Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 19981120


Dossier : T-2361-96

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE MacKAY

ENTRE :

     PAUL GITTEL,

demandeur,

     et

     AIR ATLANTIC (1995) LIMITED,

défenderesse,

     et

     LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

intervenante.

     VU la demande par laquelle le demandeur sollicite de la Cour le contrôle judiciaire ainsi qu'une ordonnance portant infirmation de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne, communiquée au demandeur par une lettre en date du 18 septembre 1996 et dans laquelle la Commission estimait que le renvoi devant un tribunal des droits de la personne, de la plainte formulée par le demandeur pour actes de discrimination liés au licenciement du demandeur par la défenderesse, n'était pas justifiée et que le dossier de cette plainte devrait être classé sans suite;

     APRÈS AUDITION des avocats des parties et de la l'intervenante, à Halifax, le 13 mai 1998, la Cour s'étant réservée un délai de réflexion avant de rendre sa décision, et après examen des arguments alors présentés;


ORDONNANCE

     LA COUR ORDONNE le rejet de la demande.


W. Andrew MacKay

Juge

Ottawa (Ontario)

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes


Date : 19981120


Dossier : T-2361-96

ENTRE :

     PAUL GITTEL,

demandeur,

     et

     AIR ATLANTIC (1995) LIMITED,

défenderesse,

     et

     LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

intervenante.


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MacKAY


[1]      Par avis de requête introductive d'instance, déposée le 24 octobre 1996, le demandeur sollicite de la Cour une ordonnance infirmant une décision de la Commission canadienne des droits de la personne, en date du 18 septembre 1996, par laquelle la Commission refusait de renvoyer à un tribunal des droits de la personne, aux fins d'enquête, la plainte formulée par le demandeur à l'encontre de la défenderesse, ordonnait le classement du dossier sans suite et, partant, le rejet de la plainte.



[2]      Cette plainte, la seconde formulée par M. Gittel contre son employeur, avait été déposée en mars de 1995 après qu'il eut été licencié le jour après que la Commission lui eut fait connaître le rejet de sa première plainte. La présente demande de contrôle judiciaire a trait au rejet de la seconde plainte, mais les circonstances entourant la première plainte sont, du moins dans l'esprit du demandeur, pertinentes en l'espèce, et la documentation déposée devant la Commission à l'époque où elle se prononça sur la seconde plainte contenait un exposé des circonstances entourant la première.


Le contexte

[3]      Le demandeur était employé de la compagnie aérienne défenderesse de 1987 à 1995, d'abord en tant que premier officier, puis, sept mois seulement après son engagement, en tant que commandant de bord. Il était basé à l'aéroport international de Halifax. Il s'agissait de transporter des passagers, à bord d'un avion de type Dash-8, dans tout l'est du Canada et le nord-est de États-Unis, soit sur des liaisons régulières, soit lors de voyages nolisés.


[4]      En 1990, le père du demandeur, pilote également, est tué dans un accident d'avion. En 1980, le frère du demandeur, lui aussi pilote, était mort dans des circonstances analogues. En novembre 1990, le demandeur a de son propre chef eu recours à des conseils psychiatriques afin de mieux supporter la perte de son père. Selon l'avis du psychiatre, transmis à la défenderesse, le demandeur était médicalement apte au pilotage. Le psychiatre appuyait la demande, formulée par le demandeur, d'être accompagné, lors de ses premières journées de retour au travail, d'un collègue qui lui servirait de premier officier. Le demandeur est alors examiné par le médecin de la société défenderesse, qui révèle au demandeur que le directeur des opérations aériennes de la défenderesse soupçonnait que le père et le frère du demandeur s'étaient en fait suicidés. Lorsque le demandeur reprend le travail, il se plaint à la défenderesse de l'opinion formulée par le directeur des opérations aériennes, dont lui avaient fait part les médecins de la défenderesse. Par l'intermédiaire de son directeur du personnel, la société défenderesse lui présenta ses excuses.


[5]      En septembre 1992, le demandeur a eu deux altercations, la première avec un agent de sécurité et la seconde avec un membre du personnel de bord. En octobre 1992, lors d'une réunion portant sur ces incidents, et en présence de plusieurs dirigeants de la société et de deux superviseurs du personnel de vol, on interroge le demandeur au sujet de sa consultation du dossier d'un passager, le demandeur reconnaissant les faits et expliquant que c'était afin de contacter une passagère. Il y a alors un vif échange de propos. Le vice-président des opérations, présent à la réunion, met en cause l'état émotionnel du demandeur, disant qu'il allait faire subir au demandeur un examen psychologique. On fait également savoir au demandeur que plusieurs pilotes inspecteurs avaient signé une lettre recommandant que le demandeur soit relevé de ses fonctions de pilotage.


