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Date : 20181211


Dossier : T‑1689‑17

Référence : 2018 CF 1248

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2018

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

ANDRIY VOLODYMYROVYCH PORTNOV

demandeur

et

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision implicite du ministre des Affaires étrangères (le ministre) de ne pas retirer le nom du demandeur de l’annexe du Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine), DORS/2014‑44 (le Règlement).

II.  Contexte

[2]  Le demandeur, Andriy Portnov, est un citoyen de l’Ukraine.

[3]  Le demandeur a été élu député (membre du parlement) à la Verkhovna Rada (Conseil suprême) d’Ukraine en mars 2006 et il a agi à ce titre jusqu’en avril 2010. Il est ensuite devenu conseiller du président d’Ukraine, Viktor Yanukovych, entre avril 2010 et février 2014.

[4]  En février 2014, le président Yanukovych a été démis de ses fonctions. Un nouveau gouvernement a pris le pouvoir, sous la direction du président Petro Porochenko.

[5]  Le nouveau gouvernement a fait parvenir à diverses entités internationales, dont le Canada, une lettre dans laquelle il alléguait que plusieurs anciens représentants du gouvernement, y compris le demandeur, avaient été impliqués dans des activités criminelles liées au détournement de fonds de l’État, et il demandait que des mesures restrictives soient imposées à ces personnes. Le demandeur soutient que ces renseignements, dans la mesure où ils le concernent, sont incorrects et ont un mobile politique.

[6]  En réponse à ces lettres, plusieurs entités internationales (dont le gouvernement canadien, comme nous le verrons ci‑dessous) ont imposé des restrictions sur les biens du demandeur et d’autres ressortissants ukrainiens.

[7]  Depuis le printemps 2014, le demandeur a fait de nombreuses démarches pour laver sa réputation et pour faire retirer les mesures restrictives. Dans l’ensemble, ses efforts ont été couronnés de succès, car la preuve dont je suis saisi établit que la Commission européenne, la Suisse et la Norvège ont toutes agi pour éliminer des restrictions qui avaient précédemment été imposées au demandeur.

[8]  Toutefois, le demandeur n’a pas réussi à repousser les restrictions pesant contre lui au Canada.

A.  Restrictions canadiennes

[9]  Le 3 mars 2014 ou vers cette date, le procureur général d’Ukraine a fait parvenir une lettre au premier ministre du Canada, dans laquelle il a indiqué que les autorités policières de l’Ukraine avaient entrepris d’enquêter sur des crimes commis par des hauts gradés de l’ancien gouvernement, dont le demandeur, et qu’à la suite de ces enquêtes, [traduction« des éléments constitutifs d’un détournement de montants considérables des fonds de l’État et de leur transfert illégal subséquent à l’extérieur du territoire de l’Ukraine [avaie]nt été établis » (la lettre du 3 mars 2014). L’auteur de la lettre du 3 mars 2014 a ensuite demandé l’aide du premier ministre du Canada afin d’assurer le retour des biens illégalement sortis du pays, en  le priant de [traduction« faciliter la prise d’une décision politique pertinente ».

[10]  Le 5 mars 2014, le Règlement a été édicté en application de la Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus, LC 2011, c 10 (la LBBDEC). Le Règlement a pour effet de bloquer les biens de 18 particuliers dont les noms figurent à l’annexe du Règlement (l’annexe). Le nom du demandeur se trouve au point 9 de l’annexe.

[11]  Depuis décembre 2015, le demandeur a présenté sept demandes au ministre pour faire rayer son nom de l’annexe (les lettres de demande). Les lettres de demande étaient accompagnées de documents des autorités policières de l’Ukraine, de déclarations de fonctionnaires gouvernementaux ukrainiens ainsi que de décisions judiciaires attestant généralement qu’aucune enquête ne demeurait en suspens au sujet d’actes répréhensibles qu’aurait pu commettre le demandeur, et que celui-ci n’avait été déclaré coupable d’aucun acte de ce type. Les lettres de demande contenaient également des éléments de preuve établissant que plusieurs entités, dont la Commission européenne, avaient éliminé leurs restrictions visant le demandeur.

