Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20181003


Dossier : IMM‑1139‑18

Référence : 2018 CF 986

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

JOSE RIGOBERTO DINARTES

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  M. Dinartes est citoyen du Salvador. Il dit craindