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IMM-1650-97

 

 

Entre :

 

ZEYNAL CIRAHAN,

 

requérant,

 

- et -

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYEENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

intimé.

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

Le juge Muldoon

 

Il s'agit d'une demande de sursis d'exécution d'une mesure d'expulsion datée du 16 octobre 1997. Le requérant doit être renvoyé du Canada le 30 octobre 1997 à 19 h 25. La mesure d'expulsion a été prise après que la Section du statut de réfugié (SSR) a décidé que le requérant s'était désisté de sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. Dans ses motifs, la SSR a déclaré que le requérant n'avait pas déposé son Formulaire de renseignements personnels dans le délai imparti et n'avait pu fournir aucun motif valable expliquant ce retard. La SSR s'est apparemment appuyée sur la Règle 14 des Règles de la SSR et sur les paragraphes 46.03(2), 65(1) et 69.1(6) de la Loi sur l'immigration. En vertu du paragraphe 65(1), la SSR peut, sous réserve de l'agrément du gouverneur en conseil, établir ses propres règles régissant les instances dont elle est saisie. Plus particulièrement, l'alinéa a) du paragraphe 65(1) permet à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié d'établir des règles :

a)      régissant les travaux, la procédure et la pratique de chacune des sections et définissant les fonctions des conseils de la Commission.

 

Le sous-alinéa 14(2)b)(iii) des Règles de la SSR prévoit que le requérant doit déposer le FRP dans les 28 jours qui suivent la date à laquelle il lui est signifié, et dans les 35 jours qui suivent cette date "dans le cas du dépôt par courrier ordinaire affranchi." En vertu du paragraphe 69.1(6) de la Loi, le non-respect des règles permet à la SSR de conclure au désistement. Voici le libellé du paragraphe 69.1(6) :

(6) La section du statut peut, après avoir donné à l'intéressé la possibilité de se faire entendre, conclure au désistement dans les cas suivants :

 

a) l'intéressé ne comparaît pas aux date, heure et lieu fixés pour l'audience;                      

 

b) l'intéressé omet de lui fournir les renseignements visés au paragraphe 46.03(2);

 

c) elle estime qu'il y a défaut par ailleurs de sa part dans la poursuite de la revendication.

 

Si elle conclut au désistement, la section du statut en avise par écrit l'intéressé et le ministre.

 

 

Le 7 avril 1997, la SSR a délivré un avis de sa décision concluant au désistement de la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. Cet avis informait le requérant que, le 26 mars 1997, la SSR avait conclu que le requérant s'était désisté de sa revendication, car il n'avait pas produit le FRP dans le délai imparti.

 

Le requérant demande un sursis d'exécution de son renvoi imminent du Canada. Il invoque les moyens habituels à l'appui de sa demande de sursis : Toth v. Minister of Employment and Immigration, (1988) 86 N.R. 302 (C.A.F.) : question importante à trancher; préjudice irréparable et prépondérance des inconvénients.

 

Les Règles de la SSR, le Règlement sur l'immigration et la Loi proprement dite confèrent à la SSR un important pouvoir discrétionnaire pour trancher ces questions. En l'espèce, la SSR avait le pouvoir discrétionnaire de décider si le requérant avait des motifs suffisants de ne pas s'être conformé aux règles apparemment inflexibles de la SSR. Elle a conclu qu'il n'en avait pas et elle a conclu au désistement. Ses motifs étaient simples. Elle ne croyait tout simplement pas possible que le requérant, qui se trouvait au Canada depuis dix ans, ne sache pas ce qu'on attendait de lui. Le requérant aurait peut-être pu faire preuve d'une plus grande diligence dans ses efforts pour s'assurer que les renseignements soient déposés à temps, mais comment aurait-il pu le faire s'il n'a jamais reçu d'avis comme il le prétend? Le pouvoir discrétionnaire de la SSR de conclure au désistement doit être examiné attentivement lorsque l'exercice aussi rigoureux d'un pouvoir décisionnel a pour conséquence l'expulsion d'une personne, qui se trouve dans la situation du requérant, vers un pays relativement auquel son frère et ses soeurs se sont vu reconnaître le statut de réfugié. La décision de la SSR n'est étayée par aucune preuve pertinente au dossier. La SSR a simplement déduit du long séjour du requérant au Canada qu'il avait sûrement été informé du FRP et de l'audition portant sur le désistement. À la lecture de cette décision, le terme "absurde" n'est que l'un des adjectifs qui me viennent à l'esprit. Le requérant déclare ne pas avoir reçu le FRP et aucune preuve ne le contredit, si ce n'est l'affirmation de la SSR même qu'il l'a sûrement reçu.

