut se définit; comporte habituellement l'allégeance de l'individu envers l'État et la protection que ce dernier lui assure ".

     Le commissaire Z. Sachedina, dans la décision [1996] S.S.R. nE 17 (nE T94-01251), décrit bien le concept du lien authentique :

     [TRADUCTION]         
     En droit international, un autre élément de la nationalité est le concept du " lien authentique ". Ainsi qu'il a été dit plus tôt, le droit international laisse à chaque État le soin d'énoncer les règles régissant l'octroi de sa propre nationalité.         
     La Cour internationale de justice (CIJ) a ensuite décrété ceci :         
         [...] En revanche, un État ne peut soutenir que les règles qu'elle a ainsi établies peuvent être reconnues par un autre État à moins d'avoir agi en conformité avec l'objectif général qui consiste à mettre en accord le lien légal de la nationalité avec le lien authentique entre l'individu et l'État qui assure la défense de ses citoyens en les protégeant contre d'autres États.                 
     Voici ce qu'a ajouté la CIJ :         
         Selon la pratique des États, des décisions arbitrales et judiciaires ainsi que divers auteurs, la nationalité est un lien légal qui a pour fondement un fait social d'attachement, un lien authentique d'existence, d'intérêts et de sentiments, avec l'existence de droits et d'obligations réciproques.                 
         Les arbitres internationaux ont réglé [...] maintes affaires de double nationalité où s'est posée la question de l'exercice de la protection. Ils ont donné la préférence à la nationalité véritable et effective, celle qui s'accorde avec les faits, celle qui repose sur des liens de fait plus solides entre l'individu concerné et l'un des États dont la nationalité est en cause. Divers facteurs sont pris en compte, et leur importance variera d'une affaire à une autre; la résidence habituelle de l'individu en question est un aspect important, mais il y en a d'autres, comme le centre de ses intérêts, ses attaches familiales, sa participation à la vie publique, l'attachement qu'il manifeste à l'égard d'un pays donné et qu'il inculque à ses enfants, etc.                 
         La nationalisation n'est pas une affaire que l'on peut prendre à la légère. La demander et l'obtenir n'est pas une chose qui arrive souvent dans la vie d'un être humain. Elle consiste à rompre un lien d'allégeance pour en établir un nouveau. Elle peut avoir des répercussions d'une grande portée et comporter de profonds changements dans la destinée de l'individu qui l'obtient. Elle touche personnellement ce dernier, et la considérer uniquement sous l'angle des répercussions qu'elle a sur ses biens serait mal en saisir la profonde importance. Pour évaluer l'effet international de la nationalité il est impossible de faire abstraction des circonstances dans lesquelles elle a été conférée, du sérieux qui s'y rattache, ainsi que de la préférence véritable et effective, et non simplement exprimée de vive voix, de l'individu à l'égard du pays qui la lui accorde.                 
     Outre le libellé de la législation d'un pays qui décerne la citoyenneté, la question de la nationalité, en droit international, est réglée d'après la question de savoir s'il existe un " lien authentique " entre l'individu et l'État. La question qui m'est soumise est donc de savoir si le simple fait d'être juif crée un " lien authentique " entre une personne juive et l'État d'Israël. Je crois que non. En considérant ce qui constitue un " lien authentique ", je me fonde sur ce qu'a décrété la Cour internationale de justice dans l'affaire Nottebohm :         
         Divers facteurs sont pris en compte, et leur importance variera d'une affaire à une autre; la résidence habituelle de l'individu en question est un aspect important, mais il y en a d'autres, comme le centre de ses intérêts, ses attaches familiales, sa participation à la vie publique, l'attachement qu'il manifeste à l'égard d'un pays donné et qu'il inculque à ses enfants, etc.                 
     Je ne conclus pas que tous les Juifs ont, avec l'État d'Israël, le lien voulu pour qu'ils deviennent des nationaux de ce pays. En l'espèce, je ne conclus pas que la revendicatrice manifeste, envers l'État d'Israël, un degré d'attachement tel que celui-ci est le " centre de ses intérêts ", etc. La revendicatrice n'a jamais mis les pieds en sol israélien; elle n'y a pas de famille directe et ne désire nullement s'y établir. Le seul lien qu'elle a avec ce pays est qu'elle est juive. Selon moi, ce fait ne suffit pas à lui seul pour faire d'un individu un citoyen d'Israël.         

