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Date : 20190213


Dossier : IMM‑2615‑18

Référence : 2019 CF 187

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2019

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

SIVANESAN NAGAMANY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, M. Sivanesan Nagamany, est un citoyen du Sri Lanka. Depuis maintenant plus de 16 ans, il vit au Canada et durant cette période, les diverses demandes d’asile et de résidence permanente qu’il a présentées ont échoué en raiosn de son appartenance aux Tigres de libération de l’Eelam tamoul [TLET], une organisation se livrant au terrorisme au Sri Lanka.

[2]  En juillet 2008, M. Nagamany a présenté une demande en vue d’obtenir le statut de résident permanent, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Cette disposition donne au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] le pouvoir discrétionnaire de dispenser les étrangers des obligations ordinaires de la LIPR, s’il estime que cette dispense est justifiée par des considérations d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. En mai 2018, un décideur principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [l’agent] a rejeté la demande présentée par M. Nagamany, et a conclu que celui‑ci n’avait pas établi que sa situation personnelle justifiait l’octroi de la dispense discrétionnaire fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la levée de l’interdiction de territoire au Canada, en raison de son appartenance à une organisation se livrant au terrorisme (la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire).

[3]  M. Nagamany sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire. Il prétend que la décision est déraisonnable. À l’appui de sa demande, M. Nagamany prétend que l’agent s’est référé au mauvais critère pour statuer sur les considérations d’ordre humanitaire et a commis des erreurs dans l’appréciation de l’établissement de M. Nagamany au Canada, de l’intérêt supérieur des enfants [ISE] touchés, et des difficultés auxquelles le demandeur serait exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka. M. Nagamany soutient aussi que le principe de l’autorité de la chose jugée (res judicata) ou celui de la question déjà tranchée (issue estoppel) empêche l’agent de conclure qu’il est interdit de territoire pour raisons de sécurité, en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, et d’examiner à nouveau les considérations d’ordre humanitaire. Enfin, M. Nagamany invoque la violation du principe de justice naturelle, en raison de la longue période qui s’est écoulée avant que la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire ne soit rendue, et du fait que les demandes de mises à jour faites par l’agent étaient peu claires. M. Nagamany sollicite que son affaire soit renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision, et il soutient que la seule réparation qu’il considère approprier est que la résidence permanente lui soit accordée en raison de considérations d’ordre humanitaire.

[4]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire de M. Nagamany. Après avoir examiné les conclusions tirées par l’agent, la preuve dont il disposait, et le droit applicable, je conclus que la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire est déraisonnable, parce que l’analyse effectuée par l’agent n’a pas pris en compte des enseignements de la Cour suprême du Canada et n’est pas étayée par la preuve contenue dans le dossier. Vu les circonstances de l’espèce, cela suffit à conclure que la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit et commande l’intervention de la Cour. Je dois donc renvoyer l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue, en conformité avec les présents motifs.

II.  Le contexte

A.  Le contexte factuel

[5]  M. Nagamany est un citoyen sri lankais d’origine ethnique tamoule. De 1986 à 1988 et de 1990 à 1995, il a distribué des tracts et vendu du bois de rônier pour le compte de l’Organisation étudiante des Tigres de libération [OÉTL], une organisation liée aux TLET. Il prétend l’avoir fait parce qu’il craignait les TLET, et avoir été victime de persécution à la fois de la part des TLET et des autorités sri lankaises.

[6]  En 1997, M. Nagamany a pris l’avion en destination de la France, et y a demandé l’asile. Il a été débouté de sa demande. En 2000, il a été détenu en Autriche. Il est retourné plus tard en France, pays où il a vécu jusqu’en septembre 2002. En octobre 2002, il est arrivé au Canada, en passant par les États‑Unis, et a présenté une demande d’asile à son arrivée. Pendant qu’il attendait que son statut soit régularisé, M. Nagamany s’est marié, a eu deux filles, et a acheté une maison au Canada. Son épouse et ses filles sont des citoyennes canadiennes. Son aînée, qui est née en 2004, a reçu un diagnostic de troubles du développement semblable au spectre de l’autisme, lorsqu’elle était jeune.

[7]  Depuis son arrivée au pays en 2002, M. Nagamany a eu un long historique procédural avec les autorités canadiennes de l’immigration. En décembre 2004, la Section de la protection des réfugiés [SPR] a conclu que M. Nagamany était exclu de la définition de réfugié au sens de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés [la Convention], et a rejeté sa demande d’asile, parce qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité alors qu’il appartenait à l’OÉTL/aux TLET, au Sri Lanka [la décision de la SPR]. En novembre 2005, la Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Nagamany à l’encontre de la décision de la SPR (Nagamany c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1554 [Nagamany]).

[8]  En mars 2005, M. Nagamany a présenté une demande de résidence permanente dans la catégorie des époux et conjoints de fait, pour laquelle il était parrainé par son épouse canadienne. En mai 2008, la demande présentée par M. Nagamany a été rejetée au motif qu’il était interdit de territoire, parce qu’il avait commis des crimes contre l’humanité, en application de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR. En juin 2008, un rapport de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] a conclu que M. Nagamany était interdit de territoire, par application de l’alinéa 35(1)a).

[9]  En juillet 2008, M. Nagamany a présenté à nouveau une demande de résidence permanente,  en se fondant cette fois sur des considérations d’ordre humanitaire, et il a demandé une dispense de son interdiction de territoire [la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire]. Dans cette demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, M. Nagamnay invoquait l’ISE et le caractère non‑violent de sa participation à l’OÉTL/aux TLET. Peu de temps après, en novembre 2008, un agent d’examen des risques avant renvoi [ERAR] a terminé le résumé de cas concernant les considérations d’ordre humanitaire relatives au dossier de M. Nagamany [l’évaluation de l’agent d’ERAR].

