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Dossier : IMM-1806-18

Référence : 2018 CF 1154

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

JULIANA DAMILOLA BOLUWAJI

OLAKUNLE JOSHUA BOLUWAJI

ANJOLAOLUWA DAMILOLA BOLUWAJI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 8 mars 2018 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la décision]. Dans cette décision, la SAR a conclu que la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a commis une erreur en décidant que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable; elle a toutefois retenu la ville d’Abuja plutôt que Port Harcourt en tant que PRI viable et a donc rejeté l’appel.

II.  Contexte

[2]  Les demandeurs, Juliana Boluwaji [la demanderesse principale], Olakunle Boluwaji [le demandeur] et Anjolaoluwa Boluwaji [la demanderesse mineure] sont des citoyens du Nigéria. La demanderesse principale et le demandeur sont mariés; la demanderesse mineure est leur fille.

[3]  Le demandeur et la demanderesse mineure sont membres d’une famille royale [la famille royale] à Lagos (État de Lagos), la ville la plus importante du Nigéria.

[4]  Les demandeurs craignent que des membres de la famille royale obligent la demanderesse principale et la demanderesse mineure à subir une mutilation génitale féminine (MGF).

[5]  Les demandeurs ont particulièrement peur de deux membres influents de la famille royale, tous deux des oncles du demandeur. Le premier, Oba Rilwanu Akinlolu [le roi], l’oba de Lagos et chef de la famille, est un ancien fonctionnaire de police haut gradé qui a pris sa retraite du service de police en 2002. Le deuxième, Amos Ajiki, est le chef de l’île de Lagos.

[6]  Les demandeurs sont arrivés au Canada le 22 février 2017 et ont demandé l’asile sur le fondement de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[7]  Dans sa décision datée du 27 juin 2017, la SPR a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR, ni des personnes à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR. Ces conclusions se fondaient sur le fait que Port Harcourt, au Nigéria, constitue une PRI viable.

[8]  Les demandeurs ont interjeté appel devant la SAR.

[9]  La SAR devait déterminer si (1) la SPR avait commis une erreur en concluant que la famille royale n’exerce aucune influence particulière sur la police au Nigéria et (2) si la SPR avait commis une erreur en concluant que la ville de Port Harcourt constituait une PRI convenable.

[10]  En ce qui concerne la première question à trancher, la SAR a mené une analyse indépendante des éléments de preuve présentés à la SPR et elle a conclu qu’ils n’établissaient pas que la famille royale exerce une influence particulière lui permettant d’ordonner à la police d’exiger que la demanderesse principale et la demanderesse mineure subissent une MGF.

[11]  En ce qui concerne la deuxième question, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en déterminant que Port Harcourt constituait une PRI convenable puisque, même si l’excision est officiellement illégale suivant une loi fédérale – la Violence Against Persons (Prohibition) Act (la VAPP) –, cette dernière n’est pas appliquée dans de nombreuses régions, y compris à Port Harcourt.

[12]  La SAR s’est aussi demandé si Abuja, la capitale du Nigéria, pouvait constituer une PRI convenable.

[13]  Les demandeurs ont présenté des observations écrites à la SAR sur le caractère convenable d’Abuja en tant que PRI. Ils ont fait valoir qu’Abuja n’est pas une PRI sécuritaire puisque la famille royale a des liens particuliers avec la police, ce qui lui permettrait de contourner la protection offerte par la police à Abuja. La SAR a rejeté ces observations et elle a conclu que les demandeurs pourraient bénéficier de la protection de la police à Abuja.

[14]  Après avoir examiné les éléments de preuve, la SAR a conclu que la VAPP est appliquée à Abuja. Pour ces motifs, la SAR a conclu qu’Abuja constituait une PRI sécuritaire et raisonnable pour les demandeurs. La SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR dans son ensemble.

III.  Questions en litige

[15]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son application de l’alinéa 111(1)b) de la LIPR?
  2. La SAR a-t-elle commis une erreur en n’évaluant pas adéquatement les éléments de preuve sur le caractère convenable d’Abuja en tant que PRI?
  3. La SAR a-t-elle tiré une conclusion de fait déraisonnable au paragraphe 23 de la décision?

IV.  Norme de contrôle

[16]  La norme de contrôle qui s’applique à l’examen d’une décision rendue par la SAR est celle de la décision raisonnable. La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte.

