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     IMM-442-97

ENTRE :

     SAID MOHSEN GHAYOUMI-MOGHADAM,

     SOHAILA SHAKERANEH,

     HESSAM EDIN GHAYOUMI-MOGHADAM,

     MAHSA SADAT GHAYOUMI-MOGHADAM,

     requérants,

     et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION,

     intimé.

     MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE TREMBLAY-LAMER

     Les requérants, soit les membres d"une famille de citoyens iraniens, cherchent à obtenir le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l"immigration et du statut de réfugié a refusé de leur accorder le statut de réfugiés, au motif qu"ils n"avaient pas de crainte subjective ou objective d"être persécutés.

     Les requérants prétendent que leur crainte d"être persécutés en raison de leur religion et de leurs opinions politiques est fondée. De plus, la requérante, soit la mère de la cellule familiale, a fondé sa revendication sur le fait qu"elle appartenait à un groupe social particulier (les femmes en Iran). En ce qui concerne les deux enfants mineurs, leur père a été désigné pour les représenter.

     Le requérant se dit apostat. Depuis la Révolution de 1979, il ne se considère plus comme un musulman, bien qu"il croie toujours, de façon générale, en Dieu. Cependant, il n"a jamais publiquement renoncé à l"islam. En fait, très peu de gens connaissent ses croyances religieuses et il n"a donc jamais eu de problèmes avec les autorités, du moins avant le 26 juin 1995.

     Ce jour-là, le requérant, alors qu"il assistait à des fiançailles, a fait des commentaires dans lesquels il critiquait le gouvernement iranien. Lors d"une conversation à laquelle prenaient part cinq ou six personnes, le requérant a, selon ses propres mots, [TRADUCTION] " critiqué avec véhémence les politiques du gouvernement et l"usage que celui-ci faisait de la religion ". Le requérant prétend que les autorités iraniennes le recherchent en raison de ces commentaires.

     Son ami, Ehsan Moghadan, a également pris part au débat. Pour cette raison, il a été arrêté par la police dès le lendemain.

     Craignant de subir le même sort, le requérant a décidé de quitter Téhéran avec sa famille le plus tôt possible. Afin que les autorités ne puissent retrouver sa trace, il a dit à son employeur qu"il partait en vacances dans le nord de l"Iran. En fait, les membres de sa famille se sont cachés dans la maison d"un parent, à Karaj. Ils y ont éventuellement appris que la police s"était rendue à leur maison, à Téhéran, de même qu"au lieu d"affaires du requérant, semble-t-il pour les arrêter.

     Des arrangements ont ensuite été pris avec un intermédiaire pour que les membres de la famille puissent s"enfuir de l"Iran. Ils ont quitté le pays depuis l"aéroport de Téhéran, en se servant de leurs propres documents de voyage en règle.

     Enfin, la requérante soutient que si elle est renvoyée en Iran, elle y sera assujettie à la politique de l"État iranien, laquelle vise essentiellement à persécuter les femmes. Devant la Commission, elle a relaté un incident - le seul incident de cette nature dont elle a jamais fait l"expérience - au cours duquel la police a fait une descente dans sa maison et arrêté tous les invités d"une réception qui y avait lieu. Pendant que son époux purgeait une peine d"emprisonnement de deux mois pour avoir consommé de l"alcool, elle a été détenue pendant environ deux heures pour avoir violé le code vestimentaire islamique. Cet incident a eu lieu en octobre 1985.

     La requérante a, en outre, affirmé qu"elle ne souscrivait ni à ce code vestimentaire, ni, de façon générale, au traitement réservé aux femmes en Iran. Elle a dit que les femmes y étaient traitées comme des citoyennes de seconde classe.

     La Commission a rejeté les prétentions des requérants parce que, selon ses dires, [TRADUCTION] " les revendicateurs n"ont pas établi qu"ils avaient une crainte subjective ou objective d"être persécutés, ni qu"il existait de fondement valable à une telle crainte ". En tirant sa conclusion, la Commission n"a tenu compte que de deux éléments sur lesquels se fondaient les revendications, soit la religion et les opinions politiques. La question de la persécution fondée sur le sexe n"a jamais été expressément abordée. L"intimé concède que la Commission a commis une erreur de droit lorsqu"elle a omis d"apprécier la revendication de la requérante en fonction du sexe de celle-ci. Je suis d"accord. Dans son Formulaire de renseignements personnels, la requérante a effectivement mentionné qu"elle était assujettie aux politiques de l"État iranien, dont l"effet était de persécuter les femmes. En outre, à l"audition devant la Commission, elle a relaté un incident au cours duquel elle a été arrêtée pour avoir violé le code vestimentaire islamique. En conséquence, j"estime que la persécution fondée sur le sexe constitue bel et bien une question que doit examiner la Commission.