 

Le requérant, son épouse et son enfant revendiquent tous le statut de réfugié. Répétons-le, le frère, les soeurs et la famille du requérant se sont tous vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention, et il n'existe aucun motif de croire que tel ne serait pas également le cas du requérant.

 

Compte tenu de la situation du requérant au Canada, on constate que la prépondérance des inconvénients et le facteur du préjudice irréparable lui sont favorables. La logique lacunaire des motifs de la SSR démontre clairement qu'il existe une question importante à trancher. De plus, la poursuite de l'audition de la SSR le 24 mars 1997, lors de laquelle le requérant a demandé expressément un interprète turc et a fait, selon ce qui ressort de la transcription, des efforts considérables pour comprendre les questions qui lui étaient posées par les membres de la SSR, soulève l'importante question de savoir pourquoi ils se sont acharnés à mener l'audition à terme, compte tenu des difficultés du requérant. L'avocat du requérant qui ne le représente heureusement pas aux fins de la présente demande, ne mérite pas sa gratitude. L'avocate qui le représente dans l'instance l'a défendu de son mieux et de façon beaucoup plus compétente que l'avocat qui a préparé ses documents et a comparu de façon inadéquate en son nom devant la SSR.

 

Toutefois, la décision de la Cour se fonde sur les erreurs de la SSR, malgré l'incompétence de l'avocat. Pour ce qui est du fait de ne pas avoir eu recours aux service d'un interprète, des décisions rendues par messieurs les juges Rothstein et McKeown soulignent l'importance fondamentale de ces services : Garcia v. M.E.I., (1993) 70 F.T.R. 211, à la page 212 et Boateng v. M.E.I., (1993) 71 F.T.R. 161 (le juge Rothstein, dans les deux cas) et Azofeifa v. M.C.I., (1994) 89 F.T.F. 147 (le juge McKeown). Dans cette dernière décision, la Cour a déclaré, aux pages 149 et 150 :

[TRADUCTION]

[6] La Commission a, tout au long d'une audience, l'obligation de s'assurer que le requérant n'a pas besoin d'un interprète. On constate dans la transcription qu'à certains points, la requérante semble avoir eu de la difficulté à comprendre les questions, mais la Commission a poussé l'affaire plus loin jusqu'à ce qu'elle soit rassurée que la requérante avait bien saisi. À aucune étape de l'audience la requérante a-t-elle déclaré avoir des problèmes à comprendre l'anglais. La question a été soulevée la première fois dans son affidavit à l'appui de sa demande de contrôle judiciaire. Il existe aussi contradictions entre l'affidavit de l'agent d'audience, qui parle l'espagnol, et celui de la requérante. Au cours de conversations téléphoniques et de rencontres en dehors des auditions, la requérante parlait tantôt l'anglais, tantôt l'espagnol. La requérante affirme que l'agent d'audience ne parlait pas bien l'espagnol, alors que cette dernière déclare parler cette langue à la maison et s'exprimer couramment. Bien que l'espagnol soit la langue maternelle de la requérante, elle a fréquenté une école de langue anglaise pendant trois ans et demi, soit de la neuvième à la douzième année. Si le dossier mentionnait que la requérante avait indiqué vouloir un interprète, il y aurait eu erreur susceptible de contrôle judiciaire, mais ni la Commission ni l'agent d'audience n'ont été avisés que la requérante avait des problèmes. La requérante n'a pas non plus mentionné des éléments de preuve qu'elle aurait pu fournir si un interprète avait été disponible, ni rectifié aucune partie du témoignage qu'elle a donné à l'audience.

 

La Cour d'appel fédérale a également souligné l'importance d'une interprétation adéquate devant la SSR pour le respect de la justice naturelle : Ming c. M.E.I., [1990] 2 C.F. 336, (1990) 107 N.R. 296, Tung v. M.E.I., (1991) 124 N.R. 388 et Mosa v. M.E.I., (1993) 154 N.R. 200. La ferme déclaration de principe énoncée aux pages 343 et 344 de la décision Ming se termine par le passage suivant sur l'importance d'une bonne interprétation : "Ce facteur revêt une importance particulière car la formation concernée s'est appuyée sur la crédibilté du requérant pour en arriver à sa conclusion.". Il en va de même de l'audition sur le désistement du requérant en l'espèce, lors de laquelle le tribunal n'a tout simplement pas cru le requérant, sans motif valable.