[6]      Le demandeur a été relevé de ses fonctions en attendant l'issue de l'évaluation commandée par le vice-président des opérations. Au début de décembre 1992, le demandeur est déclaré apte au travail par un psychiatre qui note que le demandeur éprouve quelques difficultés à travailler en équipe, mais que ses aptitudes techniques ne sont nullement en cause. Le demandeur reprend ses fonctions, malgré les doutes exprimés par le directeur des opérations aériennes. Puis, au début de 1993, après deux vols de simulation auxquels échoue le demandeur, et une évaluation faite par le médecin de la défenderesse, le demandeur est relevé de ses fonctions pour une période de trois mois dans le cadre d'un congé de maladie pour cause de stress. À l'époque, et à nouveau plus tard, le demandeur a fait valoir que son évaluation était biaisée étant donné que les pilotes inspecteurs assistant aux tests de simulations avaient été également présents à la réunion du mois d'octobre 1992. Peu de temps après que le demandeur eut repris son travail au printemps de 1993, il fait l'objet d'une rétrogradation au grade de premier officier pour une période minimale de 25 mois. Cette rétrogradation porte le demandeur à déposer une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, faisant état d'un traitement discriminatoire en raison de l'instabilité mentale que son employeur, la société défenderesse, croyait percevoir chez lui.


[7]      Il s'agissait de sa première plainte auprès de la Commission. Après avoir enquêté sur cette plainte, l'enquêteur recommanda que soit nommé un conciliateur qui tenterait de parvenir à un règlement. Une proposition en ce sens est faite à la Commission, qui la rejette et qui, en février 1995, décide de rejeter la plainte du demandeur.


[8]      Entre-temps, en décembre 1994, alors qu'il exerçait les fonctions de premier officier, le demandeur interrompt un décollage, estimant que son appareil ne fonctionne pas correctement. Il rédige les rapports prévus pour ce genre d'incident et continue à voler pour la société défenderesse. Au cours de ce décollage interrompu, il aurait dit [TRADUCTION] " On ne va pas y arriver " au lieu de simplement formuler le mot " reject " comme l'exigeait les règles de pilotage de la compagnie. Après l'incident, la défenderesse lui reprocha cette irrégularité et les circonstances entourant le décollage interrompu.


[9]      Le 15 février 1995, la Commission des droits de la personne fait savoir au demandeur et à la défenderesse que la première plainte déposée par le demandeur, pour cause de discrimination, avait été rejetée. Le jour suivant, le représentant de la société défenderesse fait savoir au demandeur qu'il est licencié, sa compétence étant mise en cause et la compagnie ne lui faisant plus confiance pour piloter des appareils d'Air Atlantic. Dans la lettre, en date du 16 février 1995, par laquelle elle signifiait son licenciement à M. Gittel, la compagnie expliquait que son licenciement était essentiellement dû au fait qu'il n'avait pas suivi les procédures d'utilisation normalisées en vigueur dans la société lorsqu'il avait interrompu le décollage de son appareil en décembre 1994 au lieu de poursuivre le vol, et qu'il n'avait pas utilisé le mot " reject " lors du décollage interrompu, ce qui avait entraîné une rupture de la coordination et de la communication entre l'équipage et le commandant de bord.


[10]      Le 21 mars 1995, le demandeur dépose une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, faisant valoir qu'il avait été l'objet de mesures discriminatoires en raison d'une instabilité psychologique qu'on pensait, à tort selon lui, pouvoir lui reprocher, et ce, contrairement à la Loi canadienne sur les droits de la personne1. Dans le cadre de cette plainte, le demandeur faisait valoir qu'en 1990, après le décès de son père dans un accident d'avion, dans des circonstances analogues à celles qui avaient entouré, plus tôt, la mort de son frère, le superviseur du demandeur avait commencé à mettre en doute la stabilité psychologique du demandeur, disant qu'en tant que commandant de bord, il posait des risques. Le demandeur précisa qu'il fut par la suite rétrogradé au rang de premier officier et qu'il avait déposé une plainte auprès de la Commission des droits de la personne.


