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Date : 20181211


Dossier : IMM-1851-18

Référence : 2018 CF 1252

Montréal (Québec), le 11 décembre 2018

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

SYLVAIN RONALD

EDOUARD PAMELA SHERLY

demandeurs

et

LE MINISTRE DE CITOYENNTÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sont des époux de nationalité haïtienne dont les demandes d’asile au Canada ont été jugées irrecevables en vertu de l’alinéa 101e) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi] et de l’entente des tiers pays sûrs, parce qu’ils sont d’abord entrés aux États-Unis. Le 15 août 2017, ils déposent une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Le 14 septembre 2017, ils soumettent des observations supplémentaires. Le 5 janvier 2018, une agente d’immigration [l’agente] rejette la demande ERAR et les demandeurs reçoivent cette décision le 13 mars 2018. Le 3 avril 2018, ils demandent le réexamen administratif de cette décision négative. Le 10 avril 2018, la même agente rejette la demande de réexamen, d’où la présente demande de contrôle judiciaire.

[2]  Aujourd’hui, il s’agit d’examiner la légalité ou la raisonnabilité du refus de l’agente de réexaminer la décision ERAR. Les demandeurs soutiennent que cette décision est déraisonnable ou viole autrement leur droit à l’équité procédurale. Il n’est pas contesté que l’agente avait le pouvoir discrétionnaire de réexaminer la décision ERAR (Hussein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 44, au para 52 [Hussein]) et que la décision prise au mérite de la demande de réexamen administratif doit être révisée selon la norme de la décision raisonnable (Pierre Paul c Canada (Citoyennté et Immigration), 2018 CF 523, aux paras 26-27 [Pierre Paul]). D’un autre côté, les questions d’équité procédurale doivent être évaluées selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, au para 43).

[3]  Avant de procéder plus avant, un bref survol des faits pertinents s’avère de mise.

[4]  M. Sylvain Ronald, le demandeur principal, travaillait pour le ministère de la Santé publique et de la population [MSPP] en Haïti en tant qu’assistant de chef de section. Alors que ce dernier et son épouse, Mme Édouard Pamela Sherly, attendaient l’autobus pour se rendre en direction de Cap Haïtien, le 23 mars 2016, deux inconnus ont intercepté les demandeurs en les menaçant avec des fusils de monter dans leur voiture. C’est que le demandeur principal est membre de la Ligue éducative et culturelle haïtienne [LECH], alors que celle-ci lutte contre la présence des gangs de rue. Après avoir été relâchés, les demandeurs ont déposé une plainte à la police le même jour. Mais voilà que le demandeur principal continue de recevoir des appels de menace. Le 1er août 2016, les demandeurs déposent une seconde plainte à la police. La demanderesse, une infirmière, était enceinte à l’époque. Le 3 août 2016, elle se rend aux États-Unis, et c’est dans ce dernier pays que leur fils est né. Elle retourne en Haïti en novembre 2016 avec leur fils, mais les menaces continuent; ils retournent donc aux États-Unis en juin 2017. Le demandeur principal vient les rejoindre quelques semaines plus tard.

[5]  Le 5 août 2017, la famille arrive au Canada et revendique l’asile. Sauf celle du fils, leurs demandes d’asile sont irrecevables. Cela dit, le 15 août, 2017, les demandeurs sont avisés qu’ils ont jusqu’au 30 août, 2017 pour faire une demande ERAR, et jusqu’au 14 septembre, 2017 pour déposer leurs observations écrites ainsi que toute preuve documentaire pertinente. De fait, le 15 août 2017, les demandeurs font leur demande ERAR. Celle-ci est reçue par l’agente le 23 août 2017. Des observations supplémentaires sont transmises le 14 septembre 2017 et celle-ci sont reçues par l’agente le 18 septembre 2017.

[6]  Dans la décision ERAR elle-même, et qui n’est pas l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, l’agente note que les demandeurs ont fait référence à la preuve déposée après la demande et la preuve de suivi du colis. Cependant, l’agente conclut :

Le demandeur ne soumet pas de copie de la plainte [à la police] envoyée en Haïti ni preuve de sa réception…De plus, le demandeur ne soumet aucun document à l’effet qu’il était membre du LECH ou même du MSPP ou encore du fait que sa voiture ait été vandalisée […].

[7]  L’agente détermine donc qu’il y a une insuffisance de preuve démontrant un risque personnalisé et qu’ils ne sont pas des réfugiés ou des personnes qui ont besoin de protection en vertu des articles 96 et 97 de la Loi. Mais plutôt que demander la révision judiciaire de la décision négative de l’agent ERAR, les demandeurs font plutôt une demande de réexamen administratif en avril 2018.

[8]  Ainsi, dans leur demande de réexamen, les demandeurs déposent à l’appui une déclaration de leur ancienne avocate en date du 3 avril 2018. Elle affirme sans ambages que suite au dépôt de la demande ERAR de la part de ses clients, elle a bel et bien envoyé par colis postal en septembre 2017 les éléments de preuve supplémentaire mentionnés dans les observations écrites. Rappelons que dans leurs observations du 14 septembre 2017, les demandeurs font référence à cette preuve supplémentaire qui leur sera livrée d’Haïti. Selon une copie de la preuve de livraison, le colis contenant les documents en question a été envoyé de Port au Prince en Haïti le 9 septembre 2017 et est effectivement arrivé au dédouanement au Québec le 13 septembre 2018. Quoiqu’il en soit, les demandeurs redéposent cette preuve au soutien de leur demande de réexamen.

[9]  Il faut comprendre qu’une décision de réexamen administratif comporte deux étapes. La première étape consiste à déterminer si la décision originale devrait être réexaminée. C’est la deuxième étape qui consiste au véritable réexamen de la décision en question ainsi que la nouvelle preuve déposée au soutien de la demande de réexamen (Pierre Paul aux paras 27-29). Le 10 avril 2018, l’agente qui a rendu la décision ERAR refuse la demande de réexaminer sa décision pour les raisons suivantes :

Nous répondons par la présente à vos envois d’observations additionnelles datés du 6 avril 2018, quant à votre demande [ERAR].

Nous avons examiné le bien-fondé de votre demande ERAR, et l’avons refusée. Nous vous avons signifié la décision par lettre le 5 janvier 2018, mettant ainsi définitivement un terme à votre demande. Après avoir examiné les informations/documents additionnels que vous avez soumis, j’ai décidé de ne pas poursuivre à la réouverture de votre dossier pour les raisons suivantes :

  Des éléments de preuves que vous avez soumis étaient disponibles au moment de la décision;

  Nous avons reçu votre demande le 23 août 2017, et vos soumissions additionnelles le 18 septembre 2017. La décision a été rendue le 5 janvier 2018, soit 5 mois plus tard. Le délai était suffisant pour soumettre de la documentation additionnelle;

  Les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale ont été suivis;

  La responsabilité d’envoyer les documents dans les délais prescrits incombent au demandeur.

[10]  Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le défendeur a déposé un affidavit de l’agente qui a rendu la décision ERAR et la décision de réexamen. Elle affirme qu’elle a rendu la décision ERAR le 5 janvier 2018 avec la preuve au dossier et n’a jamais reçu les documents supplémentaires mentionnés dans la demande de réexamen administratif; elle a seulement reçu les documents en question le 6 avril 2018.

[11]  Les demandeurs soutiennent aujourd’hui que l’agente n’a pas étudié les pièces soumises au soutien de la demande de réexamen de façon sérieuse et attentive. L’agente ERAR qui statue sur le bien-fondé d’une demande de réexamen administratif doit vérifier la décision en question pour déterminer si elle a été prise convenablement. S’appuyant sur la déclaration de leur ancienne avocate, les demandeurs soutiennent que le colis contenant les documents supplémentaires, ignorés dans la décision ERAR de janvier 2018, a effectivement été envoyé à l’agente à Vancouver peu après les observations additionnelles, le ou vers le 14 septembre 2017. Les documents n’étaient pas de la « preuve additionnelle ». L’agente n’a manifestement pas considéré toute la preuve disponible. Le refus de réexaminer le dossier est déraisonnable ou viole autrement l’équité procédurale.

[12]  Pour sa part, le défendeur soutient que l’agente a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder la demande de réexamen parce que les demandeurs se fondent sur une preuve qui était disponible au moment de la décision ERAR. Or, l’agente n’a jamais reçu le colis en question avant de rendre la décision ERAR. De fait, l’agente a respecté le droit de l’équité procédurale parce qu’elle n’avait aucune obligation de reporter la décision jusqu’à ce que les demandeurs déposent les documents supplémentaires auxquels ils ont fait référence dans leurs observations supplémentaires de septembre 2017.

[13]  Il y a lieu d’intervenir en l’espèce. L’argumentation du défendeur repose sur un raisonnement juridique circulaire. Bien que l’agente n’a pas violé un principe d’équité procédurale, elle a tout de même exercé sa discrétion d’une manière déraisonnable. À deux reprises, dans leurs observations écrites du 14 septembre 2017, les demandeurs indiquent « [qu’]un retard de livraison fait en sorte que nous devrons ultérieurement soumettre cette preuve à votre attention ». Or, le colis que l’ancienne avocate des demandeurs affirme avoir transmis en septembre 2017 à l’agente contenait, entre autres, les deux plaintes à la police de mars et août 2016 et des documents qui attestent au fait que le demandeur est membre de la LECH, tels sa carte de membre et des photographies indiquant que la voiture des demandeurs a été vandalisée.

[14]  Tout d’abord, disons qu’en principe, au niveau de la demande ERAR elle-même et de la décision ERAR, l’agente n’avait pas l’obligation d’attendre la réception de la preuve supplémentaire annoncée dans les observations écrites de septembre 2017. Légalement parlant, une décision pouvait être prise dès le 14 septembre 2017. Il n’empêche, si cette preuve additionnelle était bel et bien devant l’agente le 5 janvier 2018, elle devait quand même la considérer au moment de rendre sa décision. D’un autre côté, justice doit non seulement être rendue, mais il faut également que ce soit le cas en apparence. Ici, les demandeurs sont de bonne foi et ils ne devraient pas être les victimes d’un imbroglio administratif. La Cour a considéré la déclaration de l’ancienne avocate des demandeurs et l’affidavit de l’agente. La première déclare que les documents ont été envoyés à l’agente peu après que les observations supplémentaires ont été déposées. Mais l’agente affirme que ces documents n’ont jamais été reçus avant la demande de réexamen quand les demandeurs les ont déposés pour une deuxième fois. Il est donc probable que ces documents ont été perdus dans le processus de livraison.

[15]  En l’espèce, l’agente a refusé d’exercer sa discrétion parce que les éléments de preuve que les demandeurs ont redéposés avec leur demande de réexamen étaient soi-disant disponibles au moment de la décision ERAR. Ceci pose problème dans le présent dossier car les demandeurs n’avaient aucun moyen de savoir que ce fût le cas et que les documents supplémentaires soi-disant transmis par leur ancienne avocate n’avaient pas été reçus. Aussi, l’agente a ignoré, sinon mal compris, les motifs de la demande de réexamen. Le fait que les documents supplémentaires ont été envoyés par les demandeurs et n’ont pas apparemment été reçus par l’agente en septembre 2017 constitue une circonstance extérieure à la volonté des demandeurs, donnant ouverture à un réexamen administratif de la décision ERAR. Le défaut de considérer ces circonstances rend le refus de réexaminer la demande ERAR déraisonnable.

[16]  Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 10 avril 2018 est cassée et le dossier sera renvoyé devant un autre agent. Aucune question d’importance générale n’a été soulevée par les procureurs.

 


JUGEMENT au dossier IMM-1851-18

LA COUR ADJUDGE ET ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. La décision du 10 avril 2018 est cassée et la demande de réexamen est renvoyée à un autre agent.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1851-18

 

INTITULÉ :

SYLVAIN RONALD ET EDOUARD PAMELA SHERLY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 DÉCEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 DÉCEMBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Sangaré Salif

 

Pour leS demandeurS

Jessica Pizzoli

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sangaré Salif, Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour leS demandeurS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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