[10]  En mars 2015, la demande de M. Nagamany fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée, et ce, près de sept (7) années après son dépôt initial. La Cour a toutefois accueilli la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par M. Nagamany à l’encontre de ce rejet et, en décembre 2015, à la veille de l’audience de sa demande sur le fond, le ministre a accepté de renvoyer l’affaire à un autre agent d’immigration pour que celui‑ci rende une nouvelle décision. En janvier 2016, M. Nagamany a envoyé une lettre de mise à jour aux autorités canadiennes de l’immigration concernant sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Comme il était allégué dans cette lettre qu’une décision favorable quant aux considérations d’ordre humanitaire avait déjà été rendue par l’agent d’ERAR en novembre 2008, M. Charles Lajoie, le décideur principal chargé de rendre la nouvelle décision, a envoyé une lettre à M. Nagamany, dans laquelle il lui demandait des précisions et des mises à jour. Il s’en est suivi un échange de lettres entre M. Nagamany et M. Lajoie, au cours duquel M. Lajoie a précisé les contours de sa demande et a notamment expliqué qu’il évaluerait maintenant la possible interdiction de territoire de M. Nagamany, en application à la fois des alinéas 35(1)a) et 34(1)f) de la LIPR.

[11]  En mai 2018, M. Lajoie a rendu une décision concernant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il a rejeté la demande de M. Nagamany.

B.  La décision relative aux considérations d’ordre humanitaire

[12]  Dans sa décision relative aux considérations d’ordre humanitaire, M. Lajoie a d’abord apprécié la question de savoir si M. Nagamany était toujours interdit de territoire, en application de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR et a conclu que compte tenu des modifications apportées au critère relatif à la complicité par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, M. Nagamany ne pouvait plus être considéré comme complice des activités des TLET. L’agent a ensuite examiné l’applicabilité de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR relativement à l’appartenance à une organisation qui se livre à des actes répréhensibles, et il a conclu que M. Nagamany était interdit de territoire pour raisons de sécurité, en application de cet alinéa, compte tenu des liens entre l’OÉTL et les TLET, et de l’interprétation large devant être donnée à l’exigence d’appartenance à une organisation se livrant au terrorisme contenue dans cette disposition.

[13]  M. Lajoie a ensuite examiné les considérations d’ordre humanitaire et a relevé les facteurs militants en faveur de M. Nagamany, à savoir le fait qu’il travaille, qu’il possède une maison et qu’il apporte une contribution à la société canadienne. L’agent a toutefois ajouté que les intérêts de ses enfants, et les conséquences de la séparation d’avec son épouse étaient les facteurs les plus importants en jeu. Dans son analyse, M. Lajoie a souligné différents facteurs défavorables à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par M. Nagamany : il n’y avait pas de renseignements à jour à l’appui du fait que sa fille aînée avait toujours des troubles de santé et avait besoin de soins spécialisés; les dispositions législatives en matière d’immigration permettent une séparation d’avec un parent et c’est une situation dans laquelle se trouvent des milliers d’enfants au Canada; aucun renseignement ne permettait de penser que son départ perturberait la croissance et le développement de ses filles dans une mesure qui justifierait la dispense; les membres de la famille seraient en mesure de communiquer par voie électronique; M. Nagamany et son épouse disposaient de moyens financiers adéquats leur permettant de surmonter les conséquences d’une séparation, et M. Nagamany ne serait pas privé de ressources au Sri Lanka, car il y possède des terres et une maison.

[14]  Enfin, M. Lajoie a procédé à une analyse des risques. Il a relevé que la situation politique s’était améliorée au Sri Lanka au cours des dernières années et que, malgré les problèmes auxquels la communauté tamoule est toujours exposée, être Tamoul n’était pas suffisant en soi pour être exposé à un risque. Le fait d’avoir appartenu par le passé aux TLET était un facteur de risque, mais M. Lajoie a conclu que M. Nagamany ne serait pas exposé au risque, car son appartenance à l’OELT/aux TLET n’était pas connue publiquement au Sri Lanka, il n’était recherché à l’heure actuelle pour aucun crime, il n’a jamais été soldat et n’a jamais occupé de poste de haut rang dans les forces militaires des TLET, il n’a pas participé à des activités politiques ou concernant les droits de la personne, et les autorités du Sri Lanka n’étaient au courant ni de sa présence au Canada ni de la demande d’asile qu’il a présentée ici.

[15]  En définitive, M. Lajoie a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de considérations d’ordre humanitaire permettant de justifier la levée de l’interdiction de territoire visant M. Nagamany aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

C.  La norme de contrôle

[16]  Il est bien établi que la norme de contrôle applicable dans l’analyse d’une décision discrétionnaire fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], au para 44; Baker c  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], au para 62; Islam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 560, au para 24; Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000 [Bhatia], au para 21; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 757 [Kaur], aux paras 24 et 25).

[17]  Lors du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse porte sur la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, et les conclusions tirées par le décideur ne devraient pas être modifiées dès lors que la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au para 47). Lorsque la Cour révise des conclusions de fait selon la norme de la décision raisonnable, la retenue est de mise, et son rôle n’est pas d’apprécier à nouveau les éléments de preuve ni de repenser l’importance relative accordée par le décideur aux facteurs pertinents (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 [Kanthasamy CAF], au para 99, infirmé pour d’autres motifs par l’arrêt 2015 CSC 61). Il en est ainsi en particulier lorsque l’expertise découle de la spécialisation des fonctions des tribunaux administratifs qui appliquent un régime législatif qui leur est familier (Edmonton (Ville) Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47 [Ville d’Edmonton], au para 33). Selon la norme de la décision raisonnable, dès lors que le processus et l’issue possèdent les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et que la décision du tribunal inférieur est appuyée par des éléments de preuve acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la cour siégeant en révision doit se garder de substituer ses propres opinions à celles du tribunal inférieur quant au résultat approprié (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au para 17).

