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Date : 20181127


Dossier : T-1710-17

Référence : 2018 CF 1185

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

JAMIE BOYCHYN

demandeur

et

GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il s’agit du contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a rejeté la plainte de Jamie Boychyn (le demandeur) selon laquelle la Gendarmerie royale du Canada (la GRC ou la défenderesse) avait fait preuve de discrimination à son endroit en raison d’une déficience, parce qu’il était atteint de diabète de type 1. La décision de la Commission est fondée sur la recommandation d’une enquêtrice selon laquelle la plainte ne méritait pas d’être instruite, car, a-t-il été conclu, la différence de traitement en cause découlait d’une exigence professionnelle justifiée.

[2]  Pour les motifs qui suivent, je fais droit à la demande.

II.  Les faits

A.  La relation du demandeur avec la GRC

[3]  Le demandeur voulait devenir gendarme au sein de la GRC. Le 22 septembre 2014, il a été enrôlé et a commencé à suivre la formation requise dans le cadre du Programme de formation des cadets (PFC) à l’École de la GRC, appelée la « Division Dépôt », à Regina (Saskatchewan). À la fin du mois de février, vers la fin de sa formation, il a été hospitalisé pendant plusieurs jours. Puis, au début du mois de mars, il a reçu un diagnostic de diabète de type 1. Il a néanmoins terminé sa formation, et a obtenu son diplôme du PFC le 16 mars 2015.

[4]  Malgré l’obtention de son diplôme, le demandeur n’a pas été assermenté à titre de membre régulier et n’a pas été affecté au détachement qu’il privilégiait (soit la Division « K », en Alberta) pour commencer à travailler comme gendarme. Son commandant l’a plutôt informé que le médecin‑chef de la Division Dépôt avait indiqué qu’il ne pouvait pas être assermenté, et qu’en raison de son état de santé, il allait devoir faire l’objet d’une nouvelle évaluation dans les trois à six mois suivants. Selon le demandeur, cela n’a pas eu lieu.

[5]  Avec le soutien de la GRC, le demandeur a été embauché à titre d’« employé occasionnel temporaire » dans un centre de recrutement situé en Ontario. Le contrat a duré du 1er avril au 31 août 2015, mais il n’a pas pu être prolongé à cause d’une politique d’embauche qui limite les postes occasionnels à des affectations d’une durée de 90 jours. Le demandeur est entré en contact avec un certain nombre de membres du personnel des ressources humaines de la GRC pour tenter de mettre au point un plan de retour au travail. Mais aucun plan de cette nature n’a été établi.

[6]  En octobre 2015, la Section des services de santé de la Division « K » est entrée en contact avec le demandeur pour procéder à une évaluation de son état de santé, afin de déterminer s’il était apte au travail à titre de gendarme. À ce moment, il a fait savoir qu’il n’était pas sûr d’être encore désireux de faire carrière dans la GRC, car il s’était établi en Ontario. De son côté, la défenderesse affirme que, plus tard au cours des mois d’octobre et novembre 2015, la Division « K » a communiqué avec le demandeur et lui a laissé des messages qui sont restés sans réponse. À l’inverse, le demandeur affirme qu’il a continué de communiquer avec la GRC pour qu’elle évalue son état de santé, mais qu’on l’a informé qu’il allait devoir attendre pour cela jusqu’en mars 2016 et que, de toute façon, rien ne garantissait qu’il serait assermenté à titre de gendarme à la suite de cette évaluation.

[7]  Au milieu du mois de décembre 2015, le demandeur a fourni à la GRC des rapports médicaux mis à jour, dont une lettre de son médecin traitant. Le 4 janvier 2016, le médecin‑chef, le Dr Douglas Hubert (le Dr Hubert) a décidé que l’état du demandeur n’était [traduction] « pas compatible avec des fonctions policières opérationnelles à ce stade » (en majuscules dans l’original.). Le même jour, la GRC a fait savoir au demandeur que le médecin‑chef n’était pas convaincu, à ce moment‑là, que son diabète était entièrement maîtrisé, mais que la décision ne voulait pas dire qu’il ne pouvait pas devenir gendarme. Le demandeur a répondu à cette lettre en soulignant les résultats des évaluations faites par son endocrinologue et en affirmant qu’à son avis, il répondait aux exigences de la politique de la GRC (laquelle requiert une absence d’[traduction] « événements graves »). Il a demandé que le médecin‑chef communique avec lui afin de pouvoir clarifier la situation.