[12]  L’élément de preuve peut‑être le plus convaincant qui ait été présenté avec les lettres de demande est un arrêt d’une formation du Tribunal général (neuvième chambre) de la Cour de justice de l’Union européenne daté du 26 octobre 2015, dans lequel la Cour a conclu que M. Portnov n’aurait jamais dû faire l’objet de restrictions de la part de l’Union européenne (le jugement de la CJUE). Dans ce jugement de la CJUE, on statuait que la lettre du 3 mars 2014 « ne saurait constituer une base factuelle suffisamment solide » pour imposer des restrictions à M. Portnov et ajoutait ce qui suit :

[…] il n’est même pas établi que, au moment de l’adoption des actes attaqués, le requérant faisait l’objet d’une véritable « procédure pénale », ne serait‑ce qu’au stade d’une simple enquête préliminaire. Il s’ensuit que l’inscription du nom du requérant sur la liste comme une « [p]ersonne faisant l’objet d’une procédure pénale » est incorrecte.

[13]  Je prends également acte de trois documents produits par le demandeur avec ses lettres de demande :

  • a) Un certificat délivré par le ministère des Affaires internes de l’Ukraine, daté du 16 janvier 2017, qui atteste que M. Portnov n’a été déclaré coupable d’aucune infraction criminelle;

  • b) Une lettre du Cabinet du procureur général de l’Ukraine, datée du 6 mars 2017, qui atteste que M. Portnov n’a été mis en cause dans aucune procédure ni enquête de nature criminelle en Ukraine;

  • c) Une lettre du Cabinet du procureur général de l’Ukraine, datée du 26 juin 2017, qui avise le premier ministre du Canada que l’information contenue dans la lettre du 3 mars 2014 était [traduction« sujette à caution et de nature à porter atteinte aux droits personnels de [M. Portnov] ».

[14]  Les premières réponses du ministre aux lettres de demande laissaient entendre qu’il serait nécessaire que l’Ukraine présente une demande officielle au Canada pour que le nom du demandeur soit rayé de l’annexe. En réponse à la cinquième demande du demandeur, le ministre a indiqué, dans un courriel daté du 11 juillet 2017, que la demande du demandeur était toujours à l’étude. Le demandeur n’a pas reçu de réponse à ses sixième et septième demandes, respectivement datées du 22 août 2017 et du 3 octobre 2017.

[15]  Le 3 novembre 2017, le demandeur a déposé la présente demande de contrôle judiciaire dans laquelle il conteste le refus du ministre de rayer son nom de l’annexe.

[16]  Le demandeur désire obtenir une ordonnance obligeant le ministre à recommander au gouverneur en conseil que le Règlement soit modifié pour supprimer le point 9 de l’annexe ou, subsidiairement, déclarant que le point 9 n’est pas autorisé par sa loi habilitante.

[17]  Le défendeur laisse entendre qu’en dépit de la preuve considérable qu’il avait présentée dans ses lettres de demande, le ministre avait reçu quatre lettres de l’ambassade ukrainienne au Canada, la première en mars 2016 et la plus récente en juillet 2018, qui avaient suffi à le convaincre qu’une enquête concernant le demandeur était en cours en Ukraine. Le défendeur a déposé deux affidavits attestant sous serment l’existence de ces lettres, mais il a omis de produire celles‑ci. La veille de l’audience relative à la présente affaire, le défendeur a cependant produit une lettre d’un représentant du ministre adressée au demandeur, qui était datée du 7 octobre 2018, et qui faisait allusion aux lettres de l’ambassade de l’Ukraine, en concluant que le ministre n’allait ni recommander que le nom du demandeur soit rayé du Règlement, ni recommander quelque modification que ce soit au Règlement. Même s’il aurait été préférable que le défendeur dépose directement auprès de la Cour les lettres de l’ambassade ukrainienne, cette omission ne change rien aux conclusions auxquelles j’arrive ci‑dessous.

