Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190316


Dossier : IMM‑1794‑19

Référence : 2019 CF 325

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 16 mars 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

ILE BEROS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  M. Beros demande qu’il soit sursis à la mesure de renvoi du Canada prise contre lui, dont l’exécution est prévue pour le 18 mars 2019. Le ministre défendeur demande à la Cour de refuser d’entendre la présente requête parce qu’elle a été déposée trop tardivement. Pour les motifs suivants, je suis d’accord avec le ministre et refuse d’entendre la présente requête.

I.  Requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi et retard : principes

[2]  Le contrôle judiciaire est de nature discrétionnaire (Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, au paragraphe 37, [2015] 2 RCS 713), ce qui signifie qu’un demandeur n’a pas de droit absolu à ce que la Cour se prononce sur le fond de sa demande. La Cour a le pouvoir discrétionnaire de refuser d’entendre une demande, en tenant compte d’un éventail de facteurs reconnus par la jurisprudence – par exemple, lorsque la demande n’a pas été présentée en temps opportun.

[3]  Ces principes s’appliquent également aux requêtes en sursis à l’exécution d’une décision administrative. Une requête en sursis d’exécution fait partie du processus de contrôle judiciaire et est aussi de nature discrétionnaire. C’est le cas, en particulier, pour les requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi en matière d’immigration et de protection des réfugiés.

[4]  Notre Cour a souvent incité les demandeurs à agir le plus rapidement possible lorsqu’ils souhaitent contester un ordre de se présenter en vue de leur renvoi du Canada. Plus particulièrement, les demandeurs peuvent demander une suspension administrative de leur renvoi et sont invités à le faire avant d’engager une procédure devant notre Cour. Ils peuvent également contester une décision administrative ayant ouvert la voie à leur renvoi et demander à la Cour de suspendre cette décision jusqu’à ce qu’elle rende son jugement.

[5]  Lorsqu’un demandeur tarde à préparer la contestation de son renvoi, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de refuser d’entendre la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi qui n’a pas été déposée en temps opportun : El Ouardi c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 42.

[6]  Selon moi, ce pouvoir discrétionnaire devrait être exercé avec prudence, pour diverses raisons.

[7]  Premièrement, dans bien des cas, les demandeurs déposent une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi parce que leur vie ou leur intégrité physique est menacée. Ces droits sont protégés par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour agit comme une « soupape de sécurité » qui garantit que personne ne sera renvoyé du Canada sans que ses droits protégés par la Charte ne soient dûment pris en compte : Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, au paragraphe 23, [2017] 1 RCF 153. Nous hésitons à exposer une personne à des risques de cette nature simplement parce qu’elle n’a pas agi aussi rapidement pour contester la mesure de renvoi que ce à quoi nous nous serions attendus.

[8]  Deuxièmement, nous sommes conscients des difficultés que les personnes faisant l’objet d’une mesure de renvoi pourraient avoir à se trouver un avocat. Il se peut que les demandeurs disposent de ressources limitées. Obtenir des services d’aide juridique peut prendre du temps. Nous ne devrions pas rejeter une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi pour des motifs qui échappent au contrôle du demandeur.

[9]  Troisièmement, le droit de demander à la Cour de suspendre un processus administratif est garanti par la loi : voir l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Dans certaines circonstances, une suspension s’impose pour assurer l’efficacité du pouvoir de contrôle de notre Cour à l’égard des tribunaux fédéraux.

[10]  Ainsi, lorsqu’une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi n’est pas déposée à la première occasion, elle devrait faire état d’une explication du retard, avec preuve à l’appui dans la mesure du possible.

[11]  Dans les cas où ces explications ne sont pas satisfaisantes, d’importantes raisons justifient que nous exercions notre pouvoir discrétionnaire pour refuser d’entendre la requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi.  

[12]  En premier lieu, bien que la vie ou la sécurité du demandeur puisse être menacée, le processus demeure contradictoire et doit être équitable pour le ministre défendeur. Les requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi soulèvent des questions importantes et complexes et doivent être examinées attentivement. Lorsqu’aucune raison valable ne justifie la présentation d’une telle requête à la veille de la date prévue du renvoi, il est inéquitable de demander au défendeur de préparer une réponse satisfaisante à la hâte, en particulier la fin de semaine. Le défendeur pourrait avoir de la difficulté à réunir les documents pertinents et à préparer des observations qui tiennent compte des faits particuliers de l’affaire. De plus, il n’est pas dans l’intérêt de la justice de demander à notre Cour de trancher de telles requêtes précipitamment.