[8]  En février 2016, on a informé le demandeur que les Services de santé de la Division « O » de l’Ontario tentaient d’organiser une évaluation de sa condition physique; le demandeur a fait part de son intérêt, mais a signalé que sa petite amie et lui avaient acheté une maison à Hamilton (Ontario), et qu’il n’était donc pas intéressé à quitter la province. Informé de la réponse du demandeur, un responsable de la GRC, M. Raj Gill, a indiqué que l’organisation pouvait [traduction] « clore [son] dossier et mettre fin à [ses] rapports avec cet ancien cadet ».

[9]  En juillet 2016 (soit bien plus d’un an après le diagnostic du demandeur), le Bureau du renouvellement et du perfectionnement professionnel de la Division « O » a passé en revue le profil du demandeur afin de déterminer s’il était possible de lui trouver un poste en Ontario. Le Bureau a conclu que celui-ci n’avait aucune expérience linguistique, éducative ou professionnelle spécialisée qui permettrait de le placer dans la Division « O ».

B.  La procédure devant la Commission

(1)  La plainte et l’enquête

[10]  Le 18 janvier 2016, le demandeur a déposé une plainte auprès de la Commission et, le 16 février 2016, celle-ci a informé la GRC de cette plainte.

[11]  Le 31 août 2016, la Commission a écrit à la défenderesse pour lui demander de faire part de sa position à l’égard de la plainte. Plus précisément, elle a demandé : 1) si la GRC refusait d’assermenter le demandeur à cause de son diabète; 2) qu’on lui transmette la politique et les normes de la GRC en matière de diabète; et 3) une réponse à l’affirmation du demandeur selon laquelle il aurait pu être assermenté et affecté à des tâches administratives jusqu’à ce qu’on l’autorise à travailler comme gendarme.

[12]  Par une lettre datée du 23 septembre 2016, un analyste des droits de la personne de la GRC, le sergent Stéphane Gagné (serg. Gagné) a répondu aux questions de la Commission. Pour ce qui est de la politique relative au diabète, la défenderesse a fait état d’une réponse fournie par la conseillère médicale nationale, la Dre Josée Pilon (Dre Pilon), qui a déclaré que la pratique actuelle de la GRC [traduction] « consist[ait] en une évaluation individuelle de la santé en milieu de travail en vue de déterminer l’aptitude au travail, et ce, tant à titre de postulant, dans le cadre du processus de recrutement, qu’à titre de membre, dans le cadre de l’évaluation périodique de la santé ». La Dre Pilon a ajouté que ces évaluations étaient [traduction] « réalisées d’une manière conforme à la politique de la GRC au regard des Lignes directrices médicales concernant le diabète sucré », et elle a résumé les renseignements médicaux requis pour pouvoir effectuer l’évaluation médicale :

[traduction]

Les dossiers de suivi médical établis depuis un an ou les dossiers médicaux établis depuis le début de la maladie si le diagnostic a été posé au cours de la dernière année, avec réévaluation annuelle pour les membres

La confirmation par le médecin traitant que le postulant ou le policier actif a reçu des conseils adéquats concernant son diabète par le passé et qu’il est bien informé de la façon de gérer la maladie

Des documents sur la présence ou l’absence d’une hypoglycémie sévère au cours des 12 derniers mois, avec description des symptômes et des mesures de gestion de la maladie

Des documents faisant état du régime de traitement prescrit

Les résultats des tests de l’A1C effectués à des intervalles de trois mois

Les résultats de contrôles de la glycémie effectués au moins huit fois par semaine ou avec des mesures couvrant le quart opérationnel (avant et pendant ce quart), le cas échéant

Un examen médical avec détails sur les organes concernés, une fois par année

Le rapport d’un ophtalmologiste, une fois par année

Une épreuve de l’effort cardiaque — au recrutement et tous les trois ans ou à intervalles plus fréquents, suivant l’évaluation de risque

D’autres tests, en fonction des exigences cliniques

[13]  La Dre Pilon a indiqué ensuite que le postulant ou le membre devait démontrer qu’il répondait aux critères applicables à l’[traduction] « aptitude à exercer les fonctions », ce qui incluait :

[traduction]

Stabilité de la maîtrise de la glycémie démontrée par le taux de HbA1C ou des lectures du glucomètre, ou modification du régime de traitement au cours des mois précédents.