[18]  Lorsque la Cour applique la norme de la décision raisonnable, elle doit faire preuve de déférence à l’égard du décideur, car la décision de ce dernier « repose sur le choix du législateur de confier à un tribunal administratif spécialisé la responsabilité d’appliquer les dispositions législatives, ainsi que sur l’expertise de ce tribunal en la matière » (Ville d’Edmonton, au para 33; Dunsmuir, aux paras 48 et 49). Dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, lorsqu’une question mixte de fait et de droit s’inscrit parfaitement dans le domaine d’expertise d’un décideur, « la cour de révision a pour tâche d’exercer une surveillance à l’égard de l’approche utilisée par le tribunal dans le contexte de la décision prise dans son ensemble. Son rôle n’est pas d’imposer l’approche de son choix » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au para 57).

III.  Analyse

[19]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus que la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire est déraisonnable, puisque l’agent a fait fi de l’approche préconisée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy et que les motifs de l’agent ne concordent pas avec la preuve dont il disposait. Vu ma conclusion, je n’ai pas à examiner les arguments avancés par M. Nagamany selon lesquels la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire devrait être infirmée sur le fondement du principe de l’autorité de la chose jugée ou en raison de la violation du principe de justice naturelle. Toutefois, vu les nombreuses observations présentées par les deux parties relativement à ces questions litigieuses, je m’arrête un instant pour formuler les commentaires suivants.

A.  La décision relative aux considérations d’ordre humanitaire ne contrevient ni au principe d’autorité de la chose jugée ni à l’équité procédurale

[20]  M. Nagamany invoque les principes d’autorité de la chose jugée ou de question déjà tranchée pour deux raisons différentes. Premièrement, M. Nagamany soutient que l’agent ne pouvait pas conclure que le demandeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, vu que des décisions antérieures des autorités canadiennes de l’immigration avaient uniquement statué sur son interdiction de territoire en application de l’alinéa 35(1)a). Plus précisément, il avance que la décision de la SPR rendue en décembre 2004, selon laquelle il n’avait pas la qualité de réfugié par application de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention a mené au rapport de l’AFSC le déclarant interdit de territoire en application de l’alinéa 35(1)a), et que la décision rendue en mai 2008 cite uniquement, de façon semblable, cette disposition de la LIPR. Il prétend aussi que le fait d’examiner son interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f), alors que l’agent ne disposait pas de faits nouveaux, est injuste et contraire aux principes de l’autorité de la chose jugée et de la question déjà tranchée. Deuxièmement, M. Nagamany soutient que l’évaluation effectuée par l’agent d’ERAR en novembre 2008 était une « décision » rendue dans le contexte de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’il avait présentée, et qu’il y avait donc autorité de la chose jugée relativement aux considérations d’ordre humanitaire.

[21]  Je ne suis pas de cet avis.

[22]  Le principe de l’autorité de la chose jugée (res judicata) comprend l’exception de la cause d’action déjà jugée et la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (Erdos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CAF 419 [Erdos], au para 15; Balasingham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 456, au para 22). L’exception de la cause d’action déjà jugée interdit qu’un nouveau litige ait lieu concernant la même cause d’action, entre les mêmes parties, et qu’il soit porté devant un tribunal ou un autre décideur pour que celui‑ci rende une décision; tandis que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée interdit qu’un nouveau litige ait lieu concernant la même question litigieuse entre les mêmes parties, même si la question litigieuse découle du contexte d’une cause d’action différente (Erdos, aux paras 15 et 16). En l’espèce, M. Nagamany fait uniquement valoir la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. En guise de première étape pour établir l’existence de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, trois conditions préalables doivent être remplies (Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, aux paras 25 et 33; Timm c Canada, 2014 CAF 8, aux paras 22 et 23) : (1) la même question a déjà été décidée; (2) la décision judiciaire invoquée comme créant la préclusion est finale; et (3) les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, sont les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée. La préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique lorsqu’il a déjà été statué sur la même question.

