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Date : 20190128


Dossier : IMM-2003-18

Référence : 2019 CF 117

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

OLEH YANCHAK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 20 avril 2018 par laquelle un délégué du ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (le ministre) a refusé la demande de résidence permanente présentée par le demandeur depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire.

II.  Contexte

[2]  Le demandeur, Oleh Yanchak, est un citoyen de l’Ukraine né le 28 février 1992, à Sambir, en Ukraine. Il est actuellement âgé de 26 ans.

[3]  Le demandeur a obtenu sa maîtrise en sciences informatiques de la Lviv Polytechnic University en 2014. Il n’a pas été en mesure de se trouver un emploi en Ukraine.

[4]  Le demandeur est entré au Canada le 3 avril 2015, muni d’un visa de résident temporaire, et a subséquemment obtenu plusieurs prolongations de son statut de résident temporaire.

[5]  Depuis qu’il est arrivé au Canada, le demandeur vit avec sa cousine, Olena Beshley, son mari, Igor Avdeev, et leur enfant, Nikita Avdeev (Nikita). Nikita est actuellement âgée de trois ans, et le demandeur prend soin d’elle, comme il est indiqué ci‑dessous.

I.  Décision faisant l’objet du contrôle

[6]  Le 8 novembre 2016, le demandeur a déposé une demande de résidence permanente depuis le Canada sur le fondement de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), pour des motifs d’ordre humanitaire (la demande).

[7]  Dans la demande, les facteurs d’ordre humanitaire invoqués par le demandeur sont l’établissement au Canada, les liens avec les membres de sa famille, l’intérêt supérieur de l’enfant et les conditions défavorables en Ukraine.

[8]  La demande a été refusée par un délégué du ministre (l’agent) dans une décision du 20 avril 2018 (la décision).

II.  Norme de contrôle

[9]  La demande devrait être examinée au fond selon la norme de la décision raisonnable. Les décisions rendues en application de l’article 25 de la LIPR sont hautement discrétionnaires et appellent la retenue (Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 757, au paragraphe 55).

[10]  La question de savoir si l’agent a appliqué le bon critère juridique dans son évaluation des motifs d’ordre humanitaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Marshall c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 72, au paragraphe 27 [Marshall]).

III.  Questions en litige

[11]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son évaluation des difficultés auxquelles serait confronté le demandeur en Ukraine?
  2. L’agent a‑t‑il commis une erreur en tirant des conclusions déterminantes sans preuve ni fondement factuel?
  3. L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son évaluation de l’établissement au Canada du demandeur?
  4. L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant?

IV.  Analyse

A.  L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son évaluation des difficultés auxquelles serait confronté le demandeur en Ukraine?

[12]  Lorsque l’on examine des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], a établi que la Cour devrait examiner toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes :

L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous-tendent.

[Non souligné dans l’original.]

[13]  La décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DSAI no 1, à la page 350 [Chirwa], citée au paragraphe 13 de l’arrêt Kanthasamy, précité, indique que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent :

…des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs « justifient l’octroi d’un redressement spécial » aux fins des dispositions de la Loi.

[14]  Comme la Cour l’a indiqué au paragraphe 24 de la décision Stuurman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 194 [Stuurman], le délégué qui n’applique pas l’approche plus générale et équitable établie dans l’arrêt Kanthasamy commet une erreur susceptible de contrôle :

En l’espèce, l’agent a évalué de manière déraisonnable la durée ou l’établissement des demandeurs au Canada parce que, selon moi, il mettait l’accent sur le degré d’établissement [traduction] « attendu » et, par conséquent, il a omis de fournir une explication de ce qui constituerait un degré d’établissement acceptable ou adéquat. L’évaluation de l’agent concernant le degré d’établissement des demandeurs est au plus superficielle et, par conséquent, déraisonnable parce qu’elle a été fondée sur des « difficultés inusitées et injustifiées ou démesurées » et non, comme énoncé dans Kanthasamy, plus amplement fondée sur une perspective humanitaire qui examine et qui soupèse « toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes » [...]

[Non souligné dans l’original.]

[15]  Le demandeur allègue que l’agent a uniquement tenu compte du retour potentiel du demandeur en Ukraine à la lumière du critère des difficultés et n’a pas tenu compte des motifs d’ordre humanitaire, comme l’exige l’arrêt Kanthasamy.

