Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190401


Dossier : IMM-3842-18

Référence : 2019 CF 395

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er avril 2019

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

ABDULRAHMAN MOHMED ALHARBI (ALIAS ABDULRAHMAN MOHMMED ALHARBI)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Abdulrahman Mohmed Alharbi, citoyen de l’Arabie saoudite, était résident permanent au Canada. M. Alharbi a été formé comme cardiologue interventionnel au Canada. Après avoir terminé ses études, il est retourné en Arabie saoudite où il a continué à vivre et à travailler. La femme et les enfants de M. Alharbi sont demeurés au Canada.

[2]  Pour conserver son statut, le résident permanent du Canada a l’obligation d’être effectivement présent au Canada 730 jours pendant la période quinquennale pertinente. S’il ne respecte pas cette exigence, il est interdit de territoire au Canada. Il est reconnu que, tout au plus, M. Alharbi a été effectivement présent au Canada environ 320 jours durant les cinq années précédant le 2 mai 2017, date à laquelle il a sollicité un titre de voyage de résident permanent.

[3]  Par conséquent, l’agent des visas a conclu que M. Alharbi était interdit de territoire au Canada. L’agent a également conclu que les motifs d’ordre humanitaire qu’il a invoqués n’étaient pas suffisants pour vaincre l’obstacle de l’inobservation des exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[4]  M. Alharbi a porté la décision de l’agent des visas en appel devant la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Le ministre a fourni des observations écrites pour contester l’appel, mais n’a pas comparu à l’audience. L’appel a été accueilli, et le membre présidant l’audience a conclu que les motifs d’ordre humanitaire que M. Alharbi avait invoqués étaient insuffisants pour l’emporter sur son interdiction de territoire au Canada.

I.  La décision de la SAI

[5]  La SAI a commencé son analyse en faisant remarquer que M. Alharbi devait avoir des motifs d’ordre humanitaire suffisamment importants pour démontrer qu’il avait droit à des mesures spéciales, compte tenu de l’importance de son manquement à l’obligation de résidence prévue par la LIPR. Elle a ensuite relevé et soupesé plusieurs facteurs pour déterminer s’il y avait suffisamment de motifs d’ordre humanitaire dans le cas de M. Alharbi pour justifier la prise de mesures spéciales. Ces facteurs s’entendaient notamment des motifs ayant poussé M. Alharbi à quitter le Canada et des motifs de son séjour prolongé à l’étranger, de ses attaches en Arabie saoudite, de l’importance de ses liens et de son établissement au Canada, des difficultés qu’entraînerait le rejet de l’appel, ainsi que de l’intérêt supérieur de ses enfants.

[6]  La SAI a tenu pour avéré que M. Alharbi avait été forcé de retourner en Arabie saoudite parce qu’il n’était pas en mesure de trouver un emploi dans son domaine au Canada. Selon la SAI, il était raisonnable pour M. Alharbi « d’avoir initialement quitté le Canada dans le but de trouver un emploi », et cet élément était favorable à l’appel.

[7]  La SAI a ensuite examiné les autres facteurs d’ordre humanitaire invoqués par M. Alharbi, et elle a conclu que certains de ces facteurs étaient quelque peu favorables à l’octroi de mesures spéciales alors que d’autres étaient « quelque peu défavorables ». Au final, la SAI était toutefois convaincue que l’intérêt supérieur des enfants de M. Alharbi était un facteur « très [favorable] » à l’appel et, pour ce motif, elle a conclu qu’il s’était acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir des motifs d’ordre humanitaire suffisamment importants pour justifier l’octroi de mesures spéciales.

II.  La demande de contrôle judiciaire du ministre

[8]  Le ministre sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAI, au motif que la Commission a commis une erreur en faisant fi de la preuve qui contredisait l’allégation de M. Alharbi selon laquelle il a été forcé de retourner en Arabie saoudite en raison de son incapacité à trouver un emploi au Canada en tant que cardiologue interventionnel.

