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Date : 20181219


Dossier : IMM‑1617‑18

Référence : 2018 CF 1285

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2018

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

ABDULKADIR FARAH HASSAN JESS

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur est un ressortissant de la Somalie qui est titulaire d’un passeport djiboutien. Sa demande d’asile au Canada a été rejetée, au motif qu’il détenait la citoyenneté de Djibouti et qu’il pouvait y retourner. Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, il fait valoir que la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a commis une erreur en rejetant des éléments de preuve pertinents et en ne tenant pas compte de la législation sur la citoyenneté de Djibouti.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, puisque la décision de la SAR est raisonnable. Je refuse également de certifier les questions proposées.

Le contexte

[3]  Le demandeur est venu au Canada en passant par les États‑Unis et il a présenté une demande d’asile en janvier 2017. La demande du demandeur était fondée sur sa peur d’être ciblé par Al‑Chabab, une organisation terroriste établie en Afrique de l’Est.

[4]  Le demandeur était employé par l’Organisation mondiale de la santé et les Nations Unies (l’ONU). Il prétend avoir reçu, en novembre 2016, un appel téléphonique menaçant d’un membre d’Al‑Chabab qui lui demandait de verser 7 p. 100 de son salaire mensuel de l’ONU à Al‑Chabab à titre de taxe. Le demandeur dit que, comme il n’a pas obéi, il a été suivi et quelqu’un a braqué une arme à feu sur sa tête. Quand on l’a averti qu’il devait payer une taxe de deux mois à Al‑Chabab au plus tard à la fin de décembre 2016, il s’est enfui au Kenya.

[5]  En août 2015, Djibouti a délivré un passeport au demandeur. Ce dernier prétend qu’il a obtenu ce passeport [traduction« au moyen de la corruption », à des fins de voyage seulement, et qu’il n’a donc pas obtenu la citoyenneté à Djibouti.

[6]  La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a fait remarquer que, dans sa demande de visa américain, il avait mentionné qu’il avait la citoyenneté somalienne et djiboutienne et qu’il avait ajouté que son passeport était un passeport régulier délivré par les autorités djiboutiennes. Compte tenu de la preuve, la SPR a conclu qu’il était plus probable que le contraire qu’il avait la citoyenneté djiboutienne.

[7]  La SPR a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SPR a conclu que, puisqu’il détenait un passeport de Djibouti, il pouvait y retourner et que, par conséquent, il ne craignait pas avec raison d’être persécuté et qu’il n’était pas personnellement exposé à un risque de préjudice à Djibouti.

La décision de la SAR

[8]  Dans sa décision du 16 mars 2018, la SAR a maintenu la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[9]  Dans le cadre de son appel devant la SAR, le demandeur a fait valoir que la SPR avait omis de prendre en considération le fait que la législation djiboutienne n’accordait pas la nationalité à une personne qui avait déjà la nationalité dans un autre pays. Par conséquent, il a fait valoir que son passeport djiboutien ne pouvait pas être valide et qu’il avait uniquement la nationalité somalienne. À l’appui de cette prétention, le demandeur s’est fondé sur les lois relatives à la citoyenneté djiboutienne de 1981 et de 2004. Le demandeur a fait valoir que, aux termes de ces lois, il ne pouvait pas être légalement un citoyen de Djibouti et qu’il ne pouvait pas y retourner.

[10]  Le demandeur n’a pas été en mesure de présenter des éléments de preuve provenant des autorités djiboutiennes pour établir que son passeport n’était pas valide. Il a tenté de déposer une lettre d’une organisation, appelée La coalition djiboutienne, qui mentionnait que le demandeur n’était pas un citoyen de Djibouti. La SAR a refusé d’admettre cet élément de preuve.

[11]  La SAR a décidé que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans sa conclusion selon laquelle le demandeur avait la citoyenneté djiboutienne. La SAR a jugé que la SPR avait conclu avec raison que le demandeur n’avait présenté aucune preuve à l’appui de l’allégation selon laquelle les passeports djiboutiens étaient délivrés à des non‑citoyens simplement à des fins de voyage ou qu’il y avait de la fraude relativement aux passeports à Djibouti.

[12]  La SAR a fait remarquer qu’il revenait au demandeur de fournir des documents acceptables, en temps opportun, afin d’établir le fondement de sa demande et qu’un document délivré par une autorité étrangère est réputé valide, à moins d’une preuve contraire. La SAR a conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté de ce fardeau.

[13]  La SAR a en outre conclu que la preuve d’un expert du droit djiboutien aurait dû être présentée pour interpréter correctement les lois relatives à la citoyenneté de 1981 et de 2004. En l’absence d’une telle preuve, rien ne permettait à la SAR de conclure que la SPR avait commis une erreur dans son appréciation de la citoyenneté djiboutienne.

