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Date : 19981006


Dossier : IMM-5428-97

OTTAWA (ONTARIO), LE 6 OCTOBRE 1998.

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE CULLEN

ENTRE :


ABDULLE MILGO DIRIE,


demanderesse,


et


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L"IMMIGRATION,


défendeur.


ORDONNANCE

     VU la demande de contrôle judiciaire d"une décision de la Section du statut de réfugié de la Commission de l"immigration et du statut de réfugié datée du 2 décembre 1997;

LA COUR ORDONNE que la présente demande soit accueillie et que la décision de la Commission soit renvoyée à une autre formation pour qu"elle statue de nouveau sur l"affaire.

                                     B. Cullen                                          J.C.F.C.

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier, LL.B.


Date : 19981006


Dossier : IMM-5428-97

ENTRE :


ABDULLE MILGO DIRIE,


demanderesse,


et


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L"IMMIGRATION,


défendeur.


MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE CULLEN

[1]      Conformément à l"autorisation accordée par Madame le juge Simpson le 18 juin 1998, la présente audition porte sur la demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 2 décembre 1997, par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l"immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que Milgo Dirie Abdulle (la demanderesse) n"était pas une réfugiée au sens de la Convention.

LES FAITS

[2]      Le 2 juin 1997, la demanderesse a signé un formulaire de renseignements personnels (FRP) qu"elle avait rempli avec le concours d"un interprète. Selon le FRP, la demanderesse est née en 1950, à Buhodleh (Somalie), et elle appartient au clan midgan. Elle s"est ultérieurement installée à Mugdisho, capitale de la Somalie, et elle s"est mariée. En 1991, elle s"est enfuie de Mugdisho et s"est installée à Kurtunwaarey, une collectivité agricole, en raison des combats auxquels la guerre civile donnait lieu. Lorsque les conditions se sont détériorées à Kurtunwaarey en raison de la guerre civile, les nouveaux arrivants, tels les membres de la famille de la demanderesse, ont été pointés du doigt. En conséquence, après avoir été séparée de son époux et de ses deux enfants aînés, la demanderesse a monté à bord d"un camion en destination de l"Éthiopie, en octobre 1992. Pendant cinq ans, la demanderesse a vécu chez son oncle, lequel a ultérieurement pris les dispositions nécessaires afin qu"elle puisse accompagner un agent qui devait se rendre au Canada le 4 avril 1997. La demanderesse n"a pas déposé de demande en vue d"obtenir un visa canadien. Elle est arrivée à Montréal le 5 avril 1997 et s"est rendue à Ottawa en autobus, où elle a rencontré une connaissance de Mugdisho. Dans son FRP, la demanderesse a dit qu"aucun de ses sept enfants ne vivait en Somalie, mais qu"elle avait un frère et une soeur là-bas. Interrogée à l"audition devant la Commission, cependant, elle a dit qu"elle ignorait si son frère était toujours en vie.

[3]      Le 24 avril 1997, la demanderesse a rempli un avis de revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. avec le concours d"un interprète. Le 7 mai 1997, elle a été reconnue admissible à présenter une revendication du statut de réfugié qui serait entendue par la Commission. La Commission a entendu la revendication le 15 septembre 1997.

LA DÉCISION DE LA COMMISSION

[4]      Dans ses motifs datés du 24 novembre 1997, la Commission a conclu que la demanderesse n"était pas une réfugiée au sens de la Convention étant donné qu"elle avait omis d"établir qu"elle avait une crainte fondée d"être persécutée, et que toute discrimination qu"elle prétendait avoir subie ne constituait pas de la persécution. Dans son analyse, la Commission a dit :