[9]  Le ministre avait fourni à la SAI des observations écrites pour contester l’appel. Celles‑ci étaient accompagnées d’une lettre qui semble avoir été écrite par M. Alharbi en 2017 dans laquelle il affirmait qu’il devait retourner vivre en Arabie saoudite parce que sa mère était malade. Plus important encore, toutefois, M. Alharbi invoquait également une deuxième raison pour justifier son retour en Arabie saoudite dans sa lettre. Il expliquait qu’il avait été contraint de retourner dans son pays parce que ses études avaient été subventionnées par le ministère de la Santé saoudien et qu’il était tenu de travailler en Arabie saoudite pour le même nombre d’années que celles pendant lesquelles il avait reçu du soutien financier pour ses études au Canada.

[10]  Dans ses observations écrites à la SAI, le ministre a affirmé que M. Alharbi aurait été au courant des conditions de sa subvention au moment où il est devenu résident permanent du Canada, et qu’il ne pouvait pas maintenant se fonder sur cette exigence pour étayer son appel. Selon le ministre, M. Alharbi [traduction] « a fait le choix personnel de devenir un résident permanent alors qu’il savait qu’il ne pouvait pas résider ici de façon permanente », et « il doit être tenu responsable de ses choix ».

[11]  Comme je l’ai déjà dit, la SAI a tenu pour avéré que M. Alharbi avait été forcé de retourner en Arabie saoudite parce qu’il était incapable de trouver un emploi dans son domaine au Canada. Bien que la SAI ait affirmé dans ses motifs qu’elle avait tenu compte de toutes les circonstances de l’espèce, y compris des observations de M. Alharbi et de celles du ministre, elle n’a pas parlé de la lettre que M. Alharbi avait écrite en 2017. La SAI n’a pas non plus expliqué pourquoi, à l’audience, elle a préféré le témoignage de M. Alharbi sur la raison pour laquelle il est retourné en Arabie saoudite au passage de sa lettre indiquant qu’il était tenu de retourner dans ce pays conformément aux conditions de son entente de subvention.

III.  Analyse

[12]  M. Alharbi souligne que la SAI a précisément affirmé qu’elle a tenu compte des observations du ministre pour parvenir à sa décision, et il a soutenu que dans sa demande, le ministre priait essentiellement la Cour de soupeser de nouveau la preuve dont disposait la SAI pour qu’elle parvienne à une conclusion différente.

[13]  M. Alharbi affirme que si le ministre était préoccupé par une possible incohérence dans ses éléments de preuve, il a eu l’occasion d’assister à l’audience devant la SAI et de le contre‑interroger sur la question qui le préoccupait. Toutefois, le ministre a choisi de ne pas le faire en l’espèce. M. Alharbi affirme que comme le ministre n’a pas contesté ses éléments de preuve sur cette question en particulier, il ne peut demander maintenant à la Cour d’intervenir sur le fondement de ce qui, selon lui, est un facteur non pertinent.

[14]  Les décideurs administratifs sont présumés avoir examiné l’ensemble de la preuve dont ils disposent, et ils ne sont pas tenus de mentionner chacun des éléments de preuve dans leurs motifs : Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317, 145 F.T.R. 289 (CAF); Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598, au paragraphe 1, 1993 CarswellNat 3984 (CAF).

[15]  De plus, la Cour suprême du Canada a établi clairement que les décideurs ne sont pas tenus d’analyser tous les arguments, éléments de preuve, dispositions législatives, précédents ou autres détails soulevés dans une affaire en particulier, ni de tirer des conclusions explicites sur chaque élément constitutif, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708.

[16]  Cela dit, plus l’élément de preuve qui n’a pas été mentionné expressément ni analysé dans les motifs du tribunal est important, plus une cour de justice sera disposée à inférer que le tribunal a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments dont il disposait : voir Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, aux paragraphes 14-17, [1998] ACF no 1425.