 

Il est bien sûr souhaitable que la demande d'interprétation apparaisse au dossier, mais cette demande ne peut être mise en doute en l'espèce. Bien que l'avocate du requérant n'ait pas déposé, à la Cour, comme pièce jointe à l'un des affidavits déposés ou comme élément du dossier du requérant, une copie du Formulaire de renseignements personnels (FRP), les avocates des deux parties en avaient un exemplaire et ont convenu qu'il mentionnait la demande de services d'interprétation et que ce formulaire avait été rempli avec l'aide d'une personne qui parlait turc. De plus, l'avocat qui représentait le requérant à l'audience portant sur le désistement a demandé les services d'interprétation immédiatement avant le début de l'audition, et cela n'est pas mentionné dans la transcription. Lorsque le membre du tribunal qui présidait l'audition lui a posé la question, le requérant a déclaré comprendre, mais la façon dont il s'est débrouillé démontre clairement qu'il ne pouvait comprendre la procédure relative au désistement qui s'est déroulée devant la SSR. Ce qui est choquant, c'est que, malgré les difficultés manifestes du requérant, son avocat a traité cette question de façon idiote et n'est jamais intervenu, alors que le requérant avait de véritables problèmes. Bien sûr, la Cour ne doit pas se laisser trop, ni même du tout, influencer par l'inaptitude d'un avocat médiocre à représenter convenablement son client, sans quoi tous les requérants tenteraient d'en dénicher un!

 

Au cours de l'audition, l'un des membres de la SSR a dit que le statut du requérant au Canada était [Traduction] "flou", mais la SSR a insisté pour poursuivre l'audition. En conséquence, la SSR a manqué à son devoir permanent de s'assurer que le requérant bénéficie d'une audition juste.

 

L'avocat du requérant, en rédigeant ou en révisant l'affidavit du requérant, a omis des dates et des heures importantes et n'a pas fait divulguer au requérant sa condamnation du 14 novembre 1995, figurant comme pièce B jointe à l'affidavit de Michel Geoffroy, déposé par l'intimé sans page numéro deux, avec seulement une page un et une page trois. Toutefois, l'affaire doit être tranchée d'urgence, sans quoi elle deviendra sans objet.

 

Dans les circonstances mentionnées, il était injuste et inutile d'être aussi impitoyable envers le requérant que l'a été la SSR. Elle n'aurait pas mis son existence en péril en ajournant l'audition pour quelques semaines, le temps qu'il puisse demander les services d'un interprète en respectant le préavis minimum de 15 jours avant l'audition fixé pour la présentation d'une telle demande. Malheureusement, l'avocat du requérant, toujours dans "les limbes", n'a pas proposé un tel ajournement, malgré les difficultés manifestes du requérant, mais le requérant n'en est pas responsable et cela ne doit pas lui nuire.

 

Par ailleurs, la validité de la mesure d'expulsion n'est pas contestée par le requérant et la jurisprudence est divisée sur la compétence de la Cour de surseoir à l'exécution d'une mesure de renvoi en pareilles circonstances. Certaines décisions de poids sont défavorables au sursis : Ali v. M.E.I., 92-T-94 (17 novembre 1992), Paul v. M.E.I., (1993) 61 F.T.R. 111, Shchelkanow, (1994) 76 F.T.R. 151, Gomes v. M.C.I., (1995) 91 F.T.R. 264, Fox v. M.C.I., IMM-3135-96 (18 septembre 1996). D'autres décisions sont favorables au sursis des mesures de renvoi, malgré leur validité, pour d'autres motifs relevant de la justice fondamentale : Idemudia v. M.E.I., (1993) Imm.L.R. (2d) 267, Haider v. M.E.I., (1993) 58 F.T.R. 168 et Muñoz v. M.C.I., (1996) 30 Imm.L.R. (2d) 166. L'affaire Muñoz est un exemple quintessentiel de mauvaise administration qui crée une injustice.

