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Date : 20181211


Dossier : IMM-2125-18

Référence : 2018 CF 1250

Montréal (Québec), le 11 décembre 2018

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

LUIS HERNANDO SANCHEZ

ZAPATA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur est un citoyen de Colombie dont la demande de résidence permanente a été acceptée en mars 2010. Le 8 juillet 2010, il arrive au Canada pour confirmer son statut de résident permanent mais demeure seulement pour une quinzaine de jours, après quoi, il retourne dans son pays. Le 9 avril 2015, le demandeur revient au Canada et un agent d’immigration émet une mesure d’interdiction de séjour en vertu de l’alinéa 41(b) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi].

[2]  En l’espèce, le motif de l’interdiction de séjour est que le demandeur n’a pas respecté l’obligation de résidence prévue à l’article 28 de la Loi, qui oblige tout résident permanent d’être présent au Canada au moins 730 jours pendant chaque période de cinq ans. Le 28 avril, 2015, le demandeur loge un appel à la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Le 19 avril 2018, la SAI est d’avis qu’il n’y a pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour justifier l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la Loi. La SAI rejette l’appel du demandeur, d’où la présente demande de contrôle judiciaire.

[3]  C’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique (Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952 au para 13). Comme nous le versons plus loin, il n’y a pas lieu d’intervenir puisque le rejet de l’appel constitue une issue acceptable compte tenu des principes applicables et de la preuve au dossier.

[4]  Faut-il le rappeler, les facteurs conditionnant l’exercice de la discrétion accordée à la SAI sont énoncés dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] IABD no 4 (QL) [Ribic], tel qu’ils ont été reformulés dans la décision Ambat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 292 aux paras 26-32 en ce qui concerne le défaut de l’appelant de respecter l’obligation de résidence.  Ceux-ci ont été adoptés par la Cour suprême dans Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 RCS 84. Bien que cette liste n’est pas exhaustive, ces facteurs sont :

  • a) L’étendue du manquement à l’obligation de résidence;

  • b) Les raisons du départ et du séjour à l’étranger;

  • c) Le degré d’établissement au Canada, initialement et au moment de l’audience;

  • d) Les liens familiaux avec le Canada;

  • e) Si l’appelant a tenté de revenir au Canada à la première occasion;

  • f) Les bouleversements que vivraient les membres de la famille au Canada si l’appelant est renvoyé du Canada ou si on lui refuse l’entrée dans ce pays;

  • g) Les difficultés que vivrait l’appelant s’il est renvoyé du Canada ou s’il se voit refuser l’admission au pays; et

  • h) L’existence de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales.

[5]  Dans le cas présent, le demandeur reconnaît que la durée de sa présence au Canada était grandement déficiente pendant la période pertinente et que la mesure d’interdiction de séjour est légalement fondée. En effet, pendant la période de référence, soit du 8 juillet 2010 au 8 juillet 2015, le demandeur a été présent au Canada pendant seulement 106 jours. C’est donc un manquement très important à l’obligation de résidence.

[6]  S’agissant des raisons du départ et du séjour à l’étranger, elles sont simples. Au départ, le demandeur a décidé de continuer de suivre des cours de formation diplomatique en Colombie jusqu’en décembre 2010. Puis, en février 2011, il a commencé de travailler avec le ministère des Affaires étrangères [ministère] de Colombie jusqu’à sa démission en octobre 2012. Dans les entrefaites, il s’est marié en mars 2012 et a choisi de fonder un atelier de savon avec son épouse. D’autre part, en septembre 2012, sa tante, la sœur unique de sa mère, est décédée. En décembre 2012, le demandeur a décidé d’aider sa mère à recevoir sa pension de fonctionnaire en Colombie. Grâce à son aide, on lui a accordé une pension en octobre 2014. Durant ce temps, le demandeur a continué de travailler dans l’atelier de savon jusqu’en février 2015 et ensuite comme traducteur. Il a attendu jusqu’en avril 2015 pour retourner au Canada parce qu’il n’était pas préparé pour l’hiver et croyait trouver plus facilement un emploi pendant l’été. Après l’émission de la mesure d’interdiction de séjour, il n’est pas retourné en Colombie. Le demandeur n’a pas de famille au Canada. Il n’empêche, le demandeur s’est bien établi au Canada depuis avril 2015. Plusieurs amis et collègues appuient sa démarche. Tandis qu’il a occupé divers emplois et a fait bénévolat de façon parallèle, il a poursuivi des études supérieures. Pour payer une partie de ses études, le demandeur a contracté un prêt de 13 000 $. Cela dit, il a obtenu une bourse d’études de 6 000 $, tandis qu’il a participé à un concours d’entrepreneuriat dans lequel son groupe a développé un appareil de déneigement. L’idée est de mettre en marché le projet au début de 2020.