     En ce qui concerne la revendication du requérant, la Commission a statué que sa crainte d"être persécuté n"était pas fondée parce qu"il n"était pas vraiment recherché par les autorités iraniennes. La Commission a fondé son opinion sur trois conclusions : 1) il était improbable que le requérant eût été exécuté pour avoir exprimé des opinions antigouvernementales, d"autant plus que son ami, qui a fait des commentaires similaires, a été arrêté puis libéré; (2) il ressort de la preuve documentaire que les membres de certains partis politiques ne font pas l"objet de discrimination lorsqu"ils expriment des opinions contraires à celles du gouvernement; 3) le requérant a pu quitter l"Iran sans difficulté en se servant de ses propres documents de voyage en règle.

     À mon avis, en fondant sa décision sur ces trois conclusions, la Commission a omis de tenir compte de la preuve produite en l"espèce.

     Premièrement, le requérant a témoigné que son ami avait été arrêté et libéré sous condition et qu"il avait disparu depuis. La Commission n"a pas douté de la crédibilité du requérant. Cependant, elle n"a aucunement examiné la preuve relative à la libération conditionnelle de l"ami du requérant et à la disparition ultérieure de ce dernier même si, en toute logique, une telle preuve permettait de déduire que la vie du requérant serait en danger s"il rentrait en Iran. À mon avis, la Commission aurait dû tenir compte et traiter de cet important témoignage. La Cour a déjà reconnu que les expériences vécues par des personnes dans des situations semblables à celle du revendicateur du statut de réfugié avaient effectivement une importante incidence sur l"évaluation de la revendication de ce dernier1. Par exemple, dans Chaudri c. Ministre de l"Emploi et de l"Immigration,2 la Cour d"appel fédérale a conclu que la Commission a commis une erreur lorsqu"elle a omis de ne pas tenir compte d"éléments de preuve non contredits concernant des personnes se trouvant dans la même situation que le revendicateur. Dans cette affaire, le requérant était un citoyen du Pakistan. Il avait revendiqué le statut de réfugié alors qu"il poursuivait des études au Canada. Le gouvernement du Pakistan avait été renversé dans un coup militaire pendant le séjour du requérant à l"étranger et, vu qu"il appuyait le parti qui venait de perdre le pouvoir et qu"il en était un membre actif, il faisait maintenant l"objet d"une [TRADUCTION] " assignation de loi martiale ". Deux de ses amis, qui s"étaient adonnés à des activités politiques similaires, ont également reçu des assignations et ils ont effectivement été arrêtés, détenus et torturés. En déterminant si la crainte du requérant d"être persécuté était bien fondée, la Commission n"a pas tenu compte de cette preuve. Le juge Hugessen a conclu que cela constituait une erreur susceptible de faire l"objet d"un contrôle :

         [L]es prétentions du requérant reposent non sur la crainte d"être emprisonné et torturé légalement mais plutôt sur le risque de subir le même traitement que ses deux compagnons. On se souviendra que ceux-ci avaient participé aux mêmes activités que le requérant et qu"ils avaient reçu le même genre d"assignation. "... >                 
         Ni le rôle " peu important " du requérant ni la durée de son absence du Pakistan n"étaient pertinents étant donné les éléments de preuve non réfutés que la Commission avait reçus, à savoir que d"autres personnes ayant joué le même rôle que le requérant avaient été persécutées et que la persécution d"anciens membres du P.P.P. pour des motifs politiques avait encore lieu au moment de l"appel. Dans les circonstances, il me semble que si la Commission n"avait pas commis les erreurs que j"ai soulignées, elle n"aurait pu que conclure que le requérant répondait à la définition du réfugié au sens de la Convention3.                 

     Ce principe a de nouveau été clairement énoncé par le juge Cullen dans Yue c. Ministre de l"Emploi et de l"Immigration4 :

         On a statué dans de nombreuses affaires que le sort de celui qui se trouve dans la même situation qu"un demandeur de statut est important, en ce sens qu"il tend à établir le bien-fondé de la crainte de persécution du demandeur. "... >                 
         Lecture faite des affaires précitées, il semble clair que la question de savoir si la requérante était dans une situation semblable à celle de Mme Wang aurait été cruciale pour établir qu"elle [TRADUCTION] " craignait avec raison " d"être persécutée si on la renvoyait en Chine. Il était évident que la requérante se trouvait effectivement dans la même situation que Mme Wang, mais la Commission a tout de même estimé que ce n"était pas le cas. En raison de cela, et de l"importance de la preuve de la persécution des personnes dans la même situation, l"erreur de la Commission jette le doute sur l"ensemble de sa décision. Il semble probable que si la Commission avait conclu, comme l"a établi la preuve, que la requérante était dans la même position que Mme Wang, elle aurait fort bien pu conclure que la requérante était une réfugiée au sens de la Convention.                 

     Par conséquent, la Commission aurait dû évaluer la revendication du requérant compte tenu de ce qui est arrivé à l"ami de celui-ci, qui avait fait des commentaires similaires à la même occasion. L"omission de la Commission à cet égard constitue une erreur de droit.