     Outre la question du lien authentique avec l'État d'origine, il est nécessaire aussi d'examiner la question de savoir si la Loi sur le retour est d'une application obligatoire ou discrétionnaire. Je souscris aux observations qu'a faites le commissaire Kalvin, à la page 7 de sa décision :

     [TRADUCTION]         
     Ceci étant dit avec égards, lorsque le tribunal de la SSR saisi de l'affaire Grygorian laisse entendre que la citoyenneté israélienne est conférée " non pas à titre discrétionnaire , mais d'après la loi israélienne ", il a mal compris la nature des pouvoirs discrétionnaires. Tous les pouvoirs de cette nature qu'exercent des fonctionnaires administratifs sont conférés par une disposition législative, c'est-à-dire par la loi. Les fonctionnaires administratifs ne jouissent pas de pouvoirs discrétionnaires inhérents. Ces pouvoirs doivent leur être conférés. Autrement dit, lorsque des fonctionnaires administratifs sont autorisés à prendre des décisions à leur gré, cette latitude est conférée par une disposition législative. Le fait que des pouvoirs aient été conférés au ministre israélien de l'Intérieur, en application de l'alinéa 2b ) de la Loi sur le retour, ou " d'après la loi israélienne " comme l'a dit le tribunal dans l'arrêt Grygorian , ne les transforme pas en pouvoirs non discrétionnaires. La seule façon dont des pouvoirs discrétionnaires peuvent être conférés à des fonctionnaires administratifs est " d'après la loi israélienne ".         
     Ceci étant dit avec respect pour mes collègues qui ont analysé l'affaire Grygorian, je ne puis tout simplement pas convenir que la Loi sur le retour d'Israël " ne confère aucune latitude aux autorités de ce pays ", et accorde aux personnes comme la revendicatrice dans Grygorian et en l'espèce " un droit absolu à la citoyenneté ". Au contraire, la Loi sur le retour est en réalité un exemple classique d'instrument législatif qui confère un pouvoir discrétionnaire à une instance administrative - en l'occurrence, le ministre de l'Intérieur.         
     Un pouvoir discrétionnaire peut être mis en contraste avec un pouvoir obligatoire. Un pouvoir est dit discrétionnaire quand, dans une circonstance factuelle donnée, l'instance administrative, au moment d'exercer ce pouvoir, est libre de choisir parmi diverses options : autrement dit, sa conduite n'est pas prescrite à l'avance par une disposition législative. Un pouvoir est dit obligatoire quand, dans une situation factuelle donnée, l'instance administrative est tenue de rendre une décision particulière. Voici ce que disent à ce sujet J. Evans et les autres auteurs de l'ouvrage intitulé Administrative Law :         
         Le concept légal de la discrétion implique le pouvoir de faire un choix entre des mesures différentes. Si une seule mesure uniquement peut être légalement retenue, la décision que l'on prend n'est pas l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire mais l'exécution d'une obligation.                 
     Il y a peu de doute qu'une loi qui accorde au ministre israélien de l'Intérieur le pouvoir de refuser la citoyenneté à des requérants, lorsqu'il " est convaincu que " les conditions énoncées aux paragraphes (1), (2) et (3) de l'alinéa 2b ) s'appliquent, confère à ce ministre un pouvoir discrétionnaire. Le fait que le pouvoir discrétionnaire du ministre soit non extensible, mais structuré par les conditions énoncées aux paragraphes (1) à (3), ne veut pas dire que ce pouvoir n'est pas discrétionnaire. C'est donc dire qu'en déterminant si un individu est une personne qui " est susceptible de compromettre la santé publique ou la sécurité de l'État ", le ministre aura souvent plus d'une option légale à sa disposition. La décision du ministre n'est pas déterminée au préalable par les dispositions de la Loi sur le retour et cela signifie donc que le pouvoir qui lui est conféré est manifestement de nature discrétionnaire.         