[7]  Il n’est pas contesté que la décision sous étude est claire et intelligible et que la SAI a considéré chacun des facteurs pertinents. En bref, ce qui est contesté par le demandeur, c’est le poids qui a été accordé à certains de ces facteurs.

[8]  D’une part, la SAI constate notamment que le manquement du demandeur est « très important » : il a été présent au Canada pendant seulement 106 des 730 jours requis. Cela dit, la SAI note que le demandeur est parti du Canada pour terminer ses études et travailler pour le ministère en Colombie. Elle conclut que le demandeur aurait pu s’installer au Canada en octobre 2012 après qu’il a démissionné de son travail avec le ministère. Or, le demandeur n’a pas démontré de façon convaincante que sa présence était nécessaire pour soutenir sa mère suite au décès de sa tante et quant aux difficultés dans ses tentatives de recevoir sa pension; ceci était plutôt un choix personnel. Donc, il n’a pas tenté de revenir au Canada à la première occasion et ses motifs de séjour en Colombie ne constituent pas un facteur positif. La SAI note également que l’établissement initial du demandeur de quinze jours, avant que la mesure d’interdiction de séjour soit émise, est minime. Cependant, la SAI reconnaît tout de même que son établissement après la mesure d’interdiction est un facteur positif dans l’analyse, en notant plusieurs des accomplissements et relations du demandeur depuis qu’il est revenu au Canada. La SAI remarque que le demandeur n’a pas de famille au Canada, mais qu’il a une copine. D’autre part, la SAI conclut que le demandeur n’a pas démontré que des difficultés et des bouleversements seraient occasionnés par la perte de son statut. Ainsi, malgré l’établissement « somme toute important » du demandeur, ce dernier n’a pas démontré suffisamment de motifs humanitaires pour l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. En outre, la SAI considère que la lourdeur du système d’immigration canadien ne constitue pas un motif d’ordre humanitaire.

[9]  Mais voilà, le demandeur interprète de façon différente la preuve et considère que plus de poids aurait dû être donné par la SAI au critère de l’établissement et des difficultés que vivrait le demandeur s’il devait maintenant retourner en Colombie. Il reproche à la SAI de banaliser la situation de sa mère, qui était malade et déprimée, et qui avait besoin de son soutien. Il est clair que le demandeur a compensé son manquement à l’obligation de résidence avec trois ans d’établissement continu depuis l’émission de la mesure d’interdiction. Bien que la SAI ait fait mention de sa participation dans un concours d’entrepreneuriat, celle-ci ne tient pas compte de l’importance du projet en question et ne donne pas suffisamment de poids aux succès académiques du demandeur. Au sujet des inconvénients, le demandeur soumet que la SAI n’a pas considéré ses compromis académiques; l’abandon de son réseau social; l’importance de ses dettes d’études et les difficultés qu’il subira en Colombie, un pays instable. Enfin, la SAI a erré en décidant que la lourdeur pour le système d’immigration que représente le fait pour le demandeur de faire une nouvelle demande de visa n’est pas un motif humanitaire.

[10]  Pour sa part, le défendeur soumet que la SAI a raisonnablement évalué tous les facteurs pertinents et qu’elle a analysé toute la preuve pour déterminer si des motifs d’ordre humanitaire suffisants existent pour prendre des mesures spéciales. De fait, le demandeur invite la Cour à reconsidérer à nouveau la preuve devant la SAI, ce qui n’est pas son rôle en révision judiciaire. La Cour ne devrait pas intervenir du seul fait que le demandeur n’est pas satisfait avec la façon dont la SAI a évalué les éléments de preuve au dossier.

[11]  Je suis d’accord avec le défendeur. La seule question en litige est de déterminer si l’évaluation des éléments de preuve au dossier est raisonnable, car il est clair ici que la SAI n’a pas omis de tenir compte d’un facteur pertinent. En l’espèce, il n’était pas déraisonnable pour la SAI de conclure que le demandeur n’est pas revenu au Canada à la première occasion. La période entre les mois d’octobre 2012 et octobre 2014 est problématique. Bien que la SAI ait trouvé le demandeur crédible, il n’était pas déraisonnable de conclure que la décision de demeurer en Colombie durant une longue période était beaucoup plus en choix personnel que le résultat de circonstances indépendantes de la volonté du demandeur. De plus, le demandeur a reconnu lui-même qu’il était prêt à revenir au Canada à partir du 29 octobre 2014 au moment où sa mère a reçu sa pension. Sa décision de rester en Colombie de la fin d’octobre 2014 jusqu’au début d’avril 2015 était encore une fois un choix personnel: il voulait se préparer pour l’hiver et postuler pour des emplois de printemps et d’été parce que ceci sera plus convenable. Rien ne permet à la Cour de conclure que la SAI a commis une erreur révisable au niveau du poids à accorder à chaque facteur et à leur pondération respective au niveau du résultat final.