     Deuxièmement, la Commission a incorrectement cité un élément de preuve documentaire sur lequel elle s"est fondée pour déterminer si la crainte du requérant d"être persécuté était bien fondée. Contrairement à ce que la Commission a prétendu, il ressort de la preuve documentaire que certains membres de partis politiques qui ont exprimé des opinions allant à l"encontre de positions officielles ont fait l"objet de discrimination. Voici le libellé de ce document :

         [TRADUCTION] Le Comité des droits de la personne a souligné, dans ses commentaires de juillet 1993, qu"en violation des dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, " les membres de certains partis politiques qui ne souscrivaient pas à ce que les autorités considéraient comme étant l"idéologie islamique ou qui exprimaient des opinions allant à l"encontre de positions officielles ont fait l"objet de discrimination "5.                 

     Bien qu"il admette que la Commission a effectivement mal cité la preuve documentaire, l"intimé prétend qu"il s"agit là d"une erreur bénigne qui n"est pas au coeur de la décision de la Commission. En fait, l"intimé laisse entendre que la Commission aurait tiré la même conclusion, peu importe qu"elle ait incorrectement cité ou non la preuve documentaire. J"ai des doutes sur un tel argument. À mon avis, ce n"est que par pure supposition que je pourrais conclure que la décision de la Commission n"était pas étayée de façon convaincante par la preuve documentaire. Par ailleurs, le rôle de la Cour ne consiste pas à supposer comment l"affaire aurait été réglée si la Commission n"avait pas tiré de conclusion erronée. Comme le juge Heald l"a souligné dans Sharma c. Ministre de l"Emploi et de l"Immigration6 :

         [TRADUCTION] Il est impossible de déterminer si l"opinion de la Commission en ce qui concerne la crédibilité du requérant aurait été différente si elle n"avait pas tenu compte de ces conclusions erronées. Il est également impossible de déterminer ce que la Commission aurait conclu sur le fond de l"affaire en l"espèce si elle n"avait pas tiré de conclusions de faits erronées. "... >                 
         Il me semble qu"en acceptant la prétention subsidiaire de l"avocat, la Cour entérinerait une décision qui, manifestement, n"a pas été prise de la façon prévue dans la Loi. Il nous faudrait alors supposer ce qu"aurait pu être la décision de la Commission si elle avait correctement " examiné " la demande comme elle devait le faire. Je n"estime pas que nous devrions faire de telles suppositions. Seule la Commission peut juger du bien-fondé de la demande et seulement après l"avoir convenablement évaluée, ce qu"elle n"a pas encore fait.                 

     Troisièmement, la Commission a également omis d"examiner la preuve non contredite concernant la sortie du requérant par l"aéroport de Téhéran. En particulier, le requérant a témoigné que l"ami de son frère, qui travaillait à l"aéroport, a vérifié si le nom du requérant figurait sur la liste noire. Le requérant a également déclaré qu"il avait trompé les autorités en disant à son employeur qu"il partait en vacances dans le nord de l"Iran avec sa famille. Encore une fois, la Commission, sans tirer de conclusion défavorable en ce qui concerne la crédibilité du requérant, a manifestement omis de tenir d"une preuve pertinente qu"elle aurait dû pleinement examiner avant de rendre une décision finale.

     Par ces motifs, j"accueille donc la demande de contrôle judiciaire. La décision de la Commission est annulée et l"affaire est envoyée à un tribunal différemment constitué pour qu"il statue de nouveau sur celle-ci. En ce qui concerne la revendication de la requérante, un autre tribunal devra déterminer si elle est bien fondée.

     Ni l"un ni l"autre des avocats n"ayant recommandé la certification d"une question en l"espèce, aucune question ne sera certifiée.

OTTAWA (ONTARIO)

Le 20 octobre 1997.


Danièle Tremblay-Lamer

                                 JUGE

Traduction certifiée conforme                  __________________

                                 Bernard Olivier, LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

    

NO DU GREFFE :              IMM-442-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :          SAID MOSHEN GHAYOUMI-MOGHADAM et al c. MCI

LIEU DE L"AUDIENCE :          Toronto (Ontario)
DATE DE L"AUDIENCE :          le 9 octobre 1997

MOTIFS DE L"ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE TREMBLAY-LAMER

EN DATE DU :              20 octobre 1997

ONT COMPARU :

M. Peter J. Krochak                          POUR LES REQUÉRANTS

Mme Sally Thomas                          POUR L"INTIMÉ

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Abrams, Krochak                          POUR LES REQUÉRANTS

GEORGE THOMSON                      POUR L"INTIMÉ

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

__________________

1 Voir Chaudri c. Ministre de l"Emploi et de l"Immigration (1986), 69 N.R. 114 (C.A.F.); Ye c. Ministre de l"Emploi et de l"Immigration (24 juin 1992), A-711-90 (C.A.F.).

2 Ibid.

3 Ibid. aux pages 116 et 117.

4 (1994), 71 F.T.R. 102, aux pages 108 à 110 (C.F. 1re inst.).

5 Amnesty International, Iran: Victims of Human Rights Violations (novembre 1993), à la p. 6.

6 (1985), 55 N.R. 71, aux pp. 72 et 73 (C.F. 1re inst.).

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