Dans les six mois précédents, aucun signe de désensibilisation à l’hypoglycémie, ni aucun accident hypoglycémique sévère qui a été suffisamment grave pour nécessiter une intervention corrective par une autre personne ou qui a provoqué une perte de conscience.

[14]  Le serg. Gagné a dit ne pas être d’accord avec l’allégation selon laquelle la GRC [traduction] « aurait pu l’assermenter et l’affecter à un poste administratif jusqu’à ce qu’on l’autorise à travailler comme gendarme ». Il a indiqué que la réussite du PFC n’équivalait pas à l’obtention d’un emploi, que la non-assermentation du demandeur était due au fait qu’il ne répondait pas aux normes minimales en matière de santé au travail, et que la GRC n’était pas en mesure de lui offrir un emploi. Le serg. Gagné a ajouté que le facteur « O » de la GRC désignait la capacité professionnelle, et qu’on appliquait une norme minimale de « O2 » aux recrues et aux gendarmes qui se situaient au premier échelon. Pour répondre au critère « O2 », la personne devait être [traduction] « capable d’intervenir pleinement lors d’appels opérationnels, et ne souffrir d’aucune affection qui présente un risque accru d’incapacité soudaine ». Le serg. Gagné a soutenu que cette exigence était rationnellement liée aux exigences professionnelles des gendarmes, et que la GRC avait adopté cette norme en étant convaincue, honnêtement et de bonne foi, qu’elle était nécessaire dans le contexte des services policiers. Enfin, le serg. Gagné a exprimé l’avis que la GRC avait fait montre dans cette affaire de beaucoup de souplesse et de compassion, en manifestant son intention d’embaucher le demandeur lorsqu’il répondrait aux exigences médicales, le cas échéant.

[15]  Vers la fin du mois de mai ou au début du mois de juin 2017, l’enquêtrice de la Commission Jennifer Murakami (l’enquêtrice) est entrée en contact avec le demandeur et s’est entretenue avec lui au téléphone.

(2)  Le rapport d’enquête

[16]  Le 22 juin 2017, l’enquêtrice a conclu son rapport (le rapport de l’enquêtrice) et l’a communiqué aux parties. Ce rapport indique qu’il a pour objet de déterminer si la Commission devrait : a) nommer un conciliateur pour tenter de régler la plainte; b) recommander que le Tribunal procède à une instruction; ou c) rejeter la plainte.

[17]  Le rapport de l’enquêtrice précise ensuite les deux étapes d’analyse à suivre en matière de différence de traitement défavorable en matière d’emploi : la première étape consiste à déterminer s’il existe une preuve de discrimination à première vue, et la seconde, s’il existe une exigence professionnelle justifiée. Ayant appliqué ce cadre, l’enquêtrice a conclu que la première étape de l’analyse ne suscitait aucun doute; c’est‑à‑dire qu’il y avait eu discrimination en raison d’une déficience.

[18]  Pour ce qui est de l’exigence professionnelle justifiée, le rapport de l’enquêtrice indique tout d’abord que la politique en litige était les exigences médicales qu’applique la GRC à l’égard des gendarmes aux services généraux. L’enquêtrice conclut ensuite que cette politique est rationnellement liée au travail des gendarmes aux services généraux, parce que les qualifications médicales sont rattachées aux fonctions qu’ils accomplissent habituellement. Elle constate en outre qu’aucune information ne donne à penser que la GRC a adopté la norme de mauvaise foi, mais plutôt que celle-ci vise à répondre à l’objectif qui consiste à embaucher des personnes aptes à exécuter des fonctions policières en toute sécurité.