[11]      Le 14 août 1995, l'enquêteur de la Commission achève son rapport sur la plainte concernant le licenciement du demandeur. La défenderesse a dit à l'enquêteur que le demandeur avait été licencié pour non-respect des procédures d'utilisation normalisées lorsqu'il interrompit le décollage en décembre 1995, et que le principal souci de la compagnie avait été la sécurité. L'enquêteur a conclu que la " rupture complète " des communications dans le poste de pilotage, avancée par la défenderesse, n'était pas confirmée par les rapports d'incident rédigés à l'époque des faits. De plus, selon les éléments recueillis, l'incident n'avait nullement mis en cause la sécurité des passagers, de l'équipage ou de l'aéronef. Selon les déclarations d'autres pilotes, la réaction du demandeur avait peut-être même permis de sauver des vies. L'enquêteur a indiqué que, depuis 1990, les représentants de la compagnie avaient à maintes reprises mis en question la stabilité psychologique du demandeur, ce qui avait poussé celui-ci à obtenir plusieurs avis de psychiatres qui, tous, confirmaient son aptitude professionnelle. Dans son rapport, l'enquêteur recommandait qu'un conciliateur soit désigné, conformément à ce que prévoit l'article 47 de la Loi canadienne sur les droits de la personne , pour tenter de régler la plainte formulée à l'encontre de la défenderesse. Cette recommandation fut approuvée en novembre 1995, mais les efforts de conciliation se sont révélés infructueux.


[12]      Au cours de l'enquête et du processus de conciliation, les parties ont déposé, le 18 septembre 1995, des observations écrites sur le rapport de l'enquêteur. Le demandeur faisait part, dans ses observations, d'une lettre rédigée par un pilote chevronné, qui pilotait, pour le compte d'une autre compagnie, un avion du même type, et qui, dans sa lettre, confirmait que le demandeur avait eu raison d'interrompre en toute sécurité le décollage en question. La défenderesse a présenté ses observations écrites le 20 septembre 1995. Le 27 septembre 1995, les parties procédaient à l'échange de leurs observations écrites et, le 13 octobre 1995, le demandeur formulait de nouvelles observations écrites, en réponse aux observations de la défenderesse. Après l'échec des tentatives de conciliation, un rapport, en date du 12 juillet 1996, adressé à la Commission par son directeur de la mise en oeuvre, était distribué aux parties afin de susciter leurs observations. Ce rapport, qui rappelait l'échec des tentatives de conciliation et notait la complexité du dossier, formulait une recommandation sous forme d'alternative : soit renvoyer le dossier devant un tribunal, soit décider qu'un tel renvoi n'était pas justifié et qu'il y avait lieu de classer l'affaire. Les deux parties ont présenté, à l'égard de ce rapport, leurs observations écrites. Ces observations n'ont pas été communiquées aux parties adverses.


[13]      Dans une note en date du 20 août 1996, l'avocat général par intérim de la Commission faisait connaître l'échec des tentatives de conciliation. Dans ce rapport, l'avocat général recommandait que l'affaire soit renvoyée devant un tribunal. Ce rapport faisait référence aux observations, en date du 13 août 1996, déposées par l'avocate de la défenderesse, de la façon suivante :

                 [TRADUCTION]                 
                 Dans ses observations en date du 13 août 1996, l'avocate de la défenderesse soulève plusieurs questions concernant le processus d'enquête et la divulgation réciproque des observations formulées par les parties.                 
                 À plusieurs reprises, l'avocate de la défenderesse fait référence à des documents qui lui ont été communiqués avec l'ensemble de la documentation contenant le rapport du conciliateur et affirme que c'est la première fois que la défenderesse a eu l'occasion de les examiner. Dans chaque cas, elle demande à la Commission de ne pas prendre en compte les documents en question ou de fournir à la défenderesse l'occasion d'y répondre. J'estime que le fait que ces documents lui aient été communiqués avec l'ensemble de la documentation à laquelle la défenderesse était invitée à répondre, satisfait à l'équité procédurale à laquelle est tenue la Commission. On peut considérer qu'en décidant de ne pas y répondre, la défenderesse a renoncé à son droit de faire ultérieurement valoir qu'on ne lui avait pas donné suffisamment la possibilité d'y répondre.                 
                 De la même manière, l'avocate de la défenderesse souligne un certain nombre d'erreurs ou de fausses interprétations dans le rapport d'enquête et demande à la Commission d'examiner les documents sur lesquels se fondent ces conclusions. Dans la mesure où elles ont été corrigées par l'avocate de la défenderesse dans ses observations, les erreurs en question ne posent aucun problème. Si, toutefois, le rapport d'enquête contient des erreurs qui n'ont pas été corrigées par la défenderesse dans les observations qu'elle a formulées, j'estime, encore une fois, que la défenderesse a renoncé à son droit de plaider le non-respect de l'équité procédurale. Les deux parties soutiennent que le dossier de l'enquête devrait être remis intégralement à la Commission et que cela aurait l'avantage d'éviter qu'on puisse faire ultérieurement valoir que la décision de la Commission est fondée sur des informations inexactes.                 