[12]  Je ne peux pas non plus souscrire à la prétention générale du demandeur à l’effet que la SAI n’a pas tenu compte de la preuve au dossier ou des arguments principaux du demandeur. En l’espèce, dans son résumé des faits, il s’avère que la SAI a pris le témoignage du demandeur en compte :

[20] [Le demandeur] soutient que ce serait traumatique de retourner en Colombie, car au Canada il a un travail, des amis et une petite amie depuis octobre 2017. Il note qu’il a également des dettes. Ses parents sont en Colombie, mais sa mère l’a toujours encouragé dans son projet de faire sa vie au Canada.

[13]  Même si l’établissement est un facteur positif, ce facteur n’est pas suffisant en soi pour justifier que les mesures spéciales soient prises pour des considérations d’ordre humanitaire; en fait, l’établissement n’est qu’un des facteurs que la SAI doit prendre en compte dans l’exercice de sa discrétion dans le contexte d’un appel concernant l’obligation de résidence (Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 649 au para 30; Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1001 au para 19).

[14]  Il est également vrai que la SAI a tenu compte des inconvénients que la perte de statut de résident permanent pourrait occasionner au demandeur, tandis que ce dernier n’a aucune famille au Canada. Or, le demandeur est demeuré vague à ce sujet, et ce qu’il dit dans son témoignage pourrait également s’appliquer à n’importe qu’elle personne qui a pu demeurer au Canada après l’émission d’une mesure d’interdiction de séjour :

Avocat du demandeur : Si vous devez retourner en Colombie, quelles seront les conséquences et les difficultés que vous aurez si vous devez retourner aujourd’hui?

Demandeur : Pour moi, ça serait vraiment dramatique. C’est comme si on m’enlevait ma vie parce qu’ici j’ai un travail, j’ai des projets. Je suis en train de terminer mes études. J’ai une blonde, j’ai des amis. J’ai mon appartement que j’ai meublé. J’ai des dettes que je dois payer. Donc, c’est ça. Moi, en Colombie, en fait mes amis sont partis. J’ai ma mère, mon père bien sûr. Mais, à part ça, je n’ai rien là-bas.

[15]  Dans son analyse, la SAI mentionne qu’elle « est consciente que toute perte de statut occasionne des difficultés et des bouleversements. [Elle] doit cependant déterminer si les bouleversements et les difficultés engendrés par la perte de statut justifient la prise de mesures spéciales dans l’ensemble des circonstances. » Elle procède en rejetant l’argument du demandeur concernant les « difficultés administratives » pour le gouvernement fédéral et conclut que le demandeur « n’a pas démontré que des difficultés et bouleversements seraient occasionnés par la perte de son statut. »

[16]  Le fait que la décision aura la conséquence inéluctable d’alourdir le volume de dossiers à traiter par les autorités d’immigration canadiennes n’est pas en soi un motif d’ordre humanitaire. Je suis conscient du fait que l’analyse de considérations d’ordre humanitaire en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la Loi exige une évaluation liée aux faits et guidée par des considérations politiques (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Abou Antoun, 2018 CF 540 au para 21; Shaath c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 731 au para 42; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 RCS 339 au para 57). Cependant, l’inconvénient administratif de refaire une demande de visa est évidemment une conséquence inhérente de chaque décision dans laquelle la SAI exerce sa discrétion de ne pas accorder des mesures spéciales. Je ne crois pas qu’elle peut constituer un motif indépendant pour réviser une décision de la SAI.

[17]  Bien que les motifs de la SAI auraient pu être plus étayés sur la question des inconvénients, il faut lire la décision dans son ensemble. Au final, les motifs fournis permettent de comprendre pourquoi l’appel a été rejeté. Même si un autre décideur pourrait avoir une opinion différente, le résultat actuel appartient aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190 au para 47).

[18]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question d’importance générale n’a été soulevée par les parties.


JUGEMENT au dossier IMM-2125-18

LA COUR ADJUDGE ET ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2125-18

 

INTITULÉ :

LUIS HERNANDO SANCHEZ ZAPATA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 DÉCEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE XX DÉCEMBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Nancy Cristina Muñoz Ramirez

 

Pour le demandeur

Me Caroline Doyon

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Roa Services Juridiques

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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