[19]  Le rapport de l’enquêtrice analyse ensuite si la norme médicale de la GRC est raisonnablement nécessaire pour atteindre l’objectif que vise la politique. L’enquêtrice commence par résumer la position de la défenderesse selon laquelle il faudrait répondre par l’affirmative à cette question, car les exigences médicales de base ont pour but d’assurer la santé et la sécurité des gendarmes et du grand public. Le rapport résume de plus la position de la défenderesse, à savoir qu’elle procède à une évaluation individuelle de la santé en milieu de travail en vue de déterminer l’aptitude au travail dans le cadre du processus de recrutement, et que ce processus est fondé sur les normes médicales, les guides de santé professionnelle et les pratiques cliniques exemplaires applicables. Pour ce qui est du diabète, le sujet de préoccupation est l’hypoglycémie avec incapacité soudaine et l’hyperglycémie avec incapacité légère. En ce qui concerne les personnes atteintes du diabète de type 1, la GRC indique que les postulants doivent démontrer que leur état est stable et bien maîtrisé, qu’il n’entraverait pas l’exécution des fonctions en toute sécurité, et qu’il ne présenterait pas un risque d’incapacité soudaine. Le rapport de l’enquêtrice énonce ensuite les mesures de principe applicables décrites plus tôt.

[20]  Le rapport de l’enquêtrice relate aussi la position de la GRC, selon laquelle l’organisation n’a pas refusé d’assermenter le postulant en raison de son diabète, mais parce qu’il ne répondait pas aux normes minimales en matière de santé professionnelle, la GRC signalant également avoir embauché des personnes qui avaient maîtrisé leur diabète pendant le délai prescrit de 12 mois. La GRC souligne de plus qu’il est clair que la réussite du PFC ne se traduit pas automatiquement par une offre d’emploi et que, dans un geste de bonne volonté, elle a néanmoins aidé le demandeur à obtenir un poste occasionnel en Ontario. Enfin, la défenderesse reconnaît qu’elle a indiqué par erreur que la réévaluation aurait lieu dans six mois, alors qu’en fait le délai que prévoit sa politique est de 12 mois.

[21]  Le rapport de l’enquêtrice résume ensuite la position du demandeur. Il y est indiqué que, au cours de l’entretien téléphonique, l’enquêtrice a informé le demandeur que l’on ne tiendrait pas compte de la justesse de l’évaluation médicale dans le cadre de l’enquête, et qu’elle [traduction] « n’examinerait les renseignements médicaux que dans la mesure nécessaire pour analyser les mesures prises par [la GRC] après avoir pris connaissance du diagnostic du plaignant et pour examiner si [la GRC] l’avait évalué individuellement ». Le rapport de l’enquêtrice fait état de l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’a pris connaissance des détails de la politique de la GRC qu’au moment de recevoir la position de la défenderesse à l’égard de sa plainte, en novembre 2016. Il mentionne en outre une contradiction en ce qui a trait au délai d’évaluation de 12 mois, car la Division « K » était prête à évaluer le demandeur en décembre 2015 (ce qui est bien en deçà du délai de 12 mois suivant son diagnostic).

[22]  Le demandeur signale par ailleurs qu’il n’a jamais reçu d’éclaircissements sur ce que la GRC considère comme une [traduction] « hypoglycémie sévère ». Il ajoute qu’il détient un permis de conduire commercial et une licence de pilote qui ne sont assortis d’aucune restriction, même s’il a fourni aux autorités réglementaires appropriées des informations sur son diabète. De plus, il admet que le fait de réussir le PFC n’est pas une garantie d’emploi, mais signale que cette possibilité est fortement sous‑entendue pendant tout le processus de recrutement et que la désignation « O4 » qui lui avait été attribuée n’était que temporaire. Enfin, le demandeur indique qu’il a tenté d’obtenir, sans succès toutefois, des conseils et des directives de la GRC; qu’on ne lui a donné aucune explication suffisante quant à la raison pour laquelle il ne répondait pas aux exigences médicales; que la GRC n’a jamais communiqué avec son endocrinologue et qu’elle n’a pas eu de contact avec lui pendant plus de cinq mois.

[23]  L’enquêtrice conclut, dans le rapport, que les exigences médicales applicables au poste de gendarme aux services généraux sont raisonnablement nécessaires pour atteindre l’objectif consistant à embaucher ceux qui sont capables d’exécuter les fonctions pertinentes en toute sécurité, et qu’il s’agit d’exigences professionnelles justifiées. Elle conclut de plus que le fait de répondre aux besoins du plaignant de la [traduction] « manière qu’il privilégie » (c’est‑à‑dire, en l’assermentant à titre de membre malgré qu’il ne réponde pas aux exigences médicales) constitue une contrainte excessive en matière de sécurité. Enfin, l’enquêtrice considère que la norme de la défenderesse [traduction] « n’exclut pas les postulants diabétiques », mais, plutôt, [traduction] « exige des postulants diabétiques qu’ils démontrent que leur état est stable et bien maîtrisé, qu’il n’entraverait pas l’exécution de leurs fonctions et qu’il ne présenterait pas un risque soudain d’incapacité ».