                 [TRADUCTION] " Hormis une certaine violence verbale, la revendicatrice n"a fourni aucun détail sur la discrimination qu"elle aurait subie à Buhodleh, sauf ce qu"elle a qualifié de "nature oppressive de la discrimination que subissaient les quelques familles midgo [sic] qui y vivaient". La revendicatrice a dit qu"à Mugdisho, où son oncle, Hassan Dirie, lui aussi un Midgan, était "l"un des chanteurs les plus populaires" de la ville, elle et son époux, qui possédait une petite quincaillerie, "vivaient assez à l"aise" et étaient "fortunés".                 
                 Interrogée sur cette question, la revendicatrice à dit qu"en général, elle vivait une vie d""oppression". Invitée à préciser sa pensée, elle a dit que sa famille "était traitée de façon inhumaine". Invitée de nouveau à préciser sa pensée, elle a dit que personne ne voulait manger avec elle et les autres membres de sa famille et que personne ne leur rendait visite. Elle a dit qu"aucun enfant ne voulait jouer avec les siens et que ces derniers subissaient des injures.                 
                 À Kurtunwaarey, elle a survécu grâce à la générosité des gens qui habitaient cette collectivité agricole et qui, selon elle, appartenaient à divers clans. Ces gens lui donnaient de la nourriture, de même qu"aux membres de sa famille. En réponse à la question de savoir si elle avait subi des ennuis parce qu"elle était Midgan, elle a dit qu"elle était beaucoup harcelée.                 
                 En ce qui concerne la prétention de la revendicatrice selon laquelle elle ne pouvait rentrer en Somalie parce que personne ne pouvait y assurer sa protection, la formation remarque que son formulaire de renseignements personnels (FRP) mentionne qu"elle a un frère et une soeur là-bas. À l"audition, la revendicatrice a dit qu"elle n"était plus être certaine que son frère était en Somalie et que, s"il s"y trouve toujours, "il n"y a rien pour lui là-bas".                 
                 Toutefois, même dans le cas, peu probable, où elle n"aurait pas de famille proche en Somalie, la formation note qu"elle et six de ses enfants ont vécu pendant plus d"une année en tant que Midgan, à Kurtunwaarey. La plupart des personnes avec lesquelles elle vivait étaient des étrangers provenant de différents clans qui subvenaient à ses besoins, et elle a été incapable d"établir qu"elle y subissait des ennuis graves ".                 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[5]      La demanderesse a présenté un mémoire qui faisait partie du dossier qu"elle a déposé le 22 janvier 1998. Le ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration (le défendeur) a déposé un premier mémoire le 23 février 1998, et un mémoire supplémentaire le 4 septembre 1998. Conformément à la directive que la Cour a fournie dans le cadre de l"audition de la présente affaire, la demanderesse a déposé une modification à son mémoire le 21 septembre 1998. Les questions litigieuses soulevées par les parties se résument le plus clairement de la façon suivante:

     1. La Commission a-t-elle commis une erreur lorsqu"elle a omis de tenir compte de toute la preuve?
     a)      La Commission a-t-elle incorrectement déterminé si la demanderesse avait été persécutée en raison de son sexe?
     b)      La Commission a-t-elle omis, à tort, de tenir compte de la preuve documentaire concernant la crainte de la demanderesse d"être persécutée?
     2. La Commission a-t-elle commis une erreur de droit lorsqu"elle a incorrectement déterminé si la demanderesse était une réfugiée au sens de la Convention?
     a)      La Commission a-t-elle incorrectement déterminé si la demanderesse avait une crainte fondée d"être persécutée?
     b)      La Commission a-t-elle incorrectement déterminé si la demanderesse était incapable ou refusait de se réclamer de la protection de l"État?
     3. La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en interprétant la preuve de façon erronée?

L"ANALYSE ET L"APPLICATION À L"ESPÈCE

[6]      La Cour doit déterminer si la Commission a commis une erreur de droit en concluant que la demanderesse n"est pas une réfugiée au sens de la Convention. L"alinéa 18.1(4)c ) de la Loi sur la Cour fédérale1 permet à la Cour d"accorder une réparation si elle est d"accord que l"office fédéral " [...] a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit ".

L"omission de tenir compte d"éléments de preuve

[7]      La demanderesse soutient que la Commission a commis des erreurs de droit lorsqu"elle a omis de tenir compte, d"une part, d"éléments de preuve établissant qu"elle avait été persécutée en raison de son sexe et, d"autre part, de certains éléments de preuve documentaire. D"abord, la demanderesse soutient que la Commission a négligé de traiter de façon exhaustive de la question de la persécution vu qu"elle n"a pas tenu compte de la persécution que la demanderesse s"attendait de subir en raison de son sexe. Cependant, dans ses motifs, la Commission a dit que le fait que la demanderesse avait vécu pendant plus d"une année à Kurtunwaarey sans son époux lui permettait de conclure que cette dernière ne serait pas persécutée. En outre, le défendeur avance que la Commission a traité de la question du sexe de la demanderesse au terme de ses motifs écrits en écrivant :

                 [TRADUCTION] " Il est également clair que, si la revendicatrice retournait en Somalie, elle ne serait pas dénuée de protection et elle serait en mesure de vivre sans subir de problèmes graves, comme à l"époque pendant laquelle elle avait vécu avec ses enfants à Kurtunwaarey ".                 

À l"audition de la présente affaire, l"avocate de la demanderesse a cité des extraits de la transcription de l"audition tenue devant la Commission qui laissaient clairement entendre que sa cliente avait trouvé éprouvante et difficile l"année qu"elle avait passée à Kurtunwaarey. L"avocate a également mis en doute le fait que la Commission a renvoyé au passé de la demanderesse pour déterminer s"il était probable qu"elle soit persécutée à l"avenir en raison de son sexe, et elle a soutenu que la Commission aurait dû analyser davantage cette question, étant donné que celle-ci constituait un fondement principal de la revendication de sa cliente. Le défendeur fait valoir que la Commission n"avait d"autre choix que d"examiner les expériences déjà vécues par la demanderesse pour déterminer ce qui arriverait à cette dernière à l"avenir.

[8]      À mon avis, la conclusion tirée par la Commission en ce qui concerne la persécution de la demanderesse en raison de son sexe, aussi brève soit-elle, ne peut être portée en appel. Il est vrai que des éléments de preuve contradictoires ont été présentés en ce qui concerne l"expérience vécue par la demanderesse à Kurtunwaarey et qu"il aurait été préférable que la Commission fassent allusion à ces incohérences pour étayer son appréciation de la vie que la demanderesse y a menée en tant que femme vivant seule. Cependant, rien n"indique que la Commission a omis de tenir compte des éléments de preuve dont elle disposait, et je suis peu disposé à mettre en doute l"appréciation que la Commission a faite de ces éléments de preuve et la façon dont elle a reconstitué les faits.

[9]      La demanderesse soutient également que la Commission a commis une erreur de droit lorsqu"elle a omis de tenir compte de la preuve documentaire pertinente en ce qui concerne sa crainte d"être persécutée en tant que femme et en tant que Midgan. Son avocate a largement renvoyé à cette preuve documentaire à l"audition devant la Cour. L"avocat du défendeur a avancé que l"omission de renvoyer à la preuve documentaire ne constituait pas une erreur de droit lorsqu"aucun élément de preuve de cette nature ne contredisait les conclusions tirées par la Commission. Selon le défendeur, les éléments de preuve documentaire déposés en l"espèce ne contredisaient pas les conclusions de la Commission, car ils ne renvoyaient pas directement à la revendication de la demanderesse. La Commission a plutôt renvoyé à bon droit à la situation de la demanderesse telle que décrite par cette dernière dans son témoignage.

[10]      Dans Bains c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration)2, j"ai dit qu"une omission de commenter la preuve documentaire affaiblissait gravement les décisions de la Commission :

                 " Je reconnais que c'est aux membres du tribunal qu'il appartient de prendre connaissance des documents et d'admettre ou de rejeter les informations qu'ils contiennent, mais il n'est pas loisible à la Section du statut de simplement ne pas tenir compte des informations fournies [...] J'estime que la Section du statut est, à tout le moins, tenue de faire état des renseignements qui lui sont fournis. Que la documentation déposée soit admise ou rejetée, le requérant doit s'en voir exposer les raisons, surtout lorsqu'il s'agit de documents qui confirment ce qu'il a avancé "3.                 