V.  Analyse

A.  La SAR a-t-elle commis une erreur dans son application de l’alinéa 111(1)b) de la LIPR?

[17]  Les demandeurs font valoir que la SAR a outrepassé la compétence que lui confère le paragraphe 111(1) de la LIPR, ainsi libellé :

111 (1) La Section d’appel des réfugiés confirme la décision attaquée, casse la décision et y substitue la décision qui aurait dû être rendue ou renvoie, conformément à ses instructions, l’affaire à la Section de la protection des réfugiés.

[18]   Les demandeurs soutiennent qu’après avoir conclu que Port Harcourt ne constituait pas une PRI viable, la SAR a mal appliqué l’alinéa 111(1)b) en considérant la possibilité qu’Abuja constitue une PRI et en concluant par l’affirmative. Ils font valoir qu’après avoir conclu que Port Harcourt n’était pas une PRI viable la SAR n’avait d’autre choix que de substituer cette conclusion à celle de la SPR.

[19]  En vertu du paragraphe 111(1) de la LIPR, la SAR peut, quand elle examine une question soulevée en appel, apprécier de manière indépendante les éléments de preuve au dossier de la SPR. La juge Strickland a résumé l’approche qu’il convient d’appliquer dans la décision Tan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 876, au paragraphe 40 [Tan] :

[40]  [...] en ce qui concerne les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit qui ne soulèvent aucune question de crédibilité, la SAR doit examiner attentivement la décision de la SPR, en appliquant la norme de la décision correcte, puis procéder à sa propre analyse du dossier pour déterminer si la SPR a commis une erreur. Le cas échéant, la SAR peut statuer sur l’affaire de manière définitive en substituant à la décision de la SPR sa propre décision sur le fond de la demande d’asile. La SAR doit alors instruire l’affaire comme une procédure d’appel hybride. La SAR n’est pas tenue de déférer aux conclusions de fait de la SPR. De plus, au moment d’examiner les questions soulevées par les parties, la SAR est en droit de procéder à une évaluation indépendante du dossier présenté à la SPR et de se référer à la preuve qui corrobore les constations ou les conclusions de la SPR. À mon avis, le corollaire nécessaire de cette affirmation est que la SAR est également autorisée à se référer aux éléments de preuve contenus dans le dossier dont disposait la SPR pour expliquer pourquoi elle pense que la SPR a commis une erreur relativement à une question qui a été soulevée en appel ou pourquoi elle n’est pas d’accord avec les conclusions de fait de la SPR. Ces motifs, en soi, ne donnent pas lieu à une nouvelle question.

[Renvois omis. Non souligné dans l’original.]

[20]  La SAR a suivi l’approche exposée dans la décision Tan : elle a examiné la question de l’existence d’une PRI convenable, elle a analysé de manière indépendante les éléments de preuve qui avaient été présentés à la SPR et elle a conclu qu’Abuja constituait une PRI convenable. Il n’était aucunement inapproprié pour la SAR de se demander si Abuja était une PRI convenable après avoir rejeté Port Harcourt. De plus, toute préoccupation en matière d’équité procédurale est dissipée par le fait que les demandeurs ont eu l’occasion de présenter des observations écrites à la SAR sur le caractère convenable d’Abuja en tant que PRI.

[21]  Il était raisonnable et correct que la SAR examine le caractère convenable d’Abuja en tant que PRI après avoir rejeté Port Harcourt.

B.  La SAR a-t-elle commis une erreur en n’évaluant pas adéquatement les éléments de preuve sur le caractère convenable d’Abuja en tant que PRI?

[22]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en déterminant qu’Abuja constituait une PRI convenable puisqu’elle n’a pas tenu compte du fait que, bien que les éléments de preuve établissent que la VAPP est en vigueur à Abuja, la preuve documentaire établit aussi que la VAPP n’y est pas appliquée. Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas fait la distinction requise entre l’adoption d’une loi et son application, ce qui rend déraisonnable sa conclusion selon laquelle Abuja constituait une PRI convenable.