III.  Cadre législatif applicable

[18]  Les paragraphes 4(1) et 4(2) de la LBBDEC imposent au gouverneur en conseil des exigences auxquelles celui‑ci doit satisfaire avant qu’il puisse prendre des règlements sous le régime de la LBBDEC. Le paragraphe 4(1) exige, avant qu’un règlement puisse être édicté, que le gouvernement du Canada reçoive une demande par écrit d’un État étranger attestant qu’une personne a détourné des biens de l’État étranger et demandant au gouvernement du Canada de bloquer les biens de ladite personne :

4 (1) Si un État étranger, par écrit, déclare au gouvernement du Canada qu’une personne a détourné des biens de l’État étranger ou a acquis des biens de façon inappropriée en raison de sa charge ou de liens personnels ou d’affaires et demande au gouvernement du Canada de bloquer les biens de la personne, le gouverneur en conseil peut :

a) prendre tout décret ou règlement qu’il estime nécessaire concernant la restriction ou l’interdiction, à l’égard des biens de la personne, des activités énumérées au paragraphe (3);

b) par décret, saisir, bloquer ou mettre sous séquestre, de la façon prévue par le décret, tout bien situé au Canada et détenu par la personne.

[Non souligné dans l’original.]

[19]  Avant qu’un règlement puisse être pris en application de la LBBDEC, le paragraphe 4(2) exige que le gouverneur en conseil soit convaincu de ce qui suit :

a) la personne est, relativement à l’État étranger, un étranger politiquement vulnérable;

b) il y a des troubles internes ou une situation politique incertaine dans l’État étranger;

c) la prise du décret ou règlement est dans l’intérêt des relations internationales.

[20]  L’expression « étranger politiquement vulnérable » est définie à l’article 2 de la LBBDEC :

Personne  qui  occupe ou a occupé l’une des charges ci‑après au sein d’un État étranger ou pour son compte :

a) chef d’État ou chef de gouvernement;

b) membre du conseil exécutif de gouvernement ou membre d’une assemblée législative;

c) sous‑ministre ou titulaire d’une charge de rang équivalent;

d) ambassadeur, ou attaché ou conseiller d’un ambassadeur;

e) officier ayant le rang de général ou un rang supérieur;

f) dirigeant d’une société d’État ou d’une banque d’État;

g) chef d’un organisme gouvernemental;

h) juge;

i) leader ou président d’un parti politique représenté au sein d’une assemblée législative;

j) titulaire d’un poste ou d’une charge visés par règlement.

Y est assimilée toute personne qui lui est ou était étroitement associée pour des raisons personnelles ou d’affaires, notamment un membre de sa famille.

[21]  Le 5 mars 2014, le Règlement a été édicté en vertu de la LBBDEC. La disposition applicable du Règlement est l’article 2 qui bloque de facto les biens d’un étranger politiquement vulnérable au Canada :

2 Il est interdit à toute personne se trouvant au Canada ou à tout Canadien se trouvant à l’étranger :

a) d’effectuer toute opération, directement ou indirectement, portant sur un bien de tout étranger politiquement vulnérable, indépendamment de la situation du bien;

b) de conclure, directement ou indirectement, toute opération financière liée à une opération visée à l’alinéa a) ou d’en faciliter, directement ou indirectement, la conclusion;

c) de fournir des services financiers ou des services connexes relativement aux biens de tout étranger politiquement vulnérable.

[22]  L’article 13 de la LBBDEC prévoit que toute personne visée par un règlement pris en vertu de LBBDEC peut demander par écrit au ministre de cesser d’être visée par le règlement au motif qu’elle n’est pas un étranger politiquement vulnérable. Aucune autre disposition de la LBBDEC ne permet de contester un règlement.

[23]  En vertu de l’article 6 de la LBBDEC, le règlement cesse d’avoir effet cinq ans après sa date d’entrée en vigueur à moins que le gouverneur en conseil ne prolonge, par décret, sa période de validité. Ainsi, par l’application de l’article 6, le règlement cessera d’avoir effet le 5 mars 2019, à moins que le gouverneur en conseil n’ordonne la prolongation de sa période de validité.