     À mon avis, l'alinéa 2b) confère au ministre israélien de l'Intérieur le vaste pouvoir discrétionnaire d'exclure de la citoyenneté israélienne d'éventuels requérants. Le fait qu'une circonstance factuelle donnée n'oblige pas le ministre à rendre une décision particulière, mais l'autorise à faire un choix parmi une série d'options, est bien illustré par la décision qu'a rendue la SSR dans l'affaire nE T95-00412, où mon collègue Avarich-Skapinker donne l'exemple d'une personne atteinte du VIH. Une telle personne constitue-t-elle un danger pour " la santé publique d'Israël "? La réponse à cette question ne réside pas dans la Loi sur le retour , sauf dans la mesure où cette loi procure au ministre de l'Intérieur le pouvoir discrétionnaire de rendre cette décision. Il est difficile de prévoir de quelle façon le ministre pourrait exercer ce pouvoir. Il est clair toutefois que le pouvoir est discrétionnaire et non obligatoire, c'est-à-dire que cette circonstance factuelle particulière n'oblige pas le ministre à exercer son pouvoir d'une manière particulière. Le ministre fera plutôt un choix entre diverses options en exerçant le pouvoir que lui confère l'alinéa 2b). Par ailleurs, même dans les situations où il est facile de prévoir comment le ministre pourrait exercer son pouvoir, cela n'en fait pas un pouvoir " non discrétionnaire " : parfois, il est facile de prévoir comment le pouvoir discrétionnaire sera exercé. Je suis d'accord avec ma collègue Noseworthy, dans la décision A95-00490, où elle déclare ce qui suit :         
         Quelles sont les maladies ou les affections qui seraient susceptibles de mettre en danger la santé publique ou la sécurité de l'État, ainsi que l'envisage le paragraphe 2b)(2)? Là encore, il n'appartient pas au tribunal de régler cette question; il s'agit plutôt d'un pouvoir discrétionnaire du ministre de l'Immigration.                 
     Un article de M. Grayson, intitulé, " Israeli Citizenship Law -- Immigrant Visa -- Meaning of Section 2(b)(3) of the Law of Return " me conforte dans ma conclusion que la Loi sur le retour d'Israël confère un pouvoir discrétionnaire au ministre israélien de l'Intérieur en ce qui concerne les demandes de citoyenneté israélienne. Cet article analyse l'application de la Loi sur le retour dans le contexte de la décision prise par le ministre de refuser un visa d'immigrant à M. Meyer Lansky, citoyen américain et criminel notoire. Voici la conclusion à laquelle arrive M. Grayson :         
         Il ressort également de la décision que le ministre de l'Intérieur jouira d'une vaste latitude pour ce qui est d'appliquer les exceptions prévues à la Loi sur le retour, en partie à cause de la nature hautement informelle des procédures administratives israéliennes.                 
     Ceci étant dit avec égards pour mes collègues dans l'affaire Grygorian, il est clair selon moi que la Loi sur le retour israélienne ne procure pas un " droit absolu à la citoyenneté, dans les cas où les autorités n'ont pas le pouvoir discrétionnaire de la refuser ". Je suis d'avis, et telle est ma conclusion, que la Loi sur le retour confère au lieu de cela au ministre israélien de l'Intérieur le vaste pouvoir discrétionnaire de rejeter des demandes de citoyenneté. C'est donc dire qu'un revendicateur du statut de réfugié, parce qu'il est Juif, n'est pas visé par le principe énoncé dans les décisions Bouianova et Zdanov, principe que le tribunal de la SSR, dans l'affaire Grygorian, a énoncé en ces termes : " lorsqu'un revendicateur peut, de droit, obtenir la citoyenneté d'un pays en en faisant simplement la demande, et que les autorités de ce pays n'ont pas le pouvoir discrétionnaire de refuser la demande, le pays en question doit donc être considéré comme un pays de nationalité ". Dans le cas d'un revendicateur juif, non seulement la demande de cette personne est-elle soumise à la discrétion du ministre israélien de l'Intérieur, mais, en outre, le processus de demande et d'octroi de la citoyenneté n'est pas, selon moi, " une simple formalité ". Voici ce qu'on peut lire dans une réponse à une demande d'information établie par la Direction générale de la documentation, de l'information et de la recherche, à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (" DGDIR ") en 1991 :         
         Les Juifs ont le droit de demander l'autorisation de retourner en Israël, mais il existe une procédure qui consiste, notamment, à vérifier les casiers judiciaires et les antécédents personnels. L'approbation d'une demande de visa d'immigrant (oleh) est subordonnée à la tenue d'une entrevue et à un délai d'attente. Il ne s'agit pas d'un processus automatique.                 