[14]      Lors de l'audience consacrée à la présente demande de contrôle judiciaire, les deux parties ont convenu que la lettre du 13 août 1996, envoyée au nom de la défenderesse et citée dans le rapport de l'avocat général, n'avait pas été communiquée au demandeur. Dans cette lettre, la défenderesse demandait notamment à la Commission de ne pas tenir compte de la lettre de soutien, produite plus tôt par le demandeur, écrite par un pilote d'une autre ligne aérienne pour confirmer que, en interrompant le décollage en décembre 1994, le demandeur avait réagi correctement et de manière professionnelle.

[15]      Cette lettre en date du 13 août 1996 envoyée par l'avocate de la défenderesse, et la lettre du demandeur en date du 14 août 1996, qui toutes deux livraient un certain nombre de commentaires concernant le rapport du directeur de la mise en oeuvre qui faisait état de l'échec des tentatives de conciliation, et d'autres documents, y compris la lettre de soutien au demandeur, contestée par l'avocate de la défenderesse, ont été versés au dossier transmis à la Commission avec les rapports de l'avocat général et du directeur de la mise en oeuvre.

[16]      Par lettre en date du 18 septembre 1996, la Commission faisait savoir au demandeur qu'une enquête sur sa plainte ne se justifiait pas et que l'affaire serait classée. C'est cette décision qui est visée par la présente demande de contrôle judiciaire.

Questions en litige et argumentations

[17]      Selon le principal argument développé par le demandeur à l'audience, la Commission a manqué au respect d'un principe de justice naturelle et à l'équité procédurale lorsque, avant de rendre sa décision, elle a omis de fournir au demandeur une copie des observations formulées au nom de la défenderesse dans la lettre du 13 août 1996, et l'occasion d'y répondre. Ainsi que nous l'avons indiqué plus haut, cette lettre n'a pas été communiquée au demandeur avant que la Commission ne rende sa décision. Le demandeur prétend que cette lettre demandait à la Commission de ne pas prendre en compte des éléments de preuve considérés comme essentiels à sa plainte et, plus précisément, le jugement favorable que portait sur le comportement du demandeur un autre pilote chevronné. La lettre de l'avocate demandait également à la Commission de prendre en compte d'autres documents transmis plus tôt au personnel de la Commission par la défenderesse, y compris une lettre en date du 16 février 1995 par laquelle la défenderesse informait le demandeur de son licenciement.

[18]      Le demandeur soutenait également que la Commission avait fondé sa décision, ou ordonnance, sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait, étant donné qu'elle n'avait pas pris en compte les éléments qui lui avaient été soumis et qui démontraient que le demandeur avait fait l'objet, de la part des dirigeants de la compagnie défenderesse, de mesures constantes de harcèlement. C'est en cela, était-il affirmé, que la décision, par la Commission, de ne pas renvoyer l'affaire devant un tribunal était abusive ou arbitraire.

[19]      La défenderesse fait pour sa part valoir que la lettre du 13 août 1996 ne revêtait pas une importance essentielle, qu'elle ne constituait qu'un simple commentaire et qu'elle n'évoquait aucunement des nouveaux faits qui auraient à être communiqués au demandeur.