IV.  Questions en litige

[24]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. Le Règlement est-il conforme à sa loi habilitante?
  2. Le ministre a‑t‑il commis une erreur en se fondant sur la lettre du 3 mars 2014?
  3. Le ministre a‑t‑il commis une erreur en ne recommandant pas une modification au Règlement?

V.  Norme de contrôle

[25]  La question de savoir si un règlement a été pris dans les limites de la portée de sa loi habilitante est une question de droit, qui est susceptible de révision selon la norme de la décision correcte. Comme la Cour d’appel fédérale l’a déclaré dans l’arrêt Canada c Conseil canadien pour les réfugiés, 2008 CAF 229, au paragraphe 57 [Conseil canadien pour les réfugiés] :

La contestation de la légalité d’un règlement soulève la question précise de savoir si les conditions préalables à l’exercice du pouvoir délégué qui ont été énoncées par le législateur existent au moment où le règlement est pris, une question qui est invariablement assujettie à la norme de la décision correcte.

[26]  Le défendeur fait valoir que la norme de contrôle relativement à la validité de règlements est celle du caractère raisonnable, et il invoque, à l’appui de son propos, l’arrêt West Fraser Mills Ltd. c Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22 [West Fraser]. Cet arrêt concernait une situation où une loi habilitante conférait à un organisme un large pouvoir de décider des règlements nécessaires, et, dans cette affaire, la question faisant l’objet du contrôle était celle de savoir si le règlement en cause résultait ou non d’un exercice raisonnable du pouvoir délégué à l’organisme. En revanche, la présente affaire met en jeu la question restreinte de savoir si les conditions préalables établies par le législateur pour l’exercice du pouvoir délégué sous le régime de la LBBDEC étaient réunies au moment de l’édiction du Règlement. Pour ces motifs, je conclus que la norme de la décision correcte s’applique en l’espèce (Katz Group Canada Inc. c Ontario (Santé et soins de longue durée), 2013 CSC 64; Canada (Procureur général) c Mercier, 2010 CAF 167, aux paragraphes 78 et 79).

[27]  Toutefois, comme je l’ai indiqué à l’audience, le fait de savoir si la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable ou de la décision correcte n’influe aucunement sur la décision que je rendrai ci‑dessous.

[28]  La question de savoir si le ministre s’est trompé en se fondant sur la lettre du 3 mars 2014, ainsi que celle de savoir s’il a commis une erreur en ne recommandant pas une modification au Règlement, devrait faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

VI.  Analyse

A.  Le Règlement est-il conforme à sa loi habilitante?

[29]  Le demandeur fait valoir que le point 9 de l’annexe du Règlement n’est pas autorisé par la loi habilitante de celui‑ci.

[30]  Comme premier moyen de contestation, le demandeur affirme que, conformément au paragraphe 4(1) de la LBBDEC, pour pouvoir conclure que les biens du demandeur devaient être bloqués en application de l’article 2 du Règlement, le ministre devait avoir en main une déclaration écrite de l’Ukraine attestant que le demandeur avait détourné des biens de manière inappropriée, et non simplement se contenter d’une allégation selon laquelle une enquête était en cours dans le but de déterminer s’il y avait eu un détournement de cette nature.

[31]  Il est vrai que le libellé du paragraphe 4(1) accrédite l’argument du demandeur. Cependant, affirmer que le ministre doit dès le départ avoir acquis la conviction qu’il y a effectivement eu détournement serait aller à l’encontre de l’objet de la LBBDEC, et rendrait à ce point rigoureux le critère préliminaire relatif à l’application de l’article 2 du Règlement que la LBBDEC pourrait, dans de nombreux cas, sinon la plupart des cas, être déclarée inopérante.