 

Notons qu'aucune des parties n'a déposé de recueil de textes à l'appui (mais l'intimé n'a pas vraiment eu le temps de le faire), mais que les documents, l'argumentation et l'exposé de l'intimé étaient de bonne qualité. L'intimé devrait être satisfait du travail de son avocate. Toutefois, la véritable question en litige, une fois toute la théorie du droit invoquée, est celle de la justice - naturelle ou fondamentale, peu importe comment on la qualifie. Je reconnais que, règle générale, l'exécution d'une mesure de renvoi ne doit pas être contrecarrée si elle est valide. La seule situation dans laquelle il ne faut pas appliquer aveuglément ce principe est celle dans laquelle il y a eu mauvaise administration ou injustice. Il n'est pas équitable d'expulser ou de renvoyer une personne en vertu d'une mesure de renvoi valide ou non contestée, lorsque cette personne a été traitée illégalement ou injustement. Il y a alors mauvaise administration et ce fondement est suffisant pour justifier le sursis ou l'annulation de l'instrument d'une injustice, même si cet instrument est valide en soi et sans égard au fait que la personne ainsi traitée soit "bonne" ou "gentille". La justice constitue la raison d'être et la mission de notre Cour. Les règles de droit sont au service de la justice et n'ont pas préséance sur elle, à moins que le législateur ait imposé une injustice sans équivoque, le juge se trouvant alors devant l'alternative de céder, comme l'ont fait la plupart des anciens juges du nouveau Troisième Reich, ou de résister et d'être contraint de démissionner. Peu importe la valeur et la rigueur des arguments de l'intimé, si le requérant a subi une injustice, la Cour doit y remédier, comme le droit du Canada le permet heureusement.

 

En l'espèce, le tribunal n'a pas cru le requérant uniquement parce que celui-ci aurait dû savoir ce qu'il ne pouvait savoir, et il lui a refusé les services d'un interprète, alors qu'il aurait dû lui accorder un ajournement pour qu'il obtienne de tels services en conformité avec les règles. Ce traitement est injuste. Il y a eu mauvaise administration. C'est là le résultat de l'inflexibilité et de la précipitation dont a fait preuve la formation de la SSR. Ce traitement constitue un motif valable de surseoir à l'exécution, même si la mesure de renvoi est valide, jusqu'à ce que le requérant puisse remettre sa revendication du statut de réfugié sur la bonne voie. Si sa revendication était déjà sur la bonne voie, la mesure d'expulsion ne pourrait être exécutée aujourd'hui.

 

En l'espèce, le requérant n'a pas subi uniquement l'insulte d'un avocat médiocre (différent, rappelons-le, de l'avocate qui le représente dans la présente audition tenue d'urgence), mais encore a-t-il subi l'injure d'une mauvaise administration de la justice par la formation de la SSR qui a déclaré qu'il s'était désisté de sa revendication du statut de réfugié. Ma conclusion serait peut-être différente si tous les principes rigides régissant le rejet d'une demande étaient appliqués de façon indéfectible en l'espèce, mais la mission de la Cour est autre.

 

La requête du requérant est accueillie ex debito justitiae. Il sera sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion V021240074, prise contre le requérant et signée le "22/03/96" à Montréal, jusqu'à ce qu'un juge de notre Cour rende une décision concernant la demande d'autorisation de contrôle judiciaire du requérant dans le présent dossier IMM-1650-97, déposée le 25 avril 1997, pour contester la conclusion de désistement tirée par la SSR. Le sursis d'exécution de cette mesure d'expulsion sera maintenu si le juge accueille la demande d'autorisation jusqu'à ce que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée, et ainsi de suite, si le requérant obtient une décision favorable relativement à sa revendication du statut de réfugié, le cas échéant, tant qu'il franchira avec succès les étapes vers la reconnaissance de son statut de réfugié, mais à cette seule condition. Si le requérant se voit reconnaître le statut de réfugié, le présent sursis deviendra permanent.

 

« F. C. Muldoon »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

31 octobre 1997

 

Traduction certifiée confirme :                                                                           « François Blais »

François Blais, LL.L.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

 

AVOCATS ET PROCUREUR INSCRITS AU DOSSIER

 


NUMÉRO DU GREFFE :                             IMM-1650-97

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :                        ZEYNAL CIRAHAN c. LE

MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

REQUÊTE ENTENDUE PAR VOIE DE CONFÉRENCE TÉLÉPHONIQUE

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE MULDOON

 

date de l’ordonnance :                   31 octobre 1997

ONT COMPARU :

 

 

Me Mandi Epstein                                          POUR LE REQUÉRANT

 

 

Me Edith Savard                                             POUR L’INTIMÉ

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :          

 

Me Mandi Epstein                                          POUR LE REQUÉRANT

Montréal (Québec)

 

 

Me George Thomson                                      POUR L’INTIMÉ

Sous-procureur général du Canada

 

 

 

 

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