[20]      Il est fait valoir, au nom de la CCDP, intervenante, que celle-ci est un tribunal administratif qui n'a par conséquent pas à rendre ses décisions de manière judiciaire ou quasi judiciaire. L'équité procédurale, à laquelle la Commission est effectivement tenue, s'appliquerait, dit-on, à la manière dont le tribunal parvient à sa décision, et non pas à la décision en elle-même. L'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne confère à la Commission un pouvoir discrétionnaire en matière d'examen de plaintes. Lorsqu'une plainte est déposée, la Commission peut nommer un enquêteur en vertu du paragraphe 43(1), nommer un conciliateur en vertu du paragraphe 47(1), deux mesures qu'elle a prises en l'espèce, et elle peut déférer la plainte à un tribunal des droits de la personne conformément au paragraphe 49(1). Au cas où un enquêteur est nommé, celui-ci doit rendre un rapport à la Commission qui, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, peut soit l'adopter, soit le rejeter. La Commission n'est pas liée par les recommandations d'un enquêteur, d'un conciliateur ou de tout autre membre de son personnel. Selon l'alinéa 43(3)b), la Commission peut rejeter la plainte. S'agissant de rejeter une plainte, la Commission, qui est maître de sa procédure, peut rendre sa décision au seul vu de la plainte, ou après avoir examiné le rapport de l'enquêteur ou du conciliateur et les observations que les parties ont formulées sur ce rapport.

[21]      On fait en l'espèce valoir, au nom de la Commission, thèse à laquelle souscrit la défenderesse, que rien ne démontre que la Commission n'a pas tenu compte des documents contenus dans le dossier, ou fait peu de cas des observations présentées par le demandeur. On fait valoir que la Commission n'est pas tenue de communiquer toutes les observations qui lui sont transmises par une partie en réponse à l'autre partie. La divulgation des argumentations respectives s'impose lorsque les observations comprennent des faits qui divergent des faits exposés dans un rapport d'enquête ou de conciliation transmis aux parties afin de solliciter leurs commentaires. Lorsque les observations qui parviennent à la Commission sont de simples arguments concernant des faits, l'équité n'exige pas nécessairement la divulgation réciproque, cela étant particulièrement vrai lorsque les nouvelles observations n'avancent aucun fait nouveau par rapport à ceux qui ont été communiqués aux parties à une étape antérieure. L'intervenante estime que dans les cas où le pouvoir discrétionnaire conféré par la loi est exercé de bonne foi, conformément aux dispositions légales, de manière raisonnable et où on ne s'est pas fondé sur des considérations non pertinentes ou étrangères à l'objet même de la loi, la Cour ne devrait pas intervenir.

Analyse

[22]      Je ne suis pas convaincu qu'il y ait lieu en l'espèce d'intervenir en raison d'une erreur de fait que recèlerait la décision de la Commission. L'erreur de fait plaidée en l'occurrence est, essentiellement, que la Commission a manifestement eu tort de rejeter la plainte étant donné les preuves produites par le demandeur, y compris notamment la preuve du harcèlement dont il a fait l'objet de la part de son employeur, et en particulier la preuve du traitement dont il a fait l'objet et qui était à l'origine de sa première plainte. Bref, le demandeur fait valoir que la décision de la Commission est abusive.

[23]      Je note, cependant, que les tribunaux ont en général estimé que la Commission dispose d'un large pouvoir discrétionnaire en vertu duquel elle peut rejeter une plainte et classer une affaire. Ainsi, dans l'affaire Morisset v. Canada (Canadian Human Rights Commission)2, le juge Dubé a affirmé, au nom de la Cour, que :

                 C'est en fonction du matériel devant eux que les commissaires ont à décider si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l'étape suivante [références omises]. Dans le cas présent, ils ont décidé qu'il n'était pas justifié de passer à la deuxième étape. La Cour suprême du Canada a décidé qu'il s'agit là d'une décision purement administrative. [Voir Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879.]                 
                 ...des dispositions du paragraphe 44(4), la Loi stipule qu'après réception du rapport, la Commission informe par écrit les parties de la décision prise. La Cour suprême du Canada a déjà statué dans l'affaire Maple Lodge Farms [Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, aux pages 7 et 8.] que la Cour ne doit pas intervenir face à un pouvoir discrétionnaire exercé selon la Loi de manière raisonnable, de bonne foi, sans aucune considération étrangère, ni de façon arbitraire ou illégale.                 

Dans l'affaire Tan v. Canada Post Corp.3, le juge en chef adjoint Jerome, se prononçant sur une décision de la Commission, a noté que :

                 ...Tant que la Commission ne décide pas de ne pas donner suite à l'affaire en négligeant de prendre en considération les preuves importantes dont elle est saisie, il n'existe aucun motif d'intervention judiciaire au stade du contrôle.                 