[13]  En second lieu, nous ne devrions pas appliquer la loi d’une manière qui récompense le report stratégique du dépôt d’une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. Si nous permettions le dépôt de telles requêtes à la dernière minute, les demandeurs pourraient déposer un dossier dans lequel ils omettent certains faits en espérant que le défendeur soit incapable de les découvrir rapidement. Ils pourraient tenter de créer un climat d’urgence et de donner l’impression que le risque auquel ils sont exposés n’a pas été examiné de façon approfondie. L’intérêt de la justice est mieux servi lorsque les requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi sont déposées en temps opportun, ce qui permet aux deux parties de fournir à la Cour toute l’information pertinente.

[14]  J’examine donc la requête de M. Beros dans cette perspective.

II.  Application au cas de M. Beros

[15]  Né en Yougoslavie, M. Beros est devenu résident permanent du Canada en 1989. Il est marié à une citoyenne canadienne et a trois enfants adultes. Il n’est jamais devenu citoyen canadien.

[16]  Depuis son arrivée, M. Beros a été déclaré coupable de plusieurs crimes. Par conséquent, il est interdit de territoire en application de l’article 36 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Le dossier de requête de M. Beros ne comporte aucune information concernant les affaires ayant mené à son interdiction de territoire. Selon la procédure habituelle, un rapport est établi en application de l’article 44 de la LIPR, et une audience a lieu devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.   

[17]  M. Beros a demandé un examen des risques avant renvoi [ERAR]. Le 21 juillet 2017, sa demande d’ERAR a été rejetée. Cette demande ne se trouve pas dans le dossier qui m’a été soumis. Cependant, d’après les motifs de l’agent d’ERAR, il semble que M. Beros ait présenté plus ou moins les mêmes faits qu’il allègue dans la présente requête à l’appui de ses allégations de préjudice irréparable. Selon l’agent d’ERAR, M. Beros n’a déposé aucune documentation à l’appui de ses allégations. L’agent a donc conclu que le récit de M. Beros n’était pas corroboré, et n’y a accordé aucun poids.

[18]  Bien que M. Beros ne l’ait pas mentionné dans les documents au soutien de sa requête, il ressort des dossiers de la Cour qu’il a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant la décision défavorable d’ERAR, demande qui a été rejetée le 4 janvier 2018. M. Beros a ensuite demandé un réexamen de cette décision, qui a également été refusée le 14 mai 2018.

[19]  Le 18 février 2019, M. Beros a reçu un ordre de se présenter à l’aéroport Pearson en vue de son renvoi en Croatie le lundi 18 mars 2019.  

[20]  Vers 15 h, le vendredi 15 mars 2019, soit près d’un mois plus tard et trois jours avant la date prévue du renvoi, l’avocat de M. Beros a informé le greffe de la Cour qu’il avait l’intention de déposer une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La requête et les documents à l’appui ont été déposés le samedi 16 mars, vers 15 h 30. Les documents au soutien de la requête comprennent une demande de sursis administratif au renvoi à l’intention de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC], présentée plus tôt le samedi 16 mars, ainsi qu’une nouvelle demande d’ERAR, déposée le 15 mars.

[21]  Dès qu’il l’a reçue, l’avocat du défendeur a demandé à la Cour de refuser d’entendre la requête du demandeur parce qu’elle a été présentée trop tardivement. Il indique que si la requête est entendue, par hypothèse demain, le dimanche 17 mars, il ne sera pas en mesure de déposer un dossier de requête. Je suis d’accord avec le défendeur pour trois raisons.

[22]  Premièrement, les documents de M. Beros liés à sa requête n’expliquent pas de façon satisfaisante pourquoi la requête n’a pas été présentée plus tôt.