(3)  Les observations ultérieures et la décision

[24]  La Commission a demandé aux parties de lui faire part de leurs commentaires sur le rapport de l’enquêtrice. La GRC a répondu dans une lettre datée du 18 juillet 2017, notant simplement qu’elle souscrivait au rapport et à ses conclusions.

[25]  Le 28 juillet 2017, le demandeur a fait part de ses observations sur le rapport de l’enquêtrice. Dans celles-ci, il indique que l’affaire devrait faire l’objet d’une instruction à cause de son importance, pour le grand public, mais aussi pour lui, qui se trouve en début de carrière. Il signale que, lorsqu’il existe une norme neutre en matière de déficience, il est obligatoire, selon l’arrêt Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c BCGSEU, [1999] 3 RCS 3 [Meiorin], de montrer que la norme établie est nécessaire à l’exécution sûre et efficace d’un travail, et qu’une norme moins stricte ne permettrait pas d’atteindre l’objectif déclaré. Il soutient de plus que l’enquêtrice a commis une erreur de droit en omettant d’examiner les autres options dont disposait la GRC, signalant que deux autres entités gouvernementales — le ministère des Transports de l’Ontario et Transports Canada — avaient adopté des normes moins strictes que celle de la GRC et que, pourtant, ces entités n’imposaient pas de limites à son aptitude à la conduite ou au pilotage. Il conteste également la politique même de la GRC, en soutenant que l’exigence de 12 mois est déraisonnable et que la politique n’indique pas clairement ce que l’on entend par [traduction] « stabilité » dans le cas de l’hypoglycémie. Enfin, affirme-t-il, la GRC n’a pas pris de mesures pour tenir compte de son statut « O4 » temporaire, contrairement aux mesures prises dans le cas d’autres membres du personnel de l’organisation, auxquels elle a confié un rôle administratif en attendant qu’ils soient considérés comme aptes à exercer leurs fonctions.

[26]  Pour ce qui est du rapport de l’enquêtrice lui‑même, le demandeur soutient que cette dernière a omis de prendre en compte la discrimination dans les pratiques d’embauche pour la simple raison qu’il n’était pas encore assermenté, ce qui fait abstraction du fait que l’obligation d’accommodement s’applique aussi aux décisions en matière d’embauche (c’est-à-dire que cette obligation ne s’applique pas exclusivement aux situations dans lesquelles il existe déjà une relation d’emploi). Il soutient par ailleurs que l’enquêtrice a omis de prendre en compte l’aspect procédural de l’obligation d’accommodement, et signale que la défenderesse ne lui avait fourni des renseignements détaillés sur les politiques applicables qu’en réponse à la plainte qu’il avait déposée auprès de la Commission, et qu’elle n’avait pas interagi ni communiqué avec lui en vue d’examiner des possibilités d’accommodement.

[27]  Au moyen d’une lettre datée du 4 août 2017, l’enquêtrice a écrit à la GRC, en fournissant au serg. Gagné une copie de la réponse du demandeur à son rapport et en sollicitant les commentaires de la défenderesse sur ces observations. Le serg. Gagné, dans une lettre de réponse datée du 23 août 2017, a expliqué la position de la défenderesse, à savoir que les exigences médicales d’autres entités gouvernementales n’avaient aucune pertinence relativement à l’analyse des exigences professionnelles justifiées de la GRC. Il a signalé de plus que l’Entente sur la formation des cadets stipulait que la réussite du PFC n’était pas assortie d’une offre d’emploi automatique, pour ensuite réitérer que le demandeur était un postulant, et non un employé de la GRC.

[28]  Dans une lettre datée du 25 août 2017, l’enquêtrice a transmis les observations de la GRC au demandeur et l’a informé qu’il avait maintenant en main tous les renseignements qui seraient soumis à la Commission. Elle ne lui a pas demandé de formuler d’autres commentaires.