Ce raisonnement est étayé par l"arrêt Mahandan c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration)4 (Mahandan) de la Cour d"appel fédérale, dans lequel le juge en chef Isaac a dit :

                 " Les appelants prétendent devant nous que la Commission n'a pas bien ou n'a pas du tout examiné le fondement objectif de leur crainte. Premièrement, les appelants affirment que si la volumineuse preuve documentaire avait été correctement examinée, elle aurait fort bien pu renforcer l'appréciation de la Commission du fondement objectif de leur revendication. Deuxièmement, ils déclarent que si ce n'est la simple mention que la preuve présentée à l'audience était une preuve documentaire fournissant des renseignements de base sur le Sri Lanka, les motifs invoqués par la Commission ne contenaient aucune autre référence à la preuve documentaire, et encore moins le moindre examen de leur revendication qui tiendrait compte de cette preuve. Ensuite, ils prétendent d'une part que l'appréciation de leur revendication par la Commission aurait fort bien pu être différente si celle-ci l'avait examinée en tenant compte de la preuve documentaire, et d'autre part, qu'en ne le faisant pas, la Commission a commis une erreur donnant lieu à cassation.                 
                 C'est aussi notre avis. Lorsqu'une preuve documentaire comme celle en cause est admise en preuve à l'audience, et pourrait vraisemblablement influer sur l'appréciation, par la Commission, de la revendication dont elle est saisie, il nous semble que plus qu'une simple constatation de son admission, la Commission doit indiquer dans ses motifs l'incidence, si elle existe, de cette preuve sur la revendication du requérant. Comme je l'ai déjà dit, la Commission ne l'a pas fait en l'espèce. À notre avis, cette omission équivalait à une faute irréparable, et il s'ensuit que la décision de la Commission ne peut être maintenue "5.                 

[11]      Devant la Cour, l"avocat du défendeur a renvoyé aux motifs que j"ai exposés dans Soma c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration)6 (Soma) pour étayer sa prétention selon laquelle la Commission n"est pas tenue de traiter de la preuve documentaire, à moins que celle-ci ne contredise directement ses conclusions. Dans cette décision, j"ai dit :

                 " Bien qu'il soit préférable qu'elle se penche sur la preuve documentaire contraire, elle n'est pas tenue de le faire, à moins que la preuve soit directement contradictoire [à l"égard de la conclusion qu"elle a tirée] "7.                 

Le défendeur a soutenu qu"en l"espèce, la preuve documentaire ne contredisait pas les conclusions de la Commission. À mon avis, il y a effectivement des éléments de preuve documentaire incompatibles avec les conclusions de la Commission. Par exemple, l"auteur du texte intitulé " Victims and Vulnerable Groups in Southern Somalia " déposé dans le cadre du dossier de la demanderesse en tant que pièce jointe à l"affidavit de Karla Unger énumère cinq facteurs qui ont rendu les minorités vulnérables à la violence militaire en Somalie. Il semblerait que chacun de ces facteurs, soit la faiblesse militaire, la possession de biens vulnérables, l"isolement social, la neutralité politique et le fait de disposer de réseaux de soutien limités, s"applique à la situation de la demanderesse. Je ne tire aucune conclusion sur ce que la Commission devrait conclure compte tenu de la preuve mais, à mon avis, la demanderesse a à tout le moins le droit de savoir pourquoi la Commission a décidé de ne pas se référer à ces documents pertinents.

La définition de " réfugié au sens de la Convention "

[12]      La demanderesse a demandé à la Commission de déterminer si elle était visée par la définition de " réfugié au sens de la Convention " qui se trouve au paragraphe 2(1) de la Loi sur l"immigration7 :

...

"Convention refugee" means any person who

(a) by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a

...

"réfugié au sens de la Convention" Toute personne :

a) qui, craignant avec raison d"être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son

particular social group or political opinion,

(i) is outside the country of the person's nationality and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to avail himself of the protection of that country, or

(ii) not having a country of nationality, is outside the country of the person's former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to return to that country, and

(b) has not ceased to be a Convention refugee by virtue of subsection (2),

    

but does not include any person to whom the Convention does not apply pursuant to section E or F of Article 1 thereof, which sections are set out in the schedule to this Act;

appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) soit, si elle n"a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;

b) qui n"a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2).