[23]  Il n’y a pas de préclusion découlant d’une question déjà tranchée concernant les conclusions d’interdiction de territoire de M. Nagamany, puisque les diverses décisions ne sont pas liées à la même question. La question en litige devant la SPR et l’AFSC visait l’interdiction de territoire prévue dans une disposition de la LIPR (nommément, l’alinéa 35(1)a)), tandis que la question examinée par l’agent dans la décision relative aux circonstances d’ordre humanitaire était celle de savoir si M. Nagamany pouvait être interdit de territoire par application d’une disposition différente (nommément, l’alinéa 34(1)f)). Les deux questions litigieuses ne sont pas les mêmes. La décision de la SPR et la décision rendue le 8 mai 2008 n’évoquent nulle part l’alinéa 34(1)f). M. Lajoie a relevé, en effet, que comme l’ASFC et le ministre n’avaient pas encore commencé de procédure relativement à son interdiction du territoire en application de l’alinéa 34(1)f), cela ne lui interdisait pas d’effectuer une telle évaluation. Dans la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire, l’interdiction de territoire de M. Nagamany en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR pouvait donc entièrement être examinée, même si celle‑ci n’avait pas encore été soulevée par les autorités canadiennes de l’immigration. Autrement dit, le fait que l’ASFC n’avait pas encore commencé de procédure relativement à l’interdiction de territoire en application de cet alinéa n’interdisait pas à l’agent d’examiner ce nouveau motif d’interdiction de territoire. En fait, il incombait à l’agent, en tant que décideur indépendant, de procéder ainsi. Lorsqu’il a été questionné à l’audience, l’avocat de M. Nagamany n’a pas été en mesure de diriger la Cour vers quelque jurisprudence ou quelque doctrine que ce soit à l’appui de son avis selon lequel les autorités canadiennes de l’immigration seraient d’une certaine manière privées du droit d’examiner cette question litigieuse dans leur nouvelle appréciation en 2018 de la demande de M. Nagamany fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[24]  En ce qui concerne le second argument de M. Nagamany relativement à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, l’agent pouvait certainement apprécier les considérations d’ordre humanitaire avancées par M. Nagamany, puisque l’évaluation de l’agent d’ERAR n’est pas une décision et ne contient aucune conclusion précise par laquelle il accepte les considérations d’ordre humanitaire. L’évaluation de l’agent d’ERAR est une procédure interne normalisée qui n’a pas pour objet de trancher une question litigieuse. Le titre du document est sans ambiguïté quant à son objectif, qui est de transférer le dossier pour que l’administration centrale puisse rendre une décision quant aux considérations d’ordre humanitaire soulevées par le demandeur. Encore une fois, lorsqu’il a été questionné à l’audience, l’avocat de M. Nagamany n’a pas été en mesure de désigner quelque extrait que ce soit de l’évaluation de 2008 faite par l’agent d’ERAR permettant d’établir que ce document administratif pouvait être interprété comme une « décision » concernant les considérations d’ordre humanitaire de M. Nagamany. Étant donné qu’il n’y a pas eu de « décision », il est impossible d’invoquer le principe d’autorité de la chose jugée ou celui de préclusion d’une question déjà tranchée à l’égard de cette évaluation.

[25]  En ce qui concerne la prétention de violation des principes de justice naturelle, M. Nagamany renvoie à la période anormalement longue s’étant écoulée entre le moment où il a initialement présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en 2008, et la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire rendue 10 ans plus tard, en précisant qu’il n’est pas responsable de ce délai. Il soutient que ce délai a été oppressif et que l’incertitude a occasionné un stress à lui et à sa famille. De plus, il prétend que la lettre dans laquelle l’agent demande des mises à jour n’est pas précise. Bien qu’il soit certainement regrettable de voir qu’une période si longue s’est écoulée avant qu’il ne soit statué sur la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, je ne suis pas convaincu que cela équivaut, en l’espèce, à une violation des principes de justice naturelle.

[26]  Un long délai n’est pas suffisant en soi pour constituer un abus de procédure; autrement, cela créerait un délai de prescription d’origine judiciaire pour les procédures administratives (Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe], au para 101; Ching c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 839 [Ching], au para 81). Au contraire, le demandeur doit prouver que le délai lui a causé un préjudice important (Blencoe, au para 101). Par exemple, un préjudice peut découler d’un délai qui compromet l’équité procédurale, notamment parce que des souvenirs se sont estompés, parce que des témoins essentiels sont décédés ou parce que des éléments de preuve ont été perdus ((Blencoe, au para 102; Bergey c Canada (Procureur général), 2017 CAF 30 [Bergey], au para 66). Il peut aussi découler du fait qu’un préjudice psychologique important a été causé au demandeur ou du fait que la réputation de ce dernier a été entachée en raison du délai (Blencoe, au para 115; Canada (Procureur général) c Norman, 2002 CAF 423 [Norman], aux paras 22 et 25). Dans les deux cas, le délai doit être « inacceptable au point d’être oppressif et de vicier les procédures en cause » (Blencoe, au para 121; Bergey, au para 66; Norman, au para 26). Une telle décision repose sur une analyse contextuelle de toutes les circonstances applicables, comme la nature de l’affaire et sa complexité, les faits et les questions en litige, l’objet et la nature des procédures, et la question de savoir si le défendeur a contribué ou renoncé au délai (Blencoe, au para 122; Norman, au para 26; Ching, aux paras 83 à 85). Une telle décision nécessite que des éléments de preuves soient fournis à l’appui des prétentions selon lesquelles un préjudice a été subi.

[27]  En l’espèce, M. Nagamany a seulement prétendu avoir subi un préjudice psychologique, car l’incertitude entourant sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a occasionné un stress à lui et à sa famille. Je conclus que le préjudice décrit par M. Nagamany ne satisfait pas au seuil très élevé établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe. La procédure consistant à présenter une demande de résidence permanente entraîne indubitablement du stress, mais pour obtenir gain de cause avec un tel argument, un préjudice important doit découler du délai lui‑même et doit être établi. Une telle preuve n’existe pas dans l’affaire de M. Nagamany, mise à part l’incertitude généralement liée à la présentation d’une demande de résidence permanente.