[16]  L’agent a reconnu que [traduction] « dans le contexte actuel en Ukraine, la sécurité s’est détériorée et la crise politique et économique s’est intensifiée en raison d’un conflit armé entre l’armée ukrainienne et les forces séparatistes ». L’agent a ensuite conclu (i) que le demandeur n’avait pas prouvé qu’il serait enrôlé, (ii) que sa santé mentale s’était améliorée, (iii) qu’il pouvait trouver du travail en Ukraine, et (iv) que ses parents pouvaient subvenir à ses besoins.

[17]  L’agent n’a tenu compte des motifs d’ordre humanitaire qu’au regard du critère strict des difficultés. En particulier, comme il en est question plus loin, l’agent a rejeté les troubles de santé mentale du demandeur sur un fondement hypothétique et n’a pas examiné si le renvoi du demandeur vers un pays déchiré par la guerre pourrait aggraver ces troubles de santé mentale.

[18]  Par conséquent, l’agent a commis une erreur de droit en examinant la situation du demandeur uniquement à la lumière du critère des difficultés et en appliquant le mauvais critère juridique.

B.  L’agent a‑t‑il commis une erreur en tirant des conclusions déterminantes sans preuve ni fondement factuel?

[19]  L’agent a souligné les troubles de santé mentale dont a souffert le demandeur, attribuables à l’anxiété causée par le fait qu’il pourrait être forcé de quitter le Canada et fort probablement conscrit, et il a affirmé que cette réponse psychologique était compréhensible. L’agent a ensuite tiré avantage du libellé du rapport d’un psychothérapeute, daté du 15 octobre 2016, qui indiquait que le demandeur devait recevoir un traitement pendant au moins six mois. Sur la foi de ce libellé, l’agent a rejeté les troubles de santé mentale du demandeur en supposant que celui‑ci était guéri puisque 18 mois s’étaient écoulés depuis le rapport.

[20]  Le demandeur fait valoir que l’agent a commis une erreur (i) en concluant qu’il ne souffrait plus de troubles de santé mentale parce que plus de six mois s’étaient écoulés, et (ii) en ne tenant pas compte du fait qu’un retour en Ukraine nuirait à sa santé mentale. Je suis d’accord.

[21]  Le défendeur affirme simplement que la conclusion de l’agent était raisonnable puisqu’aucun autre élément de preuve ne démontrait que le demandeur souffrait toujours de troubles de santé mentale.

[22]  En concluant que le demandeur n’avait plus de troubles de santé mentale parce que plus de six mois s’étaient écoulés, l’agent a mal interprété le rapport et a fait fi d’un point fondamental qui y figurait. L’agent n’a pas tenu compte de l’énoncé indiquant que le demandeur devait recevoir un traitement médical pendant au moins six mois, et non qu’il ne souffrirait plus de troubles de santé mentale après six mois.

[23]  En outre, comme il est indiqué au paragraphe 48 de l’arrêt de principe Kanthasamy, le délégué du ministre a l’obligation d’examiner comment le renvoi du demandeur dans son pays d’origine nuirait à sa santé mentale :

…le fait même que Jeyakannan Kanthasamy verrait, selon toute vraisemblance, sa santé mentale se détériorer s’il était renvoyé au Sri Lanka constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir au Sri Lanka des soins susceptibles d’améliorer son état.

[24]  Le fait pour un agent d’immigration de ne pas effectuer une telle analyse peut rendre son évaluation de la santé mentale d’un demandeur déraisonnable (Sutherland c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1212; Stuurman, précitée).

[25]  L’agent n’a pas tenu compte du fait que les conclusions du psychothérapeute partaient du principe que le demandeur ne retournerait pas en Ukraine, et il n’a pas analysé comment son renvoi en Ukraine nuirait à sa santé mentale. Pour tous les motifs qui précèdent, les conclusions de l’agent concernant la santé mentale du demandeur sont déraisonnables.

[26]  De plus, dans ses observations écrites présentées à l’agent, le demandeur a décrit les efforts qu’il a faits en vain pour obtenir un emploi après avoir terminé sa maîtrise. Ces difficultés étaient également démontrées dans les formulaires d’immigration du demandeur et dans une lettre provenant de son beau‑frère, Igor Avdeev, dont l’agent disposait.