[24]      N'a été produit devant la Cour aucun élément portant à conclure que la Commission n'aurait pas tenu compte d'éléments dont elle disposait ou que, dans son examen de ce dossier, elle aurait mal exercé le pouvoir discrétionnaire qui est le sien. Je ne suis pas convaincu que la Commission aurait commis une erreur dans son appréciation des faits, ce qu'affirme le demandeur, ou qu'elle n'aurait pas tenu compte des éléments qui lui étaient présentés, en décidant de ne pas renvoyer l'affaire devant un tribunal. Compte tenu des éléments dont elle disposait, y compris la lettre de soutien au demandeur, j'estime qu'il était loisible à la Commission d'aboutir à la décision qui a été la sienne. Cette décision correspondait à l'un des deux termes de l'alternative que le directeur de la mise en oeuvre avait proposée à la Commission.

[25]      La dernière question à trancher en l'espèce est celle de savoir si la non-divulgation de la lettre du 13 août 1996 constitue une atteinte à l'équité procédurale. Dans l'affaire Mercier c. Canada (Commission des droits de la personne)4, la Cour d'appel a décidé que la communication réciproque des arguments s'impose lorsque les observations en question recèlent des faits qui divergent des faits exposés dans le rapport d'enquête et que la partie adverse aurait été en droit de tenter de réfuter si elle en avait eu connaissance avant l'aboutissement de l'enquête. Dans cette affaire, le juge Décary, se prononçant au nom de la Cour, a considéré que :

                 Je ne dis pas que les règles d'équité procédurale exigent de la Commission qu'elle communique systématiquement à une partie les observations qu'elle reçoit de l'autre partie; je dis qu'elles l'exigent lorsque ces observations contiennent des éléments de fait distincts de ceux dont le rapport d'enquête faisait état et que la partie adverse aurait eu le droit de tenter de réfuter les eût-elle connus au stade de l'enquête proprement dite. Je reconnais qu'il ne sera pas toujours facile de déterminer à quel moment des observations cessent d'être des " arguments ", pour reprendre les mots du juge Sopinka, et deviennent des allégations nouvelles devant être portées à la connaissance de l'autre partie; la Commission, si elle décidait de maintenir sa pratique générale de non-communication des observations, n'en devra pas moins examiner chaque cas individuellement et faire preuve de beaucoup de vigilance afin d'éviter que dans un cas donné, comme en l'espèce, une partie ne reçoive pas communication d'observations dont la nature est telle qu'elles auraient dû être portées à sa connaissance. La Commission aurait intérêt, me semble-t-il, ne serait-ce que pour se mettre à l'avance à l'abri de tout reproche, à exiger que les parties s'échangent leurs observations respectives. Autrement, et je reprends ici les vues du juge Mahoney dans Labelle , la Commission sera toujours exposée à une demande de contrôle judiciaire " parce que le plaignant pourra toujours prétendre qu'à première vue, il n'a pas pris connaissance de toute la preuve de la partie adverse et n'a donc pas eu la possibilité de la réfuter en entier ".                 

[26]      Plus tôt, dans cette même affaire, le juge Décary avait affirmé au nom de la Cour d'appel que :

                 Les exigences de l'équité procédurale, ainsi que le notait lord Denning, dépendent de la nature de l'enquête et de ses conséquences pour les personnes en cause. Fondamentalement, il s'agit dans chaque cas de s'assurer que l'administré a été informé de la substance de la preuve sur laquelle le tribunal entend se fonder pour prendre sa décision et qu'il s'est vu offrir la possibilité de répliquer à cette preuve et de présenter tous les arguments pertinents s'y rapportant. Le juge Cory rappelait récemment en ces termes les principes applicables 5 :                 
                      Notre Cour a souvent reconnu le principe général de common law selon lequel " une obligation de respecter l'équité dans la procédure incombe à tout organisme public qui rend des décisions administratives qui ne sont pas de nature législative et qui touchent les droits, privilèges ou biens d'une personne " (voir Cardinal c. Directeur de l'établissement Kent , [1985] 2 R.C.S. 643, à la p. 653). Le sous-ministre était donc tenu de se conformer aux principes de l'équité procédurale dans le contexte des décisions en matière d'octroi des habilitations de sécurité. D'une manière générale, l'équité exige qu'une partie ait une possibilité suffisante de connaître la preuve contre laquelle elle doit se défendre, de la réfuter et de présenter sa propre preuve.                 