B.  La décision relative aux considérations d’ordre humanitaire contient de nombreuses erreurs et n’appartient pas aux issues possibles acceptables

[28]  M. Nagamany prétend que l’agent ne pouvait pas raisonnablement rejeter sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, compte tenu de tous les éléments de preuve qu’il a présentés relativement à son intégration dans la société canadienne, à l’incidence que la décision aurait sur ses enfants, et au préjudice qu’il subirait s’il était renvoyé au Sri Lanka. Il affirme que l’agent n’a pas appliqué le bon critère pour les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. En outre, il prétend que l’appréciation de l’ISE n’a pas été faite conformément aux principes établis dans l’arrêt Kanthasamy, en ce sens que la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire nécessitait que le préjudice subi par les enfants l’emporte sur l’interdiction de territoire; plus précisément, il fait valoir que l’agent n’a pas apprécié les facteurs décrits dans l’arrêt Kanthasamy, et qu’il a fait fi, à tort, des conséquences que sa famille et lui subiraient en cas de rejet de sa demande. Il soutient en outre que les renseignements qu’il a présentés, notamment les passages du Cartable national de documentation sur le Sri Lanka selon lesquels il existe des risques pour les Tamouls soupçonnés d’avoir participé aux activités des TLET, n’ont pas été utilisés.

[29]  Je partage cet avis. Selon moi, la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire contient de nombreuses erreurs, lesquelles font en sorte que la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables.

(1)  L’approche générale en matière de demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire

[30]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a précisé le critère juridique auquel les représentants du ministre doivent se référer dans l’évaluation des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Dans cet arrêt la Cour suprême a établi que la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DSAI nº 1 [Chirwa] a énoncé un principe important régissant les évaluations des considérations d’ordre humanitaire. La Cour suprême a estimé que « la série de dispositions “d’ordre humanitaire” formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration avait un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” (Chirwa, p 364) » (Kanthasamy, au para 21; Kaur, aux paras 32 et 33).

[31]  Par conséquent, lorsqu’on examine les considérations d’ordre humanitaire uniquement selon la perspective des difficultés, cela n’est plus suffisant et l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » ne doit pas être utilisée par les agents d’immigration de manière à limiter leur capacité d’examiner et d’accorder du poids à toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes dans une affaire précise (Kanthasamy, au paragraphe 33). La cour de révision doit donc être convaincue que l’approche soulignée dans l’arrêt Kanthasamy se dégage des motifs et que, dans son analyse, le décideur a adéquatement tenu compte non seulement des difficultés, mais aussi de toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes dans un sens large.

[32]  Je juge qu’en l’espèce, la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire ne me permet pas de tirer une telle conclusion. Les motifs de l’agent et son analyse des considérations d’ordre humanitaire sont loin de répondre au critère et ne reflètent pas, à mon avis, le comportement d’une personne sensible et attentive aux malheurs des autres ou le comportement d’une personne animée par le désir de les soulager. Je souscris à la thèse selon laquelle le fait d’être désireux de soulager un demandeur de ses malheurs ne signifie pas que les agents doivent automatiquement conclure que l’octroi de la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est justifié. Les termes employés dans la décision Chirwa et dans l’arrêt Kanthasamy ne commandent certainement pas un résultat donné. Cependant, l’approche appelle un certain état d’esprit et une certaine disposition de la part des agents d’immigration, et elle leur impose une certaine voie à suivre dans leur analyse de la preuve, de façon à refléter l’objectif fondamental des dispositions relatives aux considérations d’ordre humanitaire, telles que le paragraphe 25(1) de la LIPR. Bien entendu, les agents d’immigration conservent leur pouvoir discrétionnaire d’évaluer la preuve, puisqu’ils possèdent une expertise spécialisée dans le domaine de l’immigration, et l’approche adoptée dans la décision Chirwa et dans l’arrêt Kanthasamy à l’égard des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire établit la marche à suivre, mais ne prescrit pas le résultat auquel les décideurs doivent ultimement parvenir. Cependant, elle permet certainement de tracer la voie devant être empruntée dans l’analyse (Kaur, au para 36).

[33]  En l’espèce, l’agent ne s’est pas engagé dans la voie prescrite. M. Nagamany n’avait pas droit à un certain résultat concernant sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais il avait droit à une certaine procédure, et il avait le droit de voir sa demande traitée dans l’optique établie dans l’arrêt Kanthasamy. C’est ce qu’il n’a pas obtenu dans la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire. Les passages de la décision relative aux circonstances d’ordre humanitaire traitant de l’établissement de M. Nagamany, de l’ISE et de l’analyse des risques illustrent les manquements de l’agent.

(2)  L’appréciation de l’établissement de M. Nagamany

[34]  D’abord, je souscris à l’argument de M. Nagamany qu’il était déraisonnable que l’agent conclue que le niveau de l’établissement du demandeur au Canada était un élément qu’il pouvait simplement écarter comme étant ordinaire, sans effectuer une analyse approfondie. D’autres décisions de la Cour ont conclu qu’il était déraisonnable d’exiger, sans davantage d’explications, un degré d’établissement « extraordinaire » (Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185, au para 13; Ndlovu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 878, au para 14; Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258, au para 80).

[35]  Il est vrai que la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire relève que M. Nagamany travaille, qu’il possède une maison et qu’il contribue à la société. Cependant, elle omet des éléments de preuve impérieux indiquant que l’établissement de M. Nagamany n’est pas qu’« ordinaire » : M. Nagamany travaille depuis de nombreuses années, il a déclaré un salaire considérable et des revenus en croissance depuis 2009, et il a acheté une maison d’une valeur importante au Canada. Son épouse est canadienne et ses deux filles sont nées au Canada. Je suis conscient du fait que la Cour doit faire preuve d’une grande déférence à l’égard de l’agent lorsque celui‑ci évalue les questions d’établissement (Bhatia, au para 27). En fait, l’agent d’immigration « a l’expertise et l’expérience voulues pour évaluer le degré d’établissement typique de personnes qui sont au Canada depuis environ le même nombre d’années que les demandeurs et, par conséquent, pour utiliser ce critère dans le cadre de l’appréciation de leur établissement » (Kaur, au para 69; Villanueva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 585, au para 11). Toutefois, vu les circonstances de l’espèce, je conclus qu’il n’est pas raisonnable de traiter la preuve relative à l’établissement de M. Nagamany avec la considération limitée que lui a accordée l’agent.