[32]  La LBBDEC a pour objet de donner aux États qui sont aux prises avec une situation politique incertaine la capacité de demander au Canada de bloquer des biens possiblement détournés par certaines personnes jusqu’à ce que la situation se rétablisse et que l’État puisse obtenir des éléments de preuve et réaliser des enquêtes à l’égard de ces personnes ou de ces biens (Djilani c Canada (Affaires étrangères), 2017 CF 1178, au paragraphe 100 [Djilani]).

[33]  Compte tenu de ces objectifs, je conclus que la condition énoncée au paragraphe 4(1) de la LBBDEC exige seulement que l’État étranger formule une allégation d’acte irrégulier. Cette condition a été remplie par la lettre du 3 mars 2014. Même si cette conclusion est suffisante, je ferai observer que, à supposer que l’exigence prévue au paragraphe 4(1) doive être interprétée de la façon dont le demandeur le suggère – ce que je rejette –, la condition aurait été remplie par le libellé de la lettre du 3 mars 2014, qui mentionne, au sujet du demandeur, que [traduction« des éléments constitutifs d’un détournement de montants considérables des fonds de l’État et de leur transfert illégal subséquent à l’extérieur du territoire de l’Ukraine ont été établis ».

[34]  Comme l’a fait remarquer le défendeur, lorsqu’on tient compte de l’affidavit de Kevin Rox, au paragraphe 12, et de celui d’Allison Grant, au paragraphe 2, il est évident que le ministère des Affaires étrangères était convaincu que le demandeur avait pu détourner des biens de l’État et que des enquêtes étaient en cours au sujet de ce détournement possible.

[35]  Compte tenu de ces affidavits ainsi que du préambule du Règlement, il est manifeste que les conditions énoncées au paragraphe 4(2) de la LBBDEC étaient également réunies au moment de la prise du Règlement.

[36]  Le demandeur conteste ensuite le Règlement en alléguant qu’il est devenu subséquemment invalide. Les parties divergent d’opinion sur la question de savoir si un règlement peut devenir ultra vires après son édiction.

[37]  La Cour d’appel fédérale a statué qu’une contestation de la légalité d’un règlement met en cause la question restreinte de savoir si les conditions préalables énoncées par le législateur relativement à l’exercice du pouvoir délégué existent au moment de l’édiction (Conseil canadien pour les réfugiés, précité, aux paragraphes 57, 64, 87 et 88).

[38]  Plaidant à l’encontre de ce postulat, le demandeur a porté à l’attention de la Cour la décision de la juge Tremblay-Lamer dans le renvoi Charkaoui, 2009 CF 1030 [Charkaoui].

[39]  Dans la décision Charkaoui, la Cour s’est penchée sur le caractère raisonnable d’un certificat délivré par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (les ministres) qui attestait que la personne en cause était interdite de territoire au Canada pour raison de sécurité. L’article 77 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), dans sa version en vigueur à l’époque, exigeait que les ministres déposent à la Cour la preuve sur laquelle le certificat était fondé. Les ministres avaient initialement produit cette preuve, mais ils l’avaient ensuite retirée en alléguant notamment des préoccupations en matière de sécurité nationale. Dans la décision Charkaoui, la Cour a conclu que lorsqu’un certificat délivré en vertu de l’article 77 de la LIPR n’est plus justifié par la preuve, ce certificat devient ultra vires.

[40]  L’affaire Charkaoui est différente de l’espèce, étant donné que l’article 77 de la LIPR exigeait expressément qu’un certificat soit étayé par une preuve justifiant sa délivrance, alors que la LBBDEC ne comporte aucune exigence de cette nature en ce qui concerne le Règlement. De plus, je suis lié par l’énoncé du droit sans équivoque qui a été formulé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés.

[41]  Par conséquent, la contestation de la validité du Règlement par le demandeur, qui est fondée sur l’allégation que des événements postérieurs à l’édiction du Règlement ont rendu celui‑ci invalide, doit échouer.

B.  Le ministre a‑t‑il commis une erreur en se fondant sur la lettre du 3 mars 2014?

[42]  Le demandeur fait également valoir que le ministre a commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire réglementaire sans avoir entrepris des démarches pour vérifier les renseignements que contenait la lettre du 3 mars 2014.

