Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20181205

Dossier : IMM‑114‑18

Référence : 2018 CF 1222

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2018

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

ODUNAYO JOY ADEOLA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  La défenderesse, Odunayo Joy Adeola, est une citoyenne du Nigéria. Elle est entrée au Canada en 2012 et a présenté une demande d’asile parce qu’elle avait peur de son conjoint de fait violent. L’audience relative à la demande d’asile de Mme Adeola a eu lieu le 24 novembre 2017, devant R. Rossi, un commissaire de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR). Pour les motifs rendus de vive voix à la fin de l’audience, le commissaire a accepté la demande d’asile.

[2]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le ministre soutient que la décision est déraisonnable parce que le commissaire a omis de tenir compte d’éléments de preuve qui soulèvent d’importantes questions au sujet de la crédibilité de Mme Adeola.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je souscris à l’opinion du ministre. La présente demande de contrôle judiciaire doit, par conséquent, être accueillie et l’affaire renvoyée à un autre commissaire de la SPR afin qu’il statue sur celle‑ci.

II.  CONTEXTE

[4]  Pour comprendre la question centrale de la présente demande de contrôle judiciaire, il est nécessaire d’exposer en détail l’historique de la demande d’asile de Mme Adeola.

[5]  Mme Adeola a présenté sa demande d’asile pour la première fois à un bureau intérieur de la CISR à Toronto, le 6 juin 2012. Elle a rempli son formulaire de demande d’asile au Canada le 25 juin 2012. Un avocat l’a aidée. Le formulaire a été soumis à la CISR le 9 juillet 2012. Mme Adeola a alors déclaré solennellement que les renseignements qu’elle fournissait étaient véridiques, complets et exacts.

[6]  Sur le formulaire, Mme Adeola a indiqué son nom complet et sa date de naissance. Elle a laissé en blanc la case demandant d’autres noms utilisés antérieurement ou actuellement.

[7]  Mme Adeola a déclaré sur le formulaire qu’elle est arrivée au Canada à l’aéroport international Pearson le 5 juin 2012. Elle a déclaré qu’elle avait quitté Lagos, au Nigéria, le 4 juin 2012 et qu’elle s’était envolée pour le Canada via Amsterdam. Elle a déclaré avoir utilisé un passeport lorsqu’elle est entrée au Canada. Elle ne connaissait pas le nom sur le passeport, le pays qui l’avait délivré, le numéro de série ou la date d’expiration. Le passeport n’était pas authentique. Lorsqu’interrogée à savoir s’il était encore en sa possession, elle a coché la case « Non ». Interrogée ailleurs sur le formulaire à savoir si quelqu’un l’avait aidée à venir au Canada, Mme Adeola a déclaré qu’un certain M. Kunle avait [traduction« fourni les titres de voyage et l’avait amenée au Canada ». Les antécédents d’emploi et les adresses où elle a résidé qu’elle a fournis concordaient avec sa déclaration selon laquelle elle avait quitté le Nigéria pour le Canada en juin 2012. 

[8]  Mme Adeola a présenté son Formulaire de renseignements personnels (FRP) à la CISR le 24 juillet 2012. Elle bénéficiait encore de l’aide d’un avocat. Dans son FRP, Mme Adeola a déclaré que [traduction« les renseignements fournis dans ce formulaire et tous les documents qui y sont joints sont complets, vrais et exacts. »

[9]  Sur le FRP, Mme Adeola a de nouveau indiqué son nom complet et sa date de naissance. Elle a laissé en blanc la case demandant d’autres noms utilisés antérieurement ou actuellement.