(3)  L’appréciation de l’ISE

[36]  Examinons maintenant l’ISE. Le ministre soutient que l’agent a raisonnablement évalué ce facteur. Il relève que le rapport décrivant les troubles de développement de la fille aînée de M. Nagamany a été rédigé lorsque celle‑ci avait trois ans, alors qu’elle a maintenant 12 ans, et qu’aucune mise à jour n’a été produite. Le ministre soutient aussi qu’une décision de rejet créé toujours des difficultés lorsqu’un parent doit quitter le Canada, mais que le préjudice doit aller au‑delà du cas d’espèce, citant ainsi la décision Patel v Canada (Citizenship and Immigration), 2018 FC 882 [Patel], au para 15, que j’ai moi‑même rendue.

[37]  Je ne suis pas convaincu que l’agent a raisonnablement appliqué le critère relatif à l’ISE en l’espèce. En ce qui concerne l’ISE, la Cour suprême a précisé le critère approprié dans l’arrêt Kanthasamy. Elle a conclu que la décision rendue en application du paragraphe 25(1) de la LIPR sera jugée déraisonnable « lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte », dans le sens où « l’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte » il doit s’assurer que cet intérêt est « “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au para 39; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 [Hawthorne], au para 32; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125 [Legault], au para 31). L’agent d’immigration doit considérer l’intérêt supérieur des enfants « comme un facteur important », lui accorder « un poids considérable », et être « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Kanthasamy, au para 38; Baker, aux paras 74 et 75).

[38]  L’aspect essentiel dans l’appréciation de ce facteur est qu’il ne suffit pas que les agents d’immigration disent qu’ils ont tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants. Pour échapper à l’examen judiciaire, les motifs doivent refléter que ces intérêts sont « bien identifiés et définis » et qu’ils ont effectivement été examinés par l’agent « avec beaucoup d’attention ». En définitive, l’agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à ces intérêts dans une analyse devant « dépendre fortement du contexte », en raison de « la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Kanthasamy, aux paras 35, 38 et 39; Baker, au para 75; Hawthorne, au para 10). Pour que l’analyse réponde à cette exigence, il est nécessaire qu’elle porte « sur les conséquences uniques et personnelles » que le renvoi du Canada aurait eues sur les enfants touchés par la décision (Kaur, au para 41; Tisson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 944, au para 19; Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 469, au para 16). L’analyse ne peut également pas se faire dans le vide; elle doit prendre en compte le « degré de développement de l’enfant », car il est nécessaire de « tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au para 35; Hawthorne, au para 5).

[39]  Encore une fois, les enseignements tirés de l’arrêt Kanthasamy concernant l’ISE exigent une certaine ouverture d’esprit et une certaine disposition de la part des agents d’immigration, et ils permettent de tracer la voie à suivre dans leur analyse de la preuve relative à l’ISE. Dans le cas de M. Nagamany, je ne suis pas en mesure de dire que c’est ce que l’agent a effectivement fait. Je ne peux pas conclure que l’agent a apprécié l’intérêt supérieur des filles de M. Nagamany avec beaucoup d’attention. Selon moi, les motifs démontrent que l’agent n’a pas accordé une attention suffisamment grave à leurs préoccupations quant à la séparation d’avec leur père, et à l’incidence générale que le renvoi de leur père aurait sur leur vie. À mon avis, la décision ne révèle pas d’efforts de compassion que l’agent aurait déployés pour comprendre la preuve ni d’une forme d’ouverture ou de sensibilité à l’égard de la situation des enfants. Au contraire, elle semble écarter de manière déraisonnable toute incidence défavorable que le renvoi aurait sur les filles.

[40]  Je renvoie par exemple à la remarque de l’agent selon laquelle [traduction« il est raisonnable de croire qu’elles continueront leur développement sans trop de difficultés »; il s’agit d’une affirmation non étayée par la preuve au dossier. Il n’y a pas non plus de preuve à l’appui de la déclaration de l’agent selon laquelle la croissance et le développement des enfants ne seraient vraisemblablement pas perturbés par le départ de M. Nagamany. Les éléments de preuve produits par M. Nagamany démontrent le contraire. La décision ignore les préoccupations exprimées par les filles et minimise les conséquences de la séparation, les assimilant aux expériences vécues par d’autres enfants dans des contextes hautement différents. La décision ne tient pas compte de la situation particulière des filles de M. Nagamany, ni des conséquences de la séparation sur leurs études, ni de leur solide établissement au Canada, pays dans lequel elles ont vécu toute leur vie. Il n’y a aucune prise en compte du fait que, en raison de l’interdiction de territoire de M. Nagamany, la séparation d’avec leur père peut être permanente. Je fais de plus observer que la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire fait fi de la preuve selon laquelle l’épouse de M. Nagamany ne serait vraisemblablement pas en mesure de conserver leur maison et de payer les versements d’hypothèque toute seule et qu’elle devra vraisemblablement vendre la maison si M. Nagamany devait quitter le Canada, ce qui obligerait les enfants à déménager dans un lieu différent.