[43]  La LBBDEC a été édictée afin de donner aux États qui sont aux prises avec une situation politique incertaine la capacité de demander au Canada de bloquer des biens possiblement détournés par certaines personnes jusqu’à ce que la situation se rétablisse et que l’État puisse obtenir des éléments de preuve et réaliser des enquêtes à l’égard de ces personnes ou de ces biens (Djilani, précitée, au paragraphe 100). Conformément à cet objectif, l’exigence formulée au paragraphe 4(1) de la LBBDEC prévoit simplement qu’un État étranger doit formuler une allégation d’irrégularité; or, l’Ukraine a fait une déclaration de cette nature dans sa lettre du 3 mars 2014. Par conséquent, le ministre a agi de manière raisonnable en se fondant sur cette lettre.

C.  Le ministre a‑t‑il commis une erreur en ne recommandant pas une modification au Règlement?

[44]  Le demandeur n’a aucun moyen de demander une modification au Règlement, compte tenu du libellé de la LBBDEC et du Règlement. La seule disposition qui permettrait au demandeur de faire rayer son nom du Règlement est l’article 13 de la LBBDEC, qui prévoit qu’une personne visée par un règlement pris en vertu de la LBBDEC peut demander par écrit au ministre de cesser d’être visée par le règlement au motif qu’elle n’est pas un étranger politiquement vulnérable. Le demandeur ne remet pas en question le fait qu’il est un étranger politiquement vulnérable au sens de la LBBDEC.

[45]  Le demandeur n’en allègue pas moins que le refus de la part du ministre de recommander que son nom soit rayé du Règlement était déraisonnable, compte tenu de la preuve considérable qui est décrite ci‑dessus, et qui donne fortement à penser que le demandeur n’a jamais détourné de biens ni de fonds de l’Ukraine. Le demandeur fait valoir les arguments suivants :

  • a) le ministre a le pouvoir discrétionnaire de recommander que le Règlement soit modifié;

  • b) le pouvoir discrétionnaire conféré par une loi doit être exercé conformément à l’objet de celle‑ci;

  • c) compte tenu de la preuve exposée ci‑dessus, le refus de la part du ministre de recommander une modification va à l’encontre des objectifs de la loi et est donc déraisonnable.

[46]  Le refus de la part du ministre de recommander que le Règlement soit modifié de manière à rayer le nom du demandeur est raisonnable. Si la Cour arrivait à une autre conclusion, elle outrepasserait son rôle et elle usurperait le rôle qui est constitutionnellement dévolu à l’organe exécutif de l’État.

[47]  Toutefois, l’absence de fondement probatoire qui permettrait au demandeur d’obtenir l’un des redressements qu’il recherche est malheureuse. Même si le Règlement a été pris en fonction d’une demande de l’Ukraine sur laquelle le ministre a raisonnablement fondé sa décision, le demandeur a depuis transmis au ministre une preuve considérable montrant qu’il n’a jamais détourné de biens ni de fonds de l’Ukraine.

[48]  Le défendeur a omis de répondre à plusieurs demandes de réexamen du demandeur échelonnées sur une longue période, et ces retards de la part du défendeur témoignent d’un mépris envers les préoccupations graves qu’avait le demandeur au sujet de sa situation. Dans ce contexte, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de ne pas adjuger les dépens.

[49]  La demande est rejetée.


JUGEMENT dans le dossier T‑1689‑17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Dans les circonstances, les dépens ne sont pas adjugés.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de janvier 2018.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1689‑17

 

INTITULÉ :

ANDRIY VOLODYMYROVYCH PORTNOV c LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 dÉcembrE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 dÉcembrE 2018

 

COMPARUTIONS :

Geoff R. Hall

John W. Boscariol

Robert A. Glasgow

POUR Le demandeur

Roger Flaim

POUR Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault, s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LE demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR Le défendeur

 

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