[10]  Mme Adeola a réitéré dans son FRP qu’elle était arrivée au Canada à l’aéroport international Pearson le 5 juin 2012 et qu’elle s’était envolée pour le Canada depuis le Nigéria en passant par Amsterdam. Les antécédents d’emploi et les adresses où elle a résidé qu’elle a fournis dans le FRP concordaient avec son affirmation selon laquelle elle avait quitté le Nigéria pour le Canada en juin 2012. Invitée à énumérer tous les pays où elle avait séjourné au cours des 10 dernières années, elle a écrit « Aucun ». Priée d’énumérer tous les passeports et titres de voyage qui lui ont été délivrés au cours des 10 dernières années, elle a écrit « Aucun ». Invitée à indiquer les passeports, titres de voyage et autres pièces d’identité qu’elle a utilisés pour se rendre au Canada, Mme Adeola a déclaré qu’elle avait voyagé avec un passeport qui n’était pas authentique et qu’elle ne connaissait pas le nom, le pays d’origine, le numéro de série, la date de délivrance ou la date de validité qui y figuraient. Interrogée à savoir où se trouvait ce passeport, Mme Adeola a répondu qu’il était [traduction« entre les mains de l’agent, M. Kunle ». Lorsqu’interrogée à savoir quels titres de voyage elle a présentés lorsqu’elle est entrée aux États­Unis dans l’éventualité où elle est arrivée au Canada en passant par les États‑Unis, Mme Adeola a répondu « Non ». Interrogée à savoir si elle avait fait une demande de visa pour les États‑Unis, Mme Adeola a coché « Non » et elle a indiqué « S/O » pour toutes les questions connexes (p. ex. le bureau des visas auquel la demande a été présentée).

[11]  Dans l’exposé circonstancié que Mme Adeola a joint à son FRP, elle décrit avoir été victime de violence conjugale de la part de son conjoint, un agent de police au Nigéria. Elle décrit avoir été agressée violemment par son conjoint après un événement social en février 2012. Elle décrit également un conflit déterminant qui s’est produit entre les deux en avril 2012, lorsqu’elle a découvert que son conjoint avait déjà été marié auparavant. Mme Adeola affirme que le lendemain, elle a fui Ibadan pour se rendre à Lagos, où elle s’est réfugiée chez sa tante. Cependant, le 20 mai 2012, son conjoint, en compagnie de quelques « voyous », est arrivé chez sa tante à sa recherche. Il se trouve que Mme Adeola était à l’église à ce moment‑là. Après avoir appris ce qui s’était passé, Mme Adeola est restée cachée à l’église jusqu’à ce que des dispositions soient prises pour qu’elle puisse partir au Canada. Avec l’aide d’un agent, elle a quitté le Nigéria pour le Canada le 4 juin 2012.

[12]  Dans une lettre datée du 1er octobre 2012, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a informé la CISR que le département de la Sécurité intérieure des États‑Unis lui avait remis un rapport de la Conférence des cinq nations (rapport de la CCN). Le rapport indiquait que les empreintes digitales de Mme Adeola correspondaient à celles d’une personne figurant dans les dossiers du Département d’État des États‑Unis. Cette dernière, connue des autorités américaines sous le nom d’Odunayo Akinnibosun, est née au Nigéria et avait la même date de naissance que Mme Adeola. Selon le rapport de la CCN, cette personne avait demandé un visa de non‑immigrant pour les États‑Unis à Abou Dhabi le 1er septembre 2011. Elle était entrée aux États‑Unis à l’aéroport international John F. Kennedy le 24 mars 2012 en utilisant un passeport. Le rapport de la CCN indiquait le numéro de passeport, mais pas le pays de délivrance. 

[13]  La CISR a communiqué ces renseignements à Mme Adeola vers le 31 octobre 2012.

[14]  Le 14 novembre 2012, Mme Adeola a rencontré un psychologue pour une évaluation à l’appui de sa demande d’asile. Selon le rapport de cette évaluation daté du 21 novembre 2012, Mme Adeola a dit au psychologue qu’elle avait fui le Nigéria pour le Canada en mars 2012. L’agent qui avait organisé son départ l’a fait passer par les États‑Unis. Mme Adeola y a attendu plus de deux mois avant que des dispositions soient prises pour qu’elle puisse entrer au Canada. L’avocat de Mme Adeola a présenté ce rapport à la CISR avant l’audience relative à la demande d’asile.