[27]      Lorsque les arguments développés par une des parties vont au-delà d'une simple interprétation des faits dont est saisie la Commission, et s'ils affectent la teneur des preuves produites devant la Commission, la communication des arguments en question s'impose. J'estime que l'équité procédurale exige la communication de tels arguments lorsque ceux-ci viennent restreindre les éléments dont tiendra compte la Commission, et notamment les éléments dont l'autre partie a toute raison de penser qu'il en sera tenu compte. Dans de telles circonstances, les arguments doivent être communiqués à l'autre partie avant qu'intervienne une décision.

[28]      En l'espèce, cependant, et s'agissant de la lettre du 13 août 1996 envoyée par l'avocate de la défenderesse qui demandait à la Cour de ne tenir aucun compte de certains éléments de preuve précédemment produits par le demandeur, preuve qui semblait pertinente à celui-ci, rien ne démontre que cette lettre ait été suivie d'effet. Au contraire, ont été transmises à la Commission, et la lettre du 13 août et la lettre dont on demandait qu'il ne soit pas tenu compte, comme ont également été transmises les observations écrites formulées par le demandeur le 14 août 1996. Aucun document ou autre élément de preuve ne permet de conclure que l'argument développé par l'avocate de la défenderesse à l'intention du directeur, dont le rapport avait été transmis à la Commission, ait été suivi d'effet. Nous savons pertinemment que la Commission disposait de la lettre transmise le 13 août 1996 au nom de la défenderesse, des observations écrites formulées à la même époque par le demandeur et de la lettre approuvant ce que le demandeur avait fait, en décembre 1994, lorsqu'il avait interrompu le décollage. Cela étant, j'estime que la Commission n'était aucunement tenue de communiquer au demandeur, avant de rejeter la plainte de celui-ci, la lettre en date du 13 août 1996, écrite au nom de la défenderesse.

[29]      L'avocate de la CCDP a fait valoir que, la Commission étant maître de sa procédure, elle peut choisir parmi les preuves celles qu'elle retiendra pour rendre sa décision. La Commission, certes, est maître de sa procédure, mais elle doit, dans le cadre des décisions qu'elle rend, respecter les principes d'équité procédurale. En l'espèce, la Commission disposait d'arguments qui n'avaient pas été communiqués au demandeur, arguments qui lui demandaient de ne pas tenir compte de certains éléments du dossier. Elle disposait en même temps, par contre, des éléments mêmes dont l'avocate de la défenderesse lui demandait de ne pas tenir compte. Rien ne porte à conclure qu'elle n'ait pas tenu compte des éléments en question. Cela étant, j'estime qu'il a été satisfait aux exigences de l'équité procédurale.

Conclusion

[30]      Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Une ordonnance est rendue en ce sens.

                                     W. Andrew MacKay

    

                                         Juge

OTTAWA (Ontario)

Le 20 novembre 1998

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :      T-2361-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :      PAUL GITTEL

     c.

     AIR ATLANTIC (1995) LTD.

     et

     LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE      LA PERSONNE

LIEU DE L'AUDIENCE :      HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

DATE DE L'AUDIENCE :      LE 13 MAI 1998

MOTIFS DU JUGEMENT DE M. LE JUGE MACKAY

DATE :      LE 20 NOVEMBRE 1998

ONT COMPARU :

M. WLLIAM LEAHY          POUR LE DEMANDEUR

Mme KARIN McCASKILL          POUR LA DÉFENDERESSE

Mme ODETTE LALUMIÈRE          POUR L'INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LEAHY NEARING          POUR LE DEMANDEUR

HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

STEWART, McKELVEY, STIRLING, SCALES      POUR LA DÉFENDERESSE

HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS      POUR L'INTERVENANTE

DE LA PERSONNE

OTTAWA (ONTARIO)

__________________

1      L.R.C. (1985), ch. H-6, modifiée.

2      (1991), 52 F.T.R. 190.

3      (1995) 97 F.T.R. p. 1 à la p. 9 (C.F. 1re inst).

4      [1994] 3 C.F. p. 3, aux pp. 12 et 14 (C.A.F.).

5      Thomson c. Canada (Sous-ministre de l"Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385, à la p. 402.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.