[29]  Par voie de lettres datées du 4 octobre 2017, la Commission a fait part de sa décision finale aux parties, à savoir qu’elle rejetait la plainte du demandeur, sans fournir d’autres motifs à l’appui de cette décision.

III.  Les questions en litige

[30]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève trois grandes questions :

  • La Commission a‑t‑elle manqué à son obligation d’équité en omettant de procéder à une enquête rigoureuse et neutre?

  • La Commission a‑t‑elle omis d’appliquer le critère juridique approprié lorsqu’elle a décidé d’écarter la plainte du demandeur?

  • La décision de la Commission est‑elle déraisonnable au regard du droit et des faits qui lui ont été soumis?

IV.  La norme de contrôle applicable

[31]  Si la Commission fait siennes les recommandations d’un enquêteur et ne fournit aucun motif, ou seulement des motifs succincts, le rapport constitue le raisonnement de la Commission et fait partie de la décision (Canada (Procureur général) c Sketchley, 2005 CAF 404, au paragraphe 37).

[32]  La question de savoir si l’enquête a été rigoureuse et neutre est une question d’équité procédurale qui est contrôlée selon la norme de la décision correcte (Brosnan c Banque de Montréal, 2015 CF 925, au paragraphe 19 [Brosnan]). La question de savoir si la Commission a appliqué le critère juridique approprié appelle, elle aussi, un examen selon la norme de la décision correcte (Walsh c Canada (Procureur général), 2015 CF 230, au paragraphe 20 [Walsh]). Quant à la décision que rend la Commission à savoir si les observations présentées justifient que le Tribunal instruise la plainte, elle est contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (Ritchie c Canada (Procureur général), 2017 CAF 114, au paragraphe 39).

V.  Analyse

A.  La Commission a‑t‑elle manqué à son obligation d’équité en omettant de procéder à une enquête rigoureuse et neutre?

[33]  Le demandeur soutient que la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale en omettant de faire enquête sur des éléments de preuve cruciaux, en citant à cet effet la décision que notre Cour a rendue dans l’affaire Slattery c Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 CF 574, conf. par (1996) 205 NR 383 (CAF), à l’appui de la thèse voulant que des observations ne puissent remédier à une enquête lacunaire si le décideur fait explicitement abstraction de preuves ou omet des renseignements fondamentaux. Aux dires du demandeur, l’enquêtrice n’a pas examiné l’affirmation de la défenderesse concernant la contrainte excessive, n’a pas interrogé un témoin pertinent et ne s’est pas demandé si les renseignements médicaux du demandeur répondaient aux politiques de la GRC ou pas. En particulier, il allègue que la Commission était tenue d’analyser s’il y avait des preuves suffisantes à l’appui de la défense de contrainte excessive de la défenderesse, ainsi que d’examiner quelles mesures d’adaptation la GRC avait prises envers d’autres employés à qui la désignation « O4 » avait été attribuée. Il soutient par ailleurs que la Commission est tenue de prendre en considération ces observations et d’y répondre, invoquant à cet égard la décision que notre Cour a rendue dans l’affaire Brosnan, au paragraphe 22 :

La rigueur implique également que la Commission doit, par équité procédurale, répondre aux observations qui vont au cœur des conclusions de l’enquêteur.

[34]  Enfin, le demandeur souligne qu’on ne lui a pas donné l’occasion de répondre aux observations supplémentaires de la défenderesse.

[35]  La défenderesse avance pour sa part que le rapport de l’enquêtrice était rigoureux. Par exemple, elle indique que l’enquêtrice a accordé aux deux parties une occasion d’examiner son rapport et d’y répondre, et allègue de plus que sa réponse aux observations du demandeur ne contenait aucun argument nouveau, et n’exigeait donc pas que le demandeur présente d’autres observations. Elle signale en outre que la Commission, dans sa décision, indique explicitement avoir examiné le rapport de l’enquêtrice ainsi que les observations ultérieures des parties, de sorte que les exigences relatives à l’équité procédurale ont été remplies. Par ailleurs, la défenderesse affirme que l’enquêtrice n’a pas l’expertise ou la compétence requise pour évaluer la justesse de la décision médicale de la GRC, et que la décision prise par l’enquêtrice de ne pas s’entretenir avec une personne que le demandeur avait proposée comme témoin ne donne pas lieu à un manquement à l’équité procédurale.