Les questions en litige

[14]  Je formulerais en ces termes les questions soulevées par le demandeur :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en rejetant la preuve présentée dans le cadre de l’appel?

  2. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en exigeant le témoignage d’un expert?

  3. Y a‑t‑il une question à certifier?

Analyse

La norme de contrôle

[15]  Les questions soulevées par le demandeur sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47)

[16]  L’interprétation qu’a faite la SAR de sa loi habilitante, en particulier du paragraphe 110(4) de la LIPR, est susceptible de contrôle en appliquant la norme de la décision raisonnable, conformément à la présomption voulant que l’interprétation par un organisme administratif de sa loi constitutive fasse l’objet de déférence par la cour de révision (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh], au paragraphe 74).

I. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en rejetant la preuve présentée dans le cadre de l’appel?

[17]  Dans le cadre de son appel devant la SAR, le demandeur a cherché à produire une lettre de l’organisation La coalition djiboutienne, de même que des extraits de la loi relative à la citoyenneté djiboutienne de 1981 afin de prouver qu’il n’était pas un citoyen de Djibouti. Il fait valoir que la SAR devait tenir compte de la législation de 1981 afin de bien comprendre la loi relative à la citoyenneté djiboutienne de 2004 précédemment présentée à titre de preuve relative aux conditions dans le pays.

[18]  Le demandeur fait valoir que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a rejeté cet élément de preuve nouvellement déposé en appliquant incorrectement le paragraphe 110(4) de la LIPR.

[19]  Le paragraphe 110(4) de la LIPR est ainsi libellé :

Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

[20]  En ce qui concerne cet élément de preuve, le paragraphe 22 de la décision de la SAR est rédigé en ces termes :

En l’espèce, l’appelant n’a pas présenté en preuve la loi sur la nationalité adoptée par Djibouti en 1981. Son mémoire ne contient pas d’observations détaillées qui permettraient d’établir que cette loi respecte les conditions énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR et qu’elle pourrait être admise en tant que nouvel élément de preuve. Par conséquent, j’estime que cette loi n’est pas admissible.

[Renvoi omis.]

[21]  Dans Singh, la Cour d’appel fédérale a jugé que les conditions explicites mentionnées au paragraphe 110(4) devaient être respectées, étaient incontournables et ne laissaient place à aucune discrétion de la part de la RAD (au paragraphe 35).

[22]  Le demandeur tente d’échapper à l’application du paragraphe 110(4) en faisant valoir que la SAR n’avait pas distingué « renseignements » d’« éléments de preuve documentaire ». Il fait valoir que les documents sur lesquels il tente de se fier sont des renseignements et non des éléments de preuve et que les exigences énoncées au paragraphe 110(4) ne sont par conséquent pas applicables.

[23]  En outre, les affaires avancées par le demandeur pour tenter d’échapper à l’application du paragraphe 110(4), comme R c Eddy, 2014 ABQB 164, se sont déroulées dans un contexte pénal, où des considérations différentes entraient en jeu pour l’admission d’éléments de preuve.

[24]  La distinction que le demandeur demande à la Cour d’accepter entre « renseignements » et « éléments de preuve documentaire » dans l’application du paragraphe 110(4) de la LIPR ne l’emporte pas sur la directive claire de la Cour d’appel fédérale dans Singh.

[25]  Quoi qu’il en soit, la SAR a conclu que la lettre que le demandeur voulait présenter à titre de preuve n’avait aucune valeur probante, puisque La coalition djiboutienne n’avait aucun pourvoir pour faire des déclarations relatives à la citoyenneté djiboutienne.

[26]  La SAR a décidé que les extraits de la loi sur la citoyenneté djiboutienne de 1981 ne pouvaient pas, en soi, être admis à titre de nouveaux éléments de preuve, puisqu’ils nécessiteraient l’interprétation d’un expert, parce qu’il s’agit d’une législation étrangère.

[27]  Les deux éléments de preuve ont été raisonnablement rejetés par la SAR du fait qu’ils ne satisfaisaient pas aux critères stricts de présentation d’une nouvelle preuve en appel, de la manière décrite au paragraphe 110(4).

II. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en exigeant le témoignage d’un expert?

[28]  Le demandeur fait valoir que, parce que la loi sur la citoyenneté djiboutienne de 2004 est mentionnée dans les documents sur la situation dans le pays, il n’est pas nécessaire qu’elle soit établie par une preuve d’expert, puisqu’il s’agit simplement de renseignements.