     La réponse à la demande d'information présentée dans l'affaire susmentionnée datait de 1991; toutefois, en l'espèce, il y avait une réponse similaire à une demande d'information présentée en 1994, et le fond n'est pas différent.

     Il existe une différence de taille entre la Loi sur le retour d'Israël et les lois sur la citoyenneté de la Russie. Ces dernières ne comportent aucune disposition discrétionnaire. En second lieu, il est fort important de passer en revue les affaires mettant en cause une personne apatride puisqu'il n'existe pas d'autre endroit. En l'espèce, la Commission a conclu que la requérante est ressortissante de l'Ukraine, et la question de l'apatridie ne se pose pas. La Commission a commis une erreur dans son interprétation de la nationalité, pour les raisons exposées ci-dessus. Compte tenu de ce qui précède, il n'est pas nécessaire de traiter des autres questions que la requérante a soulevées. L'affaire est renvoyée à un tribunal de constitution différente afin qu'il rende une nouvelle décision, d'une manière non incompatible avec les présents motifs. Le tribunal aura seulement à examiner la question de la Loi sur le retour dans cette affaire, car le tribunal précédent n'a pas commis d'erreur en concluant que :

     [TRADUCTION]         
     [...] ce que craint la revendicatrice si elle est renvoyée en Ukraine est d'une nature très préjudiciable, au point de constituer de la persécution, et que les autorités de l'État, indépendamment de leurs bonnes intentions, ne soient pas en mesure de la protéger. Je conclus que la revendicatrice craint avec raison d'être persécutée du fait de sa nationalité si elle retourne en Ukraine.         

     Il n'est pas nécessaire que le tribunal réexamine cette conclusion. La requérante n'a pas présenté de revendication à l'encontre de l'État d'Israël, et, de ce fait, la seule question à laquelle il faut répondre est celle de savoir si Israël est un autre pays de nationalité. Les deux parties se sont entendues sur une question de portée générale à certifier :

     En vertu de la Loi sur le retour d'Israël, faut-il considérer cet État comme un pays de référence pour tous les revendicateurs juifs du statut de réfugié qui sollicitent au Canada le statut de réfugié au sens de la Convention?         

     Je certifie par la présente cette question.

     (Signature) " William P. McKeown "

                             Juge

VANCOUVER (C.-B.)

Le 2 mai 1997

Traduction certifiée conforme :     
                     François Blais, LL.L.

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

INTITULÉ DE LA CAUSE :      LIOUDMILA KATKOVA
                     - et -
                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
NE DU GREFFE :              IMM-3886-96
LIEU DE L'AUDIENCE :          Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE :          11 avril 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR MONSIEUR LE JUGE McKEOWN

EN DATE DU :              2 MAI 1997

ONT COMPARU :

     Me Harvey Savage              pour la requérante
     Me Cheryl Mitchell              pour l'intimé
     Me Jeremiah Eastman          pour l'intimé

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Jackman & Associates          pour la requérante

     Toronto (Ontario)

     Me George Thomson              pour l'intimé

     Sous-procureur général

     du Canada

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