[41]  Dans toute son analyse, l’agent a omis de prendre en compte le principe découlant du bon sens selon lequel l’intérêt supérieur d’un enfant est d’être élevé par ses deux parents, et les conséquences émotionnelles que le renvoi du père vers un pays étranger aurait sur les enfants. En fait, l’analyse de l’agent était centrée sur la capacité attendue de l’épouse de M. Nagamany de travailler et de subvenir aux besoins financiers de la famille, et donc de continuer à satisfaire aux besoins des filles. L’agent a aussi supposé que la mère des enfants prendrait très bien soin d’elles, écartant ainsi le rôle de M. Nagamany dans le soutien, la croissance et l’éducation de ses filles. Dans les circonstances de l’espèce, une telle approche n’appartient pas aux issues possibles acceptables.

[42]  Un des arguments soulevés par le ministre est que toutes les décisions de rejet, en particulier celles concernant une séparation de la famille, entraînent des difficultés. Le fait que le ministre invoque la décision que j’ai rendue dans l’affaire Patel est inapproprié. La décision Patel a été rendue dans le contexte d’une requête en sursis, où l’un des critères devant être remplis est l’existence d’un préjudice irréparable. Un tel critère n’est pas requis relativement aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Les conséquences d’une séparation de la famille peuvent constituer des difficultés, même si elles n’équivalent pas à un préjudice irréparable.

[43]  Comme facteurs compensateurs pouvant contribuer à limiter les incidences défavorables du renvoi sur l’intérêt supérieur des filles de M. Nagamany, l’agent a fait référence au fait que leur expérience pouvait être assimilée à celle de tous les enfants séparés de leur famille, peu en importe la cause. L’agent a ainsi minimisé les incidences de la séparation, lorsqu’il a qualifié l’expérience précise des filles de M. Nagamany de prévisible et semblable à celle subie par de nombreux autres enfants placés dans des situations très différentes. L’agent a même semblé suggérer que M. Nagamany aurait dû attendre que son statut soit régularisé avant d’avoir des enfants ou de se marier.

[44]  Au lieu de démontrer que les dimensions d’ordre humanitaire ont été dûment prises en compte dans l’appréciation de l’ISE et que, en particulier, l’âge, la capacité, les besoins et la maturité  des filles de M. Nagamany ont été considérés, la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire reflète au contraire le fait que l’agent n’a pas été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, qu’il a omis d’identifier et de définir ces intérêts, et qu’il ne les a pas examinés avec attention. La décision n’illustre pas les efforts déployés et requis pour acquérir une compréhension complète de l’incidence véritable d’une décision défavorable relativement aux considérations d’ordre humanitaire concernant l’intérêt supérieur des filles de M. Nagamany. Quand l’intérêt des enfants est minimisé « d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable » (Baker, au para 75).

[45]  Je ne conteste pas que la simple présence des enfants ne commande pas nécessairement un certain résultat, ni que l’intérêt supérieur des enfants ne l’emportera pas toujours sur d’autres considérations et ne signifie pas nécessairement qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, au para 38). Il est bien établi que l’ISE « ne prime pas nécessairement [sur] les autres facteurs dont on doit tenir compte dans le cadre d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire », même s’il s’agit un facteur important (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, au para 28), car il demeure seulement un facteur à pondérer par rapport à d’autres facteurs (Hawthorne, au para 6; Legault, au para 12). Toutefois, en l’espèce, l’appréciation que l’agent a faite de l’ISE de toute évidence ne satisfait pas aux critères établis dans l’arrêt Kanthasamy et à la jurisprudence qui en est issue.

(4)  L’analyse des risques

[46]  Je conclus aussi que l’analyse des risques effectuée par l’agent n’appartient pas aux issues possibles acceptables. Le ministre soutient que l’appréciation des difficultés en cas de renvoi de M. Nagamany au Sri Lanka est raisonnable, étant donné que la situation politique s’est améliorée dans ce pays, que la participation de M. Nagamany aux activités de l’OÉTL/des TLET était limitée, et que son appartenance à l’OÉTL/aux TLET, sa demande d’asile dont il a été débouté et sa présence au Canada ne sont pas publiquement connues. De tels arguments ne sont pas étayés par la preuve.

[47]  Dans la décision Nagamany, dans laquelle la Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Nagamany à l’encontre de la décision de la SPR, la Cour a conclu que M. Nagamany était lié au TLET, y avait eu une participation active pendant plusieurs années et avait occupé deux fonctions particulièrement essentielles au sein des TLET et de leur unité estudiantine, l’OÉTL, à savoir, la propagande et le financement (Nagamany, au para 67). Il est difficile de concilier ces conclusions avec la conclusion de l’agent dans la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire selon laquelle la participation de M. Nagamany aux activités des TLET/de l’OÉTL ne l’exposerait pas à un risque à son retour au Sri Lanka. La preuve relative à la situation dans le pays révèle que des liens réels ou perçus avec les TLET ou la participation antérieure à leurs activités attireraient vraisemblablement l’attention défavorable des autorités sri lankaises sur toute personne concernée. Nous ne sommes pas dans une situation où la preuve peut raisonnablement mener à la conclusion que M. Nagamany ne serait pas perçu comme ayant un lien avec les TLET.

[48]  De plus, vu la décision Nagamany rendue par la Cour, laquelle est aisément accessible sur le site Internet de la Cour, la déclaration de l’agent selon laquelle l’appartenance de M. Nagamany à l’OÉTL/aux TLET et sa participation active au sein de ces organisations ne sont pas connues publiquement est incompréhensible et certainement déraisonnable. Je relève que, lorsqu’il a écarté l’incidence défavorable que le départ de M. Nagamany aurait sur sa famille, l’agent a déclaré que M. Nagamany serait en mesure de communiquer avec sa famille par des moyens électroniques tels que Skype. Pourtant, lorsqu’il a déclaré que l’appartenance de M. Nagamany à l’OÉTL/aux TLET n’est pas connue publiquement, l’agent donnait à penser que le gouvernement du Sri Lanka n’aurait pas accès à l’Internet et qu’il n’aurait donc pas connaissance de la décision Nagamany et de la participation active de M. Nagamany à l’OÉTL/aux TLET. Ce n’est pas une conclusion raisonnable et intelligible. En outre, étant donné la décision de l’agent selon laquelle M. Nagamany est interdit de territoire au Canada, en raison de son appartenance et de sa participation à l’OÉTL/aux TLET, la conclusion selon laquelle M. Nagamany ne serait pas exposé à des difficultés à son retour en raison de sa participation limitée dans ces organisations défie toute logique.