[23]  Les documents et les observations de M. Beros font référence à ses [traduction] « problèmes de santé ». Toutefois, peu d’éléments expliquent ces problèmes et les raisons pour lesquelles ils l’ont empêché de déposer en temps opportun la requête dont je suis saisi. Dans une lettre datée du 4 mars 2019, la Dre Fareeha Khan, qui traite M. Beros depuis 2015, indique que ce dernier souffre de plusieurs problèmes, notamment de douleurs au dos, aux épaules, aux jambes et au cou, d’hypertension artérielle et de dyslipidémie. Bien que, dans son affidavit, M. Beros affirme qu’il n’a [traduction] « pas toujours été assez lucide et fort pour s’occuper de [ses] affaires d’immigration », rien dans la lettre de la Dre Khan ne justifie le dépôt tardif de la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La Dre Khan indique également que M. Beros travaille à temps plein, ce qui est loin d’appuyer l’affirmation de M. Beros selon laquelle son état de santé l’a empêché de faire valoir ses droits.

[24]  M. Beros ne donne pas non plus d’explication concernant son incapacité à retenir les services d’un avocat aussitôt après avoir reçu un ordre de se présenter en vue de son renvoi le 18 février 2019. S’il avait connu une telle difficulté, par exemple un retard dans l’obtention de services d’aide juridique, M. Beros aurait dû le mentionner dans son affidavit.

[25]  Deuxièmement, certains éléments portent à croire que M. Beros a essayé d’agir de façon stratégique en déposant la présente requête à la toute dernière minute. La nouvelle demande d’ERAR de M. Beros datée du 15 mars 2019 comprend des lettres d’appui écrites par ses voisins les 7 ou 12 mars 2019 ainsi qu’une lettre rédigée par un établissement religieux le 4 mars 2019, qui confirme son mariage. Comme je l’ai déjà mentionné, la lettre de la Dre Khan a été écrite le 4 mars. Cela démontre que M. Beros prépare activement sa contestation depuis plus de dix jours. Comme je l’ai indiqué au paragraphe 8 de la décision Kanumbi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 336, les demandeurs devraient informer la partie adverse et le greffe de la Cour le plus tôt possible qu’ils envisagent de déposer une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. M. Beros ne l’a pas fait.

[26]  Troisièmement, dans son affidavit, M. Beros a également mentionné qu’en raison peut‑être de son état de santé, il ne se rappelle pas avoir présenté une demande d’ERAR en 2017. Il indique que sa nouvelle demande est appuyée par les documents qui manquaient en 2017. Cependant, en ce qui a trait aux allégations de M. Beros concernant les risques auxquels il s’exposerait à son retour en Croatie, un examen plus attentif de la nouvelle demande d’ERAR montre qu’elle demeure fondée uniquement sur la déclaration de M. Beros et, selon ce qu’il ressort de la décision d’ERAR de 2017, qu’elle est fondée sur sensiblement le même récit. À cet égard, comme je l’ai déjà mentionné, un examen des dossiers de la Cour révèle que M. Beros a sollicité le contrôle judiciaire de la décision défavorable d’ERAR de 2017 et qu’à cette occasion, il a agi pour son propre compte. Ces renseignements cadrent difficilement avec la déclaration de M. Beros selon laquelle il ne se souvient de rien à ce sujet. De plus, bien que je ne puisse connaître les intentions profondes de M. Beros, je peux affirmer que si une personne avait voulu tromper notre Cour, elle n’aurait pas procédé autrement.

[27]  Que ce soit intentionnel ou non, cela montre les dangers d’entendre des requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi déposées à la toute dernière minute. Les problèmes que j’ai relevés auraient très bien pu passer inaperçus. Le cas échéant, cela aurait donné l’impression que M. Beros n’avait pas vraiment eu la possibilité de faire examiner les risques auxquels un renvoi l’expose. Pendant une fin de semaine, l’avocat du défendeur n’aurait peut‑être pas été en mesure de trouver les preuves nécessaires pour réfuter les allégations de M. Beros.

[28]  Bref, il serait inéquitable d’entendre la requête de M. Beros en l’espèce.

[29]  Je refuse donc d’entendre la requête de M. Beros.


ORDONNANCE dans le dossier IMM‑1794‑19

LA COUR refuse d’entendre la requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi présentée par le demandeur.

« Sébastien Grammond »

Juge

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.