[15]  Le 3 décembre 2012, l’avocat de Mme Adeola a présenté à la CISR des modifications à son FRP ainsi qu’un exposé circonstancié modifié. Les modifications au FRP ont été apportées au moyen de plusieurs pages distinctes du formulaire sur lesquelles ont été inscrits des renseignements supplémentaires ou différents de ceux qui avaient été inscrits dans le FRP original. Mme Adeola a paraphé les diverses inscriptions sur les pages. Les pages ont par ailleurs été laissées en blanc. Dans l’encadré de la page 2 servant à indiquer les autres noms qu’elle avait utilisés ou sous lesquels elle était connue, Mme Adeola a écrit « Akinnibosun ». À la page 6, elle a ajouté s’être rendue à New York en mars 2012 et y avoir vécu jusqu’en juin 2012. Elle a déclaré qu’un passeport au nom d’Odunayo Akinnibosun lui avait été délivré au cours des 10 dernières années. Elle a déclaré qu’il avait été délivré par le Nigéria, mais qu’elle n’en connaissait pas le numéro de série, la date de délivrance ou la date d’expiration. À la page 7, elle a déclaré qu’elle avait utilisé un passeport pour entrer au Canada depuis les États‑Unis. Elle a déclaré que ce passeport n’était pas authentique, qu’elle ne connaissait pas le nom figurant sur le document ni son pays d’origine, son numéro de série, sa date de délivrance ou sa date d’expiration. Elle a déclaré qu’elle avait demandé un visa pour les États‑Unis, mais qu’elle ne savait ni quand ni à quel bureau. Elle a déclaré que la demande avait été acceptée. À la page 8, elle a écrit qu’elle avait pris l’avion depuis Lagos, au Nigéria, vers New York, le 23 mars 2012, puis de New York à Toronto le 5 juin 2012.

[16]  Dans son exposé circonstancié modifié, Mme Adeola a modifié les dates de certains des événements qu’elle a décrits dans son exposé circonstancié original. Elle a déclaré avoir découvert en février 2012, et non en avril, que son conjoint avait déjà été marié. Elle a également déclaré que son conjoint et les autres étaient venus la chercher chez sa tante, à Lagos, le 15 mars 2012, et non le 20 mai 2012. Elle a déclaré être restée cachée jusqu’au 23 mars 2012, et non jusqu’au 4 juin 2012, date à laquelle elle est partie pour le Canada via les États‑Unis. 

[17]  Par avis daté du 10 janvier 2013, le ministre a fait part de son intention d’intervenir dans l’audience de Mme Adeola concernant le statut de réfugié en vertu de l’alinéa 170e) de la LIPR. L’avis précisait que le ministre avait l’intention d’intervenir sur une question de crédibilité. L’avis précisait également ce qui suit : [traduction« Veuillez prendre en considération les observations suivantes qui pourraient miner la crédibilité de la demandeure d’asile. » Un certain nombre de divergences alléguées entre le FRP de Mme Adeola et les renseignements contenus dans le rapport de la CCN y sont ensuite énumérées. Sous l’en‑tête « Observations », l’avis indique ce qui suit : [traduction« Le ministre est d’avis que les fausses déclarations de la demandeure d’asile au sujet de ses antécédents en matière d’immigration aux États‑Unis ont sérieusement affecté le bien‑fondé de sa demande d’asile et miné irrévocablement sa crédibilité ». Le ministre a donc exhorté la SPR à rejeter la demande. L’avis indiquait que le représentant du ministre ne serait pas présent à l’audience. Le rapport de la CCN était joint à l’avis à titre de pièce. Une copie de l’avis a été signifiée à l’avocat de Mme Adeola le 10 janvier 2013.