[23]  Je souscris à l’idée selon laquelle la preuve documentaire présentée à la SAR montre que, bien que la VAPP soit effectivement en vigueur à Abuja, elle n’y est pas vraiment appliquée. À cet égard, il convient de reproduire le passage suivant de la Réponse à la demande d’information :

Des sources font remarquer l’existence, dans l’État de Lagos, de lois visant la pratique de la MGF (candidat au doctorat 8 sept. 2016; ICIR 7 févr. 2015). Cependant, d’après l’ICIR, [traduction] « même dans les États qui ont promulgué des lois contre celle-ci [la MGF], les lois sont peu contraignantes et, la plupart du temps, elles ne sont même pas appliquées » [...]. »

[24]  Cette conclusion est aussi étayée par d’autres passages de la preuve documentaire. La SAR n’a pas reconnu et pris en compte la distinction qu’il convient de faire entre l’adoption de la VAPP et son application.

[25]  Le défendeur conteste cet argument pour un motif d’ordre procédural, à savoir que la distinction entre l’adoption d’une loi et son application n’était pas une question en litige devant la SAR. Le défendeur invoque à cet égard les observations écrites que les demandeurs ont présentées à la SAR, dont une partie semble reposer sur la prémisse que la VAPP est généralement appliquée à Abuja.

[26]  Je reconnais qu’il est inapproprié au stade du contrôle judiciaire de soulever un nouvel argument n’ayant pas été présenté à la SAR (Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 855, aux paragraphes 29 et 30). Je conclus cependant que la distinction à faire entre l’application de la loi et son adoption était de toute évidence une question en litige devant la SAR puisqu’il s’agit de l’une des raisons pour lesquelles la SAR a conclu que Port Harcourt n’était pas une PRI convenable. Cela étant, la SAR a commis une erreur en confondant l’application de la VAPP et son adoption lorsqu’elle a examiné le caractère convenable d’Abuja. Certes, les observations écrites que l’avocat a présentées à la SAR étaient maladroites, mais cela ne change rien à cette erreur.

[27]  La décision de la SAR sur cette question est déraisonnable et ce motif suffit à lui seul pour renvoyer la demande à des fins de nouvel examen.

C.  La SAR a-t-elle tiré une conclusion de fait déraisonnable au paragraphe 23 de la décision?

[28]  La SAR devait entre autres déterminer si la SPR a commis une erreur en concluant que la famille royale n’exerce aucune influence particulière sur la police au Nigéria. La SAR a mené une analyse indépendante des éléments de preuve et elle a conclu qu’ils ne suffisaient pas à établir que la famille royale exerce une influence particulière lui permettant d’ordonner à la police d’obliger la demanderesse principale et la demanderesse mineure à subir une mutilation génitale.

[29]  Les demandeurs soutiennent que la SAR, lorsqu’elle a tiré cette conclusion, a commis une erreur en concluant ce qui suit au paragraphe 23 de la décision :

Même si la SAR reconnaissait que le roi avait occupé un poste aussi élevé que celui d’inspecteur général adjoint, comme il a été soutenu dans le mémoire, il reste que le roi aurait pris sa retraite de la police en 2002. Rien dans la preuve ne démontre que le roi exercerait toujours une influence sur la police plus de 15 ans après avoir quitté la force.

[30]  Les demandeurs soutiennent que cette conclusion d’absence de preuve constituait une erreur fatale puisqu’elle implique que la preuve relative à l’influence exercée par la famille royale en général et le roi en particulier n’a pas été considérée.

[31]  Je ne suis pas de cet avis. Le raisonnement de la SAR, exposé aux paragraphes 18 à 25 de la décision, repose notamment sur l’appréciation des éléments de preuve qui lui ont été présentés sur l’influence de la famille royale. Dans son raisonnement, la SAR a relevé que, même si elle devait accepter le fait que le roi a occupé le rang le plus élevé d’inspecteur général adjoint (ce qu’elle n’a pas fait), il n’en demeure pas moins que ce dernier n’exerce aucune influence qui permettrait à la famille royale d’ordonner à la police d’obliger la demanderesse principale et la demanderesse mineure à subir une mutilation génitale. Les demandeurs demandent à la Cour de soupeser de nouveau les éléments de preuve présentée à la SAR et de conclure à l’existence d’un fait que la SAR n’était pas disposée à inférer.

[32]  Le rejet d’une inférence tirée sur le fondement de l’absence d’éléments de preuve directe commande la retenue et est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Bercasio c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 244, au paragraphe 33).

[33]  La SAR a fait une appréciation raisonnable des éléments de preuve sur l’influence de la famille royale.




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