Sont exclues de la présente définition les personnes soustraite à l"application de la Convention par les sections E ou F de l"article premier de celle-ci dont le texte est reproduit à l"annexe de la présente loi.

En conséquence, pour établir qu"il a le droit d"obtenir le statut de réfugié au sens de la Convention, le revendicateur doit démontrer qu"il craint avec raison d"être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, ou de son appartenance à un groupe social, et qu"il ne peut se réclamer de la protection de l"État.

[13]      J"entame mon analyse de cette question en renvoyant aux motifs exposés par la Commission en ce qui concerne la persécution. La Commission a conclu que la demanderesse n"était pas une réfugiée au sens de la Convention étant donné qu"elle n"a pas rempli [TRADUCTION] " [...] le fardeau qui lui incombe de prouver qu"elle a une crainte fondée d"être persécutée en tant que Midgan ou pour toute autre raison prévue par la Convention ". Malgré le raisonnement exposé par la Commission pour étayer sa conclusion, la demanderesse prétend, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, qu"en tant que personne appartenant à un clan minoritaire, elle a subi un traitement grandement discriminatoire qui équivalait à de la persécution. Elle cite divers éléments de preuve documentaire à l"appui de sa prétention. Le défendeur a invité la Cour à s"en remettre à l"opinion de la Commission selon laquelle le traitement subi par la demanderesse constituait de la discrimination. Devant la Cour, l"avocate de la demanderesse a soutenu que la conclusion de la Commission selon laquelle sa cliente n"avait jamais été persécutée ne devait avoir aucune incidence sur l"analyse qu"elle a faite de la question de savoir si la demanderesse avait une crainte fondée d"être persécutée si elle retournait en Somalie. Le défendeur a répondu que la Commission n"avait d"autre choix que de se référer aux expériences déjà vécues par la demanderesse. En outre, aucun élément de preuve n"indiquait que la situation qui régnait en Somalie avait changé depuis que la demanderesse s"en était enfuie, ce qui justifiait la conclusion de la Commission selon laquelle cette dernière ne serait pas persécutée si elle y retournait. Le défendeur a également fait valoir que pour que sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention soit accueillie, la revendicatrice devait établir qu"elle avait été maltraitée pour un motif prévue par la Convention relative aux réfugiés, telle l"appartenance à un clan. Le défendeur s"est fondé sur la preuve documentaire pour étayer sa prétention selon laquelle le clan auquel appartenait la revendicatrice ne constituait nullement une cible, mais était tout simplement plus vulnérable. Enfin, le défendeur a soutenu que la Commission devait apprécier chaque revendication du statut de réfugié au sens de la Convention en fonction de ses circonstances propres et qu"en l"espèce, elle devait se fonder sur la situation personnelle de la revendicatrice au lieu de renvoyer aux éléments de preuve documentaire établissant que son clan était opprimé.

[14]      Dans Rajudeen c. Ministre de l"Emploi et de l"Immigration8, la cour a cité la définition suivante du terme " persécution " :

[TRADUCTION] " Succession de mesures prises systématiquement pour punir ceux qui professent une (religion) particulière; période pendant laquelle ces mesures sont appliquées; préjudice ou ennuis constants, quelle qu"en soit l"origine "9.