[49]  Je décide donc que la conclusion de l’agent selon laquelle M. Nagamany ne serait pas exposé à d’importantes difficultés s’il était renvoyé dans son pays d’origine n’est pas étayée par la preuve dont l’agent disposait.

(5)  L’absence d’une analyse de pondération

[50]  Enfin, il est impossible de savoir si l’agent a pondéré tous les éléments de preuve dans son appréciation des considérations d’ordre humanitaire, et de comprendre comment il a procédé, le cas échéant. Il s’agit là d’un exercice que les agents d’immigration doivent effectuer lorsqu’ils examinent une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Dans la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire, il n’y a nulle part de discussion sur l’analyse de pondération que l’agent était tenu d’entreprendre lorsqu’il a rendu la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, au para 25). Telles qu’elles sont exposées, les conclusions de l’agent ne permettent ni aux parties ni à la Cour de comprendre comment les facteurs relatifs aux considérations d’ordre humanitaire ont été pris en compte et appréciés, et comment la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire a été en définitive rendue. Un tel silence sur l’exercice de pondération devant faire partie de toute appréciation concernant des considérations d’ordre humanitaire est un autre élément rendant la décision déraisonnable et l’excluant des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au para 47).

[51]  Je reconnais que le paragraphe 25(1) de la LIPR demeure une exception sensible à l’application habituelle de la LIPR. À cet égard, dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a souligné que « [l] ’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1), […] ce paragraphe n’est pas [non plus] censé constituer un régime d’immigration parallèle » (Kanthasamy, au para 23). Une dispense au titre des considérations d’ordre humanitaire est une mesure d’exception, discrétionnaire par surcroît (Legault, au paragraphe 15), située hors des catégories prévues en matière d’immigration ou d’asile par lesquelles les étrangers peuvent arriver au Canada pour y demeurer de manière permanente. J’admets aussi qu’un décideur n’est pas tenu de renvoyer à chaque élément qui appuie conclusion finale. Il suffit que les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16). Selon la norme de la décision raisonnable, les motifs doivent être lus dans leur ensemble, en combinaison avec le dossier, afin d’établir s’ils confèrent à la décision les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité requis pour que la décision soit raisonnable (Dunsmuir, au para 47; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paras 51 à 53). Dans un contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable, le rôle de la Cour est limité « à rechercher si une conclusion a un caractère irrationnel ou arbitraire tel que sa compétence […] est engagée », par exemple si la décision s’illustre par le caractère illogique ou irrationnel du processus de recherche des faits, l’absence totale de recherche des faits ou l’absence de tout fondement acceptable à la conclusion de fait tirée (Kanthasamy, CAF, au para 99).

[52]  Cependant, la norme de la décision raisonnable exige que les conclusions tirées et la décision générale rendue par un décideur résistent à un examen assez poussé. Lorsque des éléments de preuve sont écartés ou mal interprétés et que les conclusions ne sont pas étayées par la preuve, la décision ne résiste pas à un examen poussé. Telle est la situation en l’espèce.

IV.  Conclusion

[53]  Pour les motifs exposés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire de M. Nagamany est accueillie. Le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas une issue raisonnable compte tenu du droit et de la preuve dont l’agent disposait. Vu les circonstances de l’espèce, je ne suis pas convaincu que les motifs fournis offrent la justification, la transparence et l’intelligibilité nécessaires à ce qu’une décision soit jugée raisonnable. Selon la norme de la décision raisonnable, l’intervention de la Cour est justifiée si la décision soumise au contrôle judiciaire n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, je dois accueillir la demande de contrôle judiciaire et renvoyer la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par M. Nagamany à un autre agent pour qu’il procède à un nouvel examen.

[54]  M. Nagamany a proposé qu’une question soit certifiée relativement à la décision de l’agent d’examiner l’interdiction de territoire de M. Nagamany en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Je suis d’avis que la question proposée ne répond pas aux exigences élaborées par la Cour d’appel fédérale pour la certification d’une question. Selon l’alinéa 74d) de la LIPR, une question peut être certifiée par la Cour si « l’affaire soulève une question grave de portée générale ». Pour être certifiée, « une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » (Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, aux paras 15 et 16; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au para 9). Je refuse de certifier la question, puisqu’elle ne sera pas déterminante quant à l’issue de l’appel, compte tenu de ma conclusion quant au caractère déraisonnable de l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire effectuée par l’agent.

[55]  Il n’y a donc aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2615‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans adjudication des dépens.

  2. La décision de mai 2018 rejetant la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par M. Nagamany est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pour qu’un autre agent procède à un nouvel examen.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 23e jour d’avril 2019.

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2615‑18

 

INTITULÉ :

SIVANESAN NAGAMANY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 février 2019

 

Jugement et motifS :

Le juge GASCON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 13 février 2019

 

COMPARUTIONS :

Dan M. Bohbot

Pour le demandeur

 

Daniel Latulippe

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dan M. Bohbot, Avocat

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 

 

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