[17]  Un examen des motifs de la SAI démontre que sa décision était tout juste acceptable, et que certains facteurs ont été favorables à M. Alharbi, alors que d’autres lui ont été défavorables. Au final, deux facteurs semblent l’avoir emporté : le fait que M. Alharbi était obligé de retourner en Arabie saoudite en raison de son incapacité à trouver un emploi au Canada, qui a été « favorable à l’appel » selon la SAI, et l’intérêt supérieur de ses enfants, un facteur qui était « très [favorable] » à l’appel.

[18]  L’intérêt supérieur des enfants de M. Alharbi était indubitablement un facteur important – sur lequel le contenu de la lettre rédigée par M. Alharbi en 2017 n’a aucune incidence. On ne peut en dire autant des motifs justifiant le retour de M. Alharbi en Arabie saoudite.

[19]  La SAI était manifestement convaincue qu’il était raisonnable pour M. Alharbi d’avoir quitté le Canada parce qu’il était incapable d’y trouver un emploi. Lorsqu’analysé conjointement avec l’intérêt supérieur des enfants de M. Alharbi, ce facteur a mené la SAI à accueillir l’appel de M. Alharbi.

[20]  Toutefois, absolument rien n’indique que le SAI serait parvenue à la même décision si elle avait accepté l’affirmation de M. Alharbi figurant dans sa lettre de 2017, selon laquelle ses études au Canada avaient été subventionnées à la condition qu’il retourne travailler en Arabie saoudite après avoir terminé ses études. Nous ne savons pas non plus si la SAI a rejeté l’explication de son retour en Arabie saoudite offerte dans sa lettre de 2017 et, le cas échéant, pour quels motifs. C’est pourquoi la décision de la SAI ne présente pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, notamment la justification, la transparence et l’intelligibilité. Par conséquent, la demande du ministre est accueillie.

IV.  Dépens

[21]  M. Alharbi sollicite les dépens de la présente demande, au motif que le ministre l’a obligé à dépenser, inutilement, des sommes importantes pour contester une demande qui est selon lui sans fondement.

[22]  Habituellement, la Cour n’adjuge pas de dépens dans les affaires d’immigration qu’elle instruit. L’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, prévoit que « [s]auf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens ».

[23]  Le seuil pour établir l’existence de « raisons spéciales » est élevé, et chaque décision reposera sur les faits particuliers de l’espèce : Ibrahim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1342, au paragraphe 8, [2007] ACF no 1734.

[24]  La Cour a jugé qu’il existe des raisons spéciales lorsqu’une partie a agi de mauvaise foi ou s’est conduite d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive ou d’inappropriée : voir Manivannan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1392, [2008] ACF no 1754, au paragraphe 51. Il existe également des « raisons spéciales » lorsque, par sa conduite, une partie prolonge l’instance inutilement ou de façon déraisonnable : voir, par exemple, M. Untel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 535, [2006] ACF no 674; et Johnson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262, [2005] ACF no 1523, au paragraphe 26; Qin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 225 FTR 136, au paragraphe 34.  

[25]  Le simple fait que le ministre sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue en matière d’immigration n’est pas un motif suffisant pour justifier l’adjudication de dépens. En outre, contrairement à ce qu’affirme M. Alharbi, j’estime que la demande de contrôle judiciaire du ministre était fondée. M. Alharbi n’a pas non plus indiqué que le ministre a adopté une conduite inéquitable, oppressive ou inappropriée ou qu’il a agi de mauvaise foi.

[26]  Dans ces circonstances, je ne suis pas convaincue qu’il existe des « raisons spéciales » en l’espèce qui justifieraient d’adjuger les dépens à M. Alharbi.

V.  Conclusion

[27]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens. Je conviens avec les parties que l’affaire repose sur les faits qui lui sont propres et ne soulève aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3842-18

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens;

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour d’avril 2019.

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3842-18

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c ABDULRAHMAN MOHMED ALHARBI (ALIAS ABDULRAHMAN MOHMMED ALHARBI)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 MARS 2019

 

jugEment ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Christopher Crighton

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Howard Eisenberg

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Eisenberg & Young LLP

Avocats

Hamilton (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.