[18]  Tel qu’il a déjà été mentionné, l’audience de Mme Adeola devant la SPR a eu lieu le 24 novembre 2017. Elle a duré environ une heure et 15 minutes. Le commissaire a commencé par indiquer les numéros de pièce de certains documents au dossier. Le commissaire a déclaré que [traduction« la trousse de renseignements fournie par le ministre, la trousse usuelle, est la pièce 1 ». (La liste récapitulative des documents indique que la pièce 1 est une [traduction« trousse de renseignements fournie par l’ASFC ou CIC, qui a déféré le dossier »). Le FRP original de Mme Adeola figurait en pièce 2. La documentation nationale pour le Nigéria datée de mars 2017 constituait la pièce 3. Le cartable national de documentation sur le Nigéria, daté de juin 2012 (c.­à­d. l’échéancier de présentation de la demande) constituait la pièce 4. Une « partie » du FRP de Mme Adeola présenté par son avocat (c.‑à‑d. les modifications apportées au FRP et à l’exposé circonstancié) constituait la pièce 5. Les pièces d’identité de Mme Adeola figuraient en tant que pièce 6. Plusieurs autres documents déposés par l’avocat de Mme Adeola (une lettre d’emploi, des dossiers d’impôt et le rapport psychologique) ont été désignés collectivement comme la pièce 7.

[19]  Dans son témoignage à l’audience, Mme Adeola a présenté le fondement de sa demande d’asile dans des termes généralement conformes à ce qu’elle avait déclaré dans son FRP et dans son exposé circonstancié, y compris les dates indiquées dans les modifications du FRP. Toutefois, en décrivant son arrivée au Canada, elle a déclaré qu’elle était entrée au Canada par la route, et non par avion, et qu’elle avait laissé le passeport qu’elle avait utilisé pour entrer aux États‑Unis à l’agent qui l’avait aidée à se rendre à la frontière canado‑américaine. Elle n’a présenté aucune pièce d’identité lorsqu’elle est entrée au Canada. L’agent l’a simplement déposée [traduction« dans la rue et lui a dit d’aller au bureau de l’immigration ». Le commissaire n’a pas interrogé Mme Adeola au sujet des divergences entre ce témoignage et ce qu’elle avait déclaré dans son FRP original et dans son FRP modifié quant à la façon dont elle était arrivée au Canada.

[20]  Le commissaire a longuement interrogé Mme Adeola au cours de l’audience. Aucune des questions du commissaire ne portait sur le rapport de la CCN ou sur les renseignements qu’il contenait. Le commissaire n’a pas non plus interrogé Mme Adeola sur les changements qu’elle avait apportés à son FRP et à son exposé circonstancié originaux, ni sur les raisons pour lesquelles elle avait donné des renseignements différents auparavant. L’avocat de Mme Adeola ne lui a pas posé de questions. Tel qu’il était indiqué dans l’avis d’intervention, personne n’a comparu au nom du ministre à l’audience.

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[21]  Immédiatement après le témoignage de Mme Adeola et une brève discussion officieuse avec l’avocat de cette dernière, le commissaire a déclaré qu’il acceptait la demande d’asile. Il s’est ensuite retiré pour préparer ses motifs, lesquels ont été exposés de vive voix le jour même.

[22]  Le commissaire a déclaré qu’il a « examiné la preuve dont [il] dispose ». Il a conclu que Mme Adeola a qualité de réfugiée au sens de la Convention parce qu’elle craignait avec raison d’être persécutée au Nigéria pour l’un des motifs prévus à la Convention – c’est­à­dire à titre de personne qui risque de subir de la violence conjugale de la part de son ex­conjoint de fait, qui est en fait policier. Le commissaire a conclu que Mme Adeola ne bénéficierait pas d’une protection adéquate de l’État et qu’il n’y avait pas d’autre possibilité de refuge intérieur viable.

[23]  Le commissaire a conclu que Mme Adeola avait établi son identité à titre de ressortissante du Nigéria, grâce à diverses pièces d’identité qu’elle avait produites à l’audience. Il n’a pas abordé les renseignements contenus dans le rapport de la CCN, ni le FRP modifié selon lequel Mme Adeola s’était vu délivrer un passeport nigérian sous un nom différent et, sous ce nom, avait obtenu un visa pour les États‑Unis.