Elle a également fait remarquer qu"on doit tenir compte d"un élément subjectif et d"un élément objectif en déterminant si la crainte du revendicateur d"être persécuté est fondée :

[TRADUCTION] " L"élément subjectif se rapporte à l"existence d"une crainte d"être persécuté dans l"esprit du réfugié. L"élément objectif exige que la crainte du réfugié soit appréciée de façon objective afin de déterminer si cette crainte est fondée " 10.En conséquence, la Commission doit déterminer si la crainte du revendicateur d"être persécuté est fondée en l"appréciant de façon objective. Dans l"arrêt Lai c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration)10, la Cour d"appel fédérale a conclu que pour déterminer si le revendicateur a une crainte valable, la Commission doit apprécier tous les éléments de preuve dont elle dispose. En particulier, le fait que le revendicateur ait déjà été persécuté tend à indiquer qu"il risque d"être persécuté de nouveau11. Quand il existe un fondement objectif à la crainte du revendicateur d"être persécuté, il est très probable que ce dernier ait également une crainte subjective, à moins que la Commission ne doute de sa crédibilité12. Enfin, dans l"arrêt Hilo c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration)13, la cour a conclu que la Commission a l"obligation de fournir des motifs clairs lorsqu"elle doute de la crédibilité du revendicateur.

[15]      Bien que j"hésite à commenter la conclusion de la Commission selon laquelle la demanderesse n"a pas été persécutée, je traiterai de l"analyse qu"elle a faite pour étayer cette décision. À mon avis, les motifs pour lesquels la Commission a conclu que la demanderesse n"avait pas de crainte fondée d"être persécutée sont erronés. Dans son analyse, la Commission a renvoyé au témoignage verbal apparemment contradictoire de la demanderesse. On ne peut qu"en déduire que la Commission n"a pas accepté que la demanderesse avait une crainte subjective d"être persécutée parce que cette dernière manquait de crédibilité. Je suis conscient du fait que la Commission est la mieux placée pour apprécier la crédibilité de la demanderesse et que je dois accepter son appréciation, à moins qu"elle ne l"ait faite de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait. Cependant, la demanderesse a le droit de connaître les motifs clairs pour lesquels la Commission a rejeté sa revendication, et la Commission aurait dû énoncer clairement toute conclusion défavorable qu"elle a tirée en matière de crédibilité.

[16]      Comme il a déjà été mentionné, l"absence de toute protection de l"État est également une composante essentielle de la définition de " réfugié au sens de la Convention ". Le revendicateur qui n"a pas reçu la protection de l"État dont il a la nationalité est admissible à recevoir la protection auxiliaire ou supplétive qu"assure le statut de réfugié au sens de la Convention14. En l"espèce, la Commission n"a pas tenu compte de la protection de l"État dans ses motifs.

[17]      La demanderesse soutient que c"est à tort que la Commission a présumé que la protection que lui fournissaient les membres de sa famille et des étrangers à Kurtunwaarey remplaçait de façon suffisante la protection adéquate de l"État, l"empêchant ainsi d"obtenir le statut de réfugié au sens de la Convention. Le défendeur répond à cet argument qu"il n"était pas nécessaire que la Commission détermine si la demanderesse pouvait se réclamer de la protection adéquate de l"État, étant donné qu"elle avait omis d"établir qu"elle avait une crainte fondée d"être persécutée.

[18]      Dans l"arrêt Ward c. Canada15, le juge La Forest a dit, après avoir cité la définition de "réfugié au sens de la Convention" :

" La disposition semble mettre l"accent sur la question de savoir si le demandeur "craint avec raison" d"être persécuté. C"est le premier point que le demandeur doit établir. Tout ce qui vient après doit être "du fait de cette crainte". Le demandeur qui fait partie de la première catégorie doit, du fait de cette crainte, se trouver hors du pays dont il a la nationalité et doit être incapable de se réclamer de la protection de ce pays. Le demandeur qui fait partie de la deuxième catégorie doit être à la fois hors du pays dont il a la nationalité et ne pas vouloir se réclamer de la protection de ce pays, du fait de cette crainte. Par conséquent, quelle que soit la catégorie dont le demandeur fait partie, il s"agit d"établir s"il craint "avec raison" d"être persécuté "16.

[19]      À mon avis, cet extrait justifie l"omission de la Commission de traiter de la question de la protection de l"État. Ayant conclu que la demanderesse avait omis d"établir que sa crainte d"être persécutée était fondée, la Commission n"avait aucune obligation de traiter de la question de la protection de l"État.