[29]  Le paragraphe 21 de la décision de la SAR est rédigé en ces termes :

Devant les cours et les tribunaux canadiens, le droit étranger est traité comme un fait et doit être prouvé. Cela exige la présentation d’une copie certifiée conforme de la loi en question. S’il est impossible de déterminer le contenu et les implications de la loi en faisant référence au libellé de la loi elle‑même, il faut présenter une preuve d’expert. Aucune connaissance du droit étranger ne peut être imputée au décideur.

[Renvoi omis.]

[30]  Cet énoncé est conforme à Xiao c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 195, où le juge de Montigny a conclu ceci : « Le droit étranger doit être établi en tant que question de fait au moyen de la preuve fournie par des personnes qui sont des experts en la matière » (au paragraphe 24). Le juge de Montigny reconnaît qu’une telle règle peut être assouplie dans le contexte administratif s’il existe des dispositions légales étrangères et nationales claires, conformes à l’ensemble de la preuve. Cela ne signifie pas que les organismes administratifs peuvent, cependant, simplement dispenser de l’obligation du témoignage d’un expert lorsque le sens des dispositions légales ne ressort pas clairement du dossier. Comme le déclare en outre le juge de Montigny, « [...] la preuve d’expert demeure la façon la plus fiable pour établir non seulement l’existence du droit étranger, mais ce qui est plus important, son sens » (au paragraphe 24).

[31]  Comme il a été mentionné, il peut exister des circonstances où le décideur peut dispenser de l’obligation du témoignage d’un expert, mais, dans la présente affaire, la SAR n’était pas disposée à le faire. En l’espèce, le demandeur ne tentait pas juste de prouver l’existence de la législation, il tentait plus de prouver le sens de la législation relativement à sa situation. La SAR a décidé que cela devait être établi par une preuve d’un expert. Il s’agit d’une décision qui cadre parfaitement avec le pouvoir discrétionnaire de la SAR.

[32]  Le demandeur a fait en outre valoir que les principes d’interprétation des lois qui s’appliquent au droit canadien devraient également s’appliquer au droit djiboutien. Il fait valoir que la loi sur la citoyenneté djiboutienne de 2004 devrait être considérée comme corrective et inséparable de la version de 1981 et qu’elles devraient par conséquent être examinées ensemble. Cet exercice d’interprétation est la raison même pour laquelle la SAR a décidé que la preuve d’un expert en droit djiboutien était nécessaire.

[33]  Il était raisonnable que la SAR refuse d’accepter en preuve les parties de la loi sur la citoyenneté djiboutienne de 1981 en raison de l’absence d’une preuve d’expert à l’appui.

III. Y a‑t‑il une question à certifier?

[34]  Le demandeur propose que les questions suivantes soient certifiées :

La mention des éléments de preuve au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés renvoie‑t‑elle uniquement aux éléments de preuve documentaire mentionnés aux paragraphes 110(3) et 110(6) et aux témoignages de vive voix?

Le cas échéant, est‑il approprié de considérer les renseignements concernant la situation dans le pays comme étant une preuve documentaire assujettie à l’exigence du paragraphe 110(4)?

[35]  Le critère de la certification a récemment été confirmé par la Cour d’appel fédérale dans Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, où, au paragraphe 46, la Cour déclare ceci : « La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale ».

[36]  Le défendeur ne souscrit pas à la proposition selon laquelle la présente affaire est appropriée pour la certification d’une question, puisque la question posée par le demandeur suppose que la preuve additionnelle constituait le facteur déterminant. Le défendeur fait valoir que la question déterminante pour la SAR était l’interprétation du droit étranger, et non la preuve sur la situation dans le pays.

[37]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la question déterminante pour la SAR n’était pas l’interprétation du paragraphe 110(4), mais plutôt l’absence d’une preuve d’expert quant à l’interprétation des lois de Djibouti.

[38]  En l’espèce, le demandeur n’a pas tenté de présenter une preuve d’expert sur la question de la citoyenneté sous le régime de la loi djiboutienne; par conséquent, la première question, qui a trait aux témoignages de vive voix, ne se pose pas, compte tenu des faits de l’espèce. La question posée est donc hypothétique et ne satisfait pas au critère de la certification.

[39]  En ce qui concerne la deuxième question, l’interprétation du paragraphe 110(4) de la LIPR a été entièrement traitée dans Singh. Je refuse par conséquent de certifier cette question, puisqu’elle ne ressort pas des faits de l’espèce et ne porte pas sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale.

[40]  Je refuse par conséquent de certifier les questions posées par le demandeur.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1617‑18

LA COUR STATUE :

  1. la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. je refuse de certifier une question.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 7e jour de mars 2019

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1617‑18

INTITULÉ :

ABDULKADIR FARAH HASSAN JESS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 octobre 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 19 DÉCEMBRE 2018

COMPARUTIONS :

David Matas

POUR Le demandeur

Brenda Friesen

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

POUR Le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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