[24]  Le commissaire a présenté un récit des événements qui relate celui qui se trouve dans le FRP et l’exposé circonstancié modifiés de Mme Adeola, y compris le fait que Mme Adeola a fui le Nigéria pour les États‑Unis en mars 2012, où elle est demeurée jusqu’à son arrivée au Canada le 5 juin 2012. Le commissaire n’a abordé aucune des divergences entre ce récit et celui figurant dans le FRP et l’exposé circonstancié originaux de Mme Adeola. Le commissaire n’a pas abordé non plus les divergences entre les renseignements contenus dans le rapport de la CCN et le FRP et l’exposé circonstancié originaux. Le commissaire n’a tiré aucune conclusion sur la façon dont Mme Adeola est arrivée au Canada (par avion ou par la route) et n’a pas traité des divergences sur ce point dans les divers récits de Mme Adeola sur son arrivée (directement du Nigéria par avion via Amsterdam, dans son FRP original; directement du Nigéria par avion via New York, dans son FRP modifié; par route depuis les États‑Unis après un séjour de deux mois là‑bas, dans son témoignage devant la SPR).

[25]  La seule préoccupation du commissaire relativement à la crédibilité de Mme Adeola concernait son récit des poursuites incessantes de sa personne de la part de son conjoint. Le commissaire a déclaré ce qui suit :

Le tribunal conclut que la demandeure d’asile est généralement crédible. Le tribunal a dit au début qu’il trouvait invraisemblable une bonne partie des histoires de poursuites incessantes de sa personne de la part de James, et le tribunal estime que la demandeure d’asile n’était pas crédible quant à certains des incidents qu’elle a signalés et mentionnés. Le tribunal accepte néanmoins, selon la prépondérance des probabilités, que James est policier, qu’il pouvait la trouver et qu’il s’intéressait à elle.

En outre :

La demandeure d’asile a témoigné de manière franche, et elle était tout à fait cohérente avec toute l’information qu’elle avait présentée, malgré le fait que la Commission a des préoccupations sur le plan de la crédibilité quant à la mesure du comportement de James. Le tribunal estime que les éléments essentiels de sa demande d’asile sont sensés, intacts et croyables, plus particulièrement, le fait que James est policier et qu’il lui a fait subir de la violence conjugale pendant une longue période.

[26]  À la lumière de ces constatations et compte tenu de la situation générale au Nigéria, le commissaire a conclu que Mme Adeola a qualité de réfugiée au sens de la Convention. 

IV.  ANALYSE

[27]  Le ministre soutient que la décision de la SPR ne peut pas être maintenue parce que le commissaire a jugé que Mme Adeola était crédible en général sans toutefois tenir compte de la preuve qui pourrait soulever d’importantes questions quant à sa crédibilité.

[28]  Comme il a déjà été indiqué, le commissaire a exposé les motifs pour lesquels il a conclu que Mme Adeola était crédible (malgré des réserves sur certains points) et qu’elle avait qualité de réfugiée au sens de la Convention. Toutes choses étant égales par ailleurs, le raisonnement et les conclusions du commissaire auraient pu résister à un contrôle judiciaire. Toutefois, les motifs du commissaire ont passé sous silence les renseignements contenus dans le rapport de la CCN, les modifications que Mme Adeola a apportées à son FRP et à son exposé circonstancié après que ces renseignements lui ont été communiqués, et les répercussions possibles de ces éléments sur sa crédibilité. La présente demande de contrôle judiciaire porte sur l’importance de ce silence.