L"interprétation erronée de la preuve

[20]      La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur de droit en interprétant de façon erronée la preuve dont elle disposait. Plus précisément, la demanderesse prétend qu"en concluant que sa crainte d"être persécutée n"était pas fondée, la Commission s"est basée de façon erronée sur le fait qu"elle n"avait jamais été persécutée en Somalie, et elle a négligé de déterminer si elle y serait persécutée à son retour. Le défendeur fait valoir que la Commission a apprécié de façon prospective la revendication de la demanderesse, en tenant compte de son vécu en Somalie.

[21]      Dans Oyarzo c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration)17, le juge en chef Thurlow a dit, dans le contexte d"une appréciation d"une persécution à venir en renvoyant à des événements antérieurs :

" [P]uisqu"il s"agit d"examiner le fondement d"une crainte actuelle, ces incidents antérieurs font partie d"un tout et on ne peut les exclure complètement des motifs de la crainte, même s"ils ont été relégués dans l"ombre par les événements subséquents "18.

Je suis d"accord. Il n"est pas nécessaire que la Commission se fonde sur des incidents antérieurs pour apprécier l"état d"esprit actuel de la revendicatrice. Cependant, il sera souvent utile à la Commission de renvoyer à de tels incidents pour apprécier la composante objective d"une crainte fondée d"être persécuté. Je rejette donc ce moyen d"appel.


LA CONCLUSION ET LE DISPOSITIF

[22]      Compte tenu du manque d"analyse de la preuve documentaire de la part de la Commission et du fait qu"elle n"a pas clairement douté de la crédibilité de la demanderesse, je suis d"avis d"accueillir la présente demande en vertu de l"alinéa 18.1(3)b ) de la Loi sur la Cour fédérale et de renvoyer l"affaire à une formation différente de la Commission pour qu"elle statue de nouveau sur celle-ci, en tenant compte des présents motifs.

                                     B. Cullen                                          J.C.F.C.

OTTAWA (ONTARIO)

Le 6 octobre 1998.

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier, LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :              IMM-5428-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :      ABDULLE MILGO DIRIE et LE MINISTRE DE LA                      CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION

LIEU DE L"AUDIENCE :          OTTAWA

DATE DE L"AUDIENCE :          LE 16 SEPTEMBRE 1998

MOTIFS DE L"ORDONNANCE EXPOSÉS PAR MONSIEUR LE JUGE CULLEN

EN DATE DU :              6 OCTOBRE 1998

ONT COMPARU :

MME CHANTAL TIE                          POUR LA DEMANDERESSE

M. DARRELL KLOEZE                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

SOUTH OTTAWA COMMUNITY                  POUR LA DEMANDERESSE

LEGAL SERVICES

OTTAWA

MORRIS ROSENBERG                      POUR LE DÉFENDEUR

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

__________________

1      L.R.C. (1985), ch. F-7, modifié.

2      (1993), 20 Imm. L.R. (2d) 296.

3      Ibid., à la p. 300.

4      [1994] F.C.J. No. 1228.

5      Ibid., aux paragraphes 7 et 8.

6      (1995), 94 F.T.R. 203 (C.F. 1re inst.).

     Ibid., à la p. 207.

7      L.R.C. (1985), ch. I-2, modifiée.

8      (1984) 55 N.R. 129 (C.A.F.).

9      Ibid., note 9, à la p. 134.

     Supra, note 9, à la p. 134.

10      (1989), 8 Imm. L.R. (2d) 245.

11      Voir Oyarzo c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration), [1982] 2 C.F. 779 (C.A.F.) et Retnem c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration), (1991) 132 N.R. 53 (C.A.F.).

12      Voir Yusuf c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration), [1992] 1 C.F. 629 (C.A.F.) et Shanmugarajah c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration), [1992] F.C.J. No. 583 (C.A.F.).

13      (1991), 130 N.R. 236 (C.A.F.).

14      Voir Canada (P.G.) c. Ward , [1993] 2 R.C.S. 689, à la p. 709.

15      Ibid.

16      Supra, note 16, à la p. 712.

17      Supra, note 13.

18      Supra, note 13.

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