[36]  Une enquête doit se dérouler d’une manière équitable sur le plan procédural, ce qui signifie qu’elle doit être neutre et rigoureuse. J’estime que l’enquête dont il est question en l’espèce n’a pas été rigoureuse, car les nombreuses omissions de l’enquêtrice ont eu pour effet de rendre cette enquête incomplète. Par exemple, elle a omis de prendre en considération les aspects suivants : la question de savoir si l’état de santé du demandeur répondait aux exigences de la GRC; la question de savoir si la norme elle‑même était une exigence professionnelle justifiée; et enfin, celle de savoir si la norme de la GRC manquait de clarté. Ce dernier point est particulièrement digne de mention, car la Dre Pilon (la propre conseillère médicale nationale de la GRC) a déclaré que les [traduction] « lignes directrices actuelles de la GRC gagneraient à ce que l’on clarifie les termes utilisés pour intégrer les pratiques cliniques actuelles », et a cité comme exemple un [traduction] « questionnaire particulier servant à évaluer le risque d’hypoglycémie » qui pourrait être un ajout utile.

[37]  Je conviens moi aussi que l’enquêtrice a omis d’analyser la manière dont la GRC accorde des mesures d’adaptation aux les gendarmes aux services généraux qui sont diabétiques. Il n’était pas nécessaire, selon moi, que l’enquêtrice interroge un autre gendarme qui présentait un profil « O4 » (mais auquel on avait confié un rôle administratif), précisément parce que la GRC admet que des mesures d’adaptation ont été prises en faveur d’autres gendarmes diabétiques. En ce sens, la distinction que fait la défenderesse (distinction à laquelle l’enquêtrice souscrit en quelque sorte) est une démarcation artificielle entre le demandeur en tant que postulant et d’autres gendarmes en tant qu’employés. Il s’agit là d’une distinction absurde; la GRC affirme en fait que le lendemain du jour où un postulant est assermenté, on lui confiera un rôle administratif s’il tombe en deçà de la norme, mais que dans le cas du demandeur, étant donné qu’il s’est trouvé à éprouver un malaise diabétique quelques jours avant la date de son assermentation, la GRC n’a envers lui aucune obligation d’accommodement. Cette position est indéfendable. En souscrivant automatiquement à la distinction artificielle qu’établit la défenderesse entre les cadets et les membres assermentés qui cessent par la suite d’être opérationnels, l’enquêtrice n’a pas mené une enquête adéquate.

[38]  En résumé, l’enquêtrice n’a pas examiné le cœur même de la demande du demandeur. Elle ne peut se contenter de déclarer qu’elle n’a pas la compétence ou l’expertise requise pour évaluer la [traduction] « justesse » de l’opinion médicale de la GRC, pour ensuite adopter tout bonnement cette opinion, malgré des preuves contradictoires concernant la stabilité de l’état du demandeur. Quoi qu’il en soit, la déclaration de l’enquêtrice est logiquement incompatible avec la conclusion qu’elle a tirée : si tant est qu’elle n’a pas la compétence ou l’expertise requise pour évaluer la justesse de la décision de la GRC, elle n’a pas non plus la capacité de déterminer s’il s’agit d’une exigence professionnelle justifiée.

[39]  Je conclus donc que l’enquêtrice n’a pas mené une enquête rigoureuse sur la plainte du demandeur, et qu’elle a donc manqué au droit de ce dernier à l’équité procédurale. Ce fait, à lui seul, suffit pour renvoyer l’affaire en vue d’une nouvelle décision.

B.  La Commission a‑t‑elle omis d’appliquer le critère juridique approprié lorsqu’elle a décidé d’écarter la plainte du demandeur?