[27]  L’agent a reconnu dans des termes généraux qu’il peut être difficile de trouver un emploi dans un nouveau pays, et il a conclu ce qui suit :

[traduction] Il convient de noter que le demandeur d’asile a terminé une maîtrise en sciences informatiques en décembre 2014. Il n’a pas démontré qu’il ne pouvait se servir de ses compétences et de ses études supérieures pour obtenir un emploi dans son domaine et gagner sa vie.

[28]  Le demandeur fait valoir que la conclusion de l’agent a été directement contredite par la preuve dont il disposait. Je suis d’accord. En l’absence d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité, ou d’un examen véritable de la preuve présentée par le demandeur qui donnait à penser que celui‑ci était incapable de se trouver un emploi en Ukraine malgré une recherche diligente, la conclusion de l’agent était déraisonnable. Cette conclusion démontre également que l’agent n’a pas tenu compte de la situation précaire en Ukraine ni de l’extrême difficulté à laquelle le demandeur a été confronté lorsqu’il a tenté d’obtenir un emploi dans un pays déchiré par la guerre. Bien qu’en soi, cette conclusion n’est pas suffisante pour conclure que l’agent a agi de manière déraisonnable, lorsqu’on la combine à d’autres conclusions concernant la santé mentale du demandeur et le soutien de ses parents, la décision dans son ensemble est déraisonnable.

[29]  S’agissant de la conclusion selon laquelle les parents du demandeur pouvaient subvenir à ses besoins en Ukraine, l’agent a tiré l’inférence non fondée et hypothétique que ses parents vieillissants, âgés de 63 et 59 ans au moment de la décision, auraient les moyens de continuer à subvenir à ses besoins tout en vivant dans un pays en guerre, malgré le fait que le coût de la vie augmente rapidement et l’hyperinflation. Dans son analyse, l’agent n’a pas tenu compte de la preuve présentée par le demandeur indiquant que ses parents ne seraient pas en mesure de subvenir à ses besoins en raison de leurs ressources salariales limitées et du fait que sa mère ne travaille pas à temps plein. De plus, le raisonnement de l’agent démontre là encore un manque d’appréciation de la situation économique en Ukraine.

[30]  En ce qui concerne l’analyse par l’agent de la possibilité que le demandeur soit enrôlé en Ukraine, bien que cette analyse soit discutable, elle n’est pas déraisonnable.

E.  L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son évaluation de l’établissement au Canada du demandeur?

[31]  Le demandeur fait valoir que l’agent a commis une erreur, lorsqu’il a examiné l’établissement du demandeur au Canada, en effectuant une analyse superficielle et en faisant fi d’une grande partie de la preuve. Je ne suis pas d’accord. Les motifs de l’agent démontrent qu’il a apprécié la preuve présentée par le demandeur, y compris son engagement auprès de la collectivité à titre d’étudiant et de bénévole, les lettres de recommandation des membres de sa famille et des membres de la collectivité, ainsi que la possibilité d’obtenir le soutien financier de Mme Beshley et son mari. L’agent a eu raison de conclure que la situation du demandeur en ce qui concerne son établissement au Canada ne s’inscrit pas dans la « catégorie spéciale des affaires » qui justifient une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire (Ramotar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 362, au paragraphe 33). Le demandeur conteste en fait le poids que l’agent a accordé à la preuve.

C.  L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant?

[32]  Le demandeur soutient qu’à la lumière de la preuve dont disposait l’agent concernant sa relation étroite avec Nikita, il n’était pas raisonnable pour l’agent de tirer la conclusion qu’il a tirée. Je ne suis pas d’accord. L’agent a reconnu la relation étroite entre Nikita et le demandeur, mais a ensuite conclu que son renvoi du Canada, bien que malheureux, ne serait pas contraire à l’intérêt supérieur de Nikita. Cette conclusion était raisonnable.

[33]  Compte tenu des conclusions que j’ai tirées au sujet du caractère déraisonnable, la présente demande est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2003-18

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 19e jour de mars 2019.

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2003-18

 

INTITULÉ :

OLEH YANCHAK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 JANVIER 2019

 

JUGeMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JANVIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Adela Crossley

Christian Julien

POUR Le demandeur

Leanne Briscoe

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LAW OFFICE OF ADELA CROSSLEY

Toronto (Ontario)

POUR Le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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