[29]  Lorsqu’une décision administrative fait l’objet d’un contrôle judiciaire, le tribunal de révision doit non seulement déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, mais il doit également s’attarder à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au para 47 [Dunsmuir]). Ce principe de la déférence « reconnaît que dans beaucoup de cas, les personnes qui se consacrent quotidiennement à l’application de régimes administratifs souvent complexes possèdent ou acquièrent une grande connaissance ou sensibilité à l’égard des impératifs et des subtilités des régimes législatifs en cause » (Dunsmuir, para 49, citant le professeur David J. Mullan, « Establishing the Standard of Review: The Struggle for Complexity » (2004), 17 C.J.A.L.P. 59, à la p. 93).

[30]  L’attitude de retenue à laquelle la norme de contrôle de la décision raisonnable donne effet est également exposée à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Cette disposition autorise la Cour à prendre des mesures dans le cadre d’un contrôle judiciaire si elle est convaincue que le décideur a rendu une décision fondée « sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ». Elle « précise la norme de contrôle de la raisonnabilité applicable aux questions de fait dans les affaires régies par la Loi sur les Cours fédérales » [Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 46 [Khosa]. Toutes deux reflètent le principe voulant qu’une conclusion de fait tirée par un organisme administratif appelle un degré élevé de déférence (ibid.).

[31]  En outre, comme l’a expliqué le juge Rothstein au nom de la majorité des juges de la Cour dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, « la déférence inhérente à la norme de la raisonnabilité se manifeste optimalement lorsqu’une décision administrative est justifiée de façon intelligible et transparente et que la juridiction de révision contrôle la décision à partir des motifs qui l’étayent » (au para 54).

[32]  La SPR doit fournir les motifs de ses décisions définitives [LIPR, alinéa 169b)] et ces motifs doivent être adéquats [Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mokono, 2005 CF 1331, aux para 13 à 15; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Shwaba, 2007 CF 80, aux para 10 à 16). L’insuffisance des motifs ne justifie pas à elle seule le contrôle judiciaire (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au para 14, [Newfoundland Nurses]). Cela ne veut pas dire, cependant, que les motifs ne sont pas importants. Au contraire, lorsqu’ils sont nécessaires (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au para 43), les motifs constituent « le principal moyen de rendre compte de sa décision devant le demandeur, le public et la cour de révision » (Khosa, au para 63). Les motifs visent plusieurs fins utiles, dont celle de concentrer l’attention du décideur sur les facteurs et les éléments de preuve pertinents; elles garantissent aussi aux parties que leurs observations ont été prises en considération, permettent aux parties d’établir des motifs possibles de contrôle judiciaire, et permettent au tribunal de révision d’établir si le décideur a commis une erreur (Baker, au para 39; VIA Rail Canada Inc. c Office national des transports [2001] 2 CF 25, aux para 17 à 19 (CAF)).

[33]  En résumé, les motifs constituent un élément essentiel du processus décisionnel. Lors d’un contrôle judiciaire, ils sont un facteur clé au moment de déterminer si le résultat est justifié et intelligible. Ils améliorent la transparence du processus décisionnel en expliquant comment le résultat a été atteint. Cela profite aux parties, au public et à la cour de révision. En outre, interprétés à la lumière du dossier, les motifs peuvent révéler des erreurs sous‑jacentes susceptibles de révision. L’une de ces erreurs est l’omission du décideur de tenir compte des documents dont il était saisi.

[34]  Il n’est pas toujours facile de démontrer s’il y a eu une telle omission. En effet, un décideur administratif n’est pas tenu d’examiner « tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire », ni de « tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit­il, qui a mené à sa conclusion finale » (Newfoundland Nurses, au para 16). Le simple fait qu’un élément de preuve n’est pas traité dans les motifs n’implique pas forcément que la décision a été prise sans tenir compte de cet élément de preuve. Les décideurs sont réputés avoir examiné l’ensemble des éléments de preuve documentaire dont ils sont saisis, sauf preuve du contraire (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598, au para 1 (CAF); Hernandez Montoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 808, au para 32 [Hernandez Montoya]). Plus l’élément de preuve qui n’a pas été examiné est important, moins il est probable que les motifs satisferont au critère qui permet « à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland Nurses, au para 16), et plus il est probable que la décision a effectivement été rendue sans égard à la preuve en question (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998) 157 FTR 35, aux para 16 et 17; Hernandez Montoya, aux para 33 et 34).