[40]  Le demandeur fait valoir que la Commission a commis une erreur en omettant d’appliquer correctement l’analyse relative à la contrainte excessive, comme l’exige le critère énoncé dans l’arrêt Meiorin. Il soutient que le paragraphe 15(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6, impose à la GRC le fardeau de démontrer qu’elle subirait une contrainte excessive s’il lui fallait répondre aux besoins de la personne touchée. Citant la décision de notre Cour dans l’affaire Association des pilotes d’Air Canada c Kelly, 2011 CF 120, le demandeur soutient que l’arrêt Meiorin met en cause des obligations de nature procédurale et positive, et il signale que, pour ce qui est de l’acquittement de ces obligations, un aspect important est de chercher d’autres options qui n’ont pas d’effet discriminatoire. Il fait valoir que l’analyse de l’enquêtrice n’applique pas les principes énoncés dans l’arrêt Meiorin, et que celle-ci adopte plutôt un cadre d’analyse qui, à aucun moment, ne tient compte de la question de savoir si la GRC aurait pu prendre des mesures d’adaptation en faveur du demandeur, tant qu’il n’en résultait pas pour elle une contrainte excessive.

[41]  En revanche, la défenderesse soutient que l’enquêtrice a consacré une partie considérable de son rapport à analyser si la politique de la GRC s’appuyait sur une exigence professionnelle justifiée. Elle rappelle la conclusion de l’enquêtrice selon laquelle la GRC avait pris des mesures d’accommodement en faveur d’autres employés une fois qu’ils avaient pu démontrer que leur diabète était stable, mais que le demandeur n’a jamais pu établir que son diabète l’était aussi.

[42]  Je suis d’accord, là encore, avec le demandeur. Comme celui-ci le signale, le droit applicable, d’après le critère énoncé dans l’arrêt Meiorin, consiste à déterminer si la norme est raisonnablement nécessaire. Une norme raisonnablement nécessaire signifie qu’il est « impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive » (Meiorin, au paragraphe 72). En l’espèce, l’enquêtrice a conclu que la norme était rationnellement liée aux fonctions policières, qu’elle a été adoptée parce que l’on croyait honnêtement et de bonne foi qu’elle était nécessaire, et qu’elle l’est effectivement. Malgré cette conclusion, le rapport de l’enquêtrice n’indique ni n’applique nulle part le critère que la Cour suprême du Canada a énoncé dans l’arrêt Meiorin pour ce qui est d’établir la nécessité raisonnable. En ce sens, il est quasi impossible de différencier la présente affaire de la décision que notre Cour a rendue dans l’affaire Walsh, où le juge Rennie a conclu que le défaut d’un enquêteur d’appliquer l’étape de la contrainte excessive du critère de l’arrêt Meiorin est une erreur, qu’il y a lieu de corriger au moyen d’une nouvelle décision. La présente affaire est similaire, en ce sens que l’enquêtrice et, par extension, la Commission, ont omis d’énoncer et d’appliquer le bon critère juridique.

[43]  Étant donné que la Cour tranche par l’affirmative les deux précédentes questions, il n’est nul besoin de répondre à la troisième, car la décision de la Commission doit lui être renvoyée en vue d’une nouvelle décision.

VI.  Les dépens

[44]  Les parties ont convenu que celle d’entre elles qui aura gain de cause se verra adjuger des dépens d’un montant de 6 000 $, TVH incluse. J’adjugerai donc au demandeur un montant forfaitaire de 6 000 $, TVH incluse, que la défenderesse devra lui payer sans délai.

VII.  Conclusion

[45]  La présente demande de contrôle judiciaire est accordée, et l’affaire, renvoyée en vue d’une nouvelle décision. L’enquêtrice et, par extension, la Commission, ont manqué à l’obligation d’équité que doit cette dernière au demandeur en ne procédant pas à une enquête rigoureuse, en plus d’avoir commis une erreur en omettant d’appliquer le droit pertinent relatif à l’obligation d’accommodement.


JUGEMENT rendu dans T-1710-17

LA COUR STATUE que :

  1. La décision de la Commission, datée du 4 octobre 2017, est infirmée, et que l’affaire lui est renvoyée afin qu’un autre décideur procède à une nouvelle enquête.

  2. Des dépens d’un montant de 6 000 $, à payer sans délai, sont adjugés au demandeur.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour de décembre 2018.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1710-17

INTITULÉ :

JAMIE BOYCHYN c GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JUIN 2018

MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE AHMED.

DATE DES MOTIFS :

LE 27 NOVEMBRE 2018

COMPARUTIONS :

Wade Poziomka

Jennifer Zdriluk

POUR LE DEMANDEUR

Saidan Campbell

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ross & McBride LLP

Cabinet d’avocats

Hamilton (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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