[35]  Le commissaire a jugé que Mme Adeola et sa demande d’asile étaient crédibles. La norme de contrôle qui s’applique aux conclusions de la SPR ayant trait à la crédibilité est celle de la raisonnabilité (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315, au para 4 (CAF); Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, au para 22; Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 619, au para 26). La norme de la décision raisonnable s’applique également aux allégations selon lesquelles la SPR a fait fi des preuves corroborantes pertinentes (Abd c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 374, au para 13).

[36]  En appliquant cette norme, d’après mon examen du dossier et des motifs du commissaire, je ne peux que conclure que le commissaire a tranché la question sans tenir compte des renseignements contenus dans le rapport de la CCN ou des divergences importantes entre, d’une part, les renseignements fournis par Mme Adeola dans son FRP et son exposé circonstancié originaux et, d’autre part, les renseignements contenus dans son FRP et son exposé circonstancié modifiés. Les renseignements contenus dans le rapport de la CCN ne contredisaient pas l’essentiel de la demande d’asile de Mme Adeola, mais ils n’étaient pas conformes à sa chronologie initiale. De plus, l’omission de renseignements importants dans sa demande d’asile initiale et dans son FRP initial, ainsi que les modifications que Mme Adeola a apportées à son FRP et à son exposé circonstancié après avoir pris connaissance du rapport de la CCN, ont soulevé d’importantes questions quant à sa crédibilité. Ces questions auraient dû être examinées à l’audience. Le fait qu’elles ne l’aient pas été donne à penser que, de façon inexplicable, le commissaire n’était tout simplement pas au courant de ces questions. Bien que la SPR n’ait pas à faire référence dans ses motifs à chaque élément de preuve dont elle dispose, « lorsque la preuve est en contradiction avec les conclusions de la SPR, il faut plus qu’une déclaration générale pour démontrer que la SPR a examiné la preuve; dans le cas contraire, il serait loisible à la Cour de conclure que la décision a été prise sans tenir compte de la preuve » (Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 601, au para 22). Je tire cette inférence en l’espèce.

[37]  Cette inférence est renforcée par la conclusion du commissaire selon laquelle Mme Adeola avait été « tout à fait cohérente avec toute l’information qu’elle avait présentée », par l’omission du commissaire de mentionner l’intervention du ministre pendant l’audience ou dans ses motifs, et par la surprenante mention du commissaire voulant que l’ASFC et le ministre aient fourni la « trousse usuelle ». Quiconque ayant lu l’avis d’intervention du ministre et le rapport de la CCN ne pouvait le considérer comme une « trousse usuelle ».

[38]  À la suite de la décision à l’égard de la présente demande de contrôle judiciaire, Mme Adeola perdra le statut de réfugié qui avait été reconnu par la SPR, du moins pour l’instant. Il s’agit d’une mesure qui ne peut pas être prise à la légère. Toutefois, les vices qui entachent la décision du commissaire sont tels qu’il ne peut y avoir d’autre résultat.

V.  CONCLUSION

[39]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire du ministre doit être accueillie; la décision de la SPR d’accorder l’asile à Mme Adeola doit être annulée et la demande d’asile de Mme Adeola doit être renvoyée pour être réexaminée par un autre commissaire de la SPR. 

[40]  Les parties n’ont proposé aucune autre question d’importance générale aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑114‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés rendue le 24 novembre 2017 (dont les motifs écrits ont été fournis le 18 décembre 2017) est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés pour être réexaminée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de janvier 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑114‑18

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION C ODUNAYO JOY ADEOLA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 août 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 5 décembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Christopher Crighton

 

POUR LE DEMANDEUR

Ochiemuan Okojie

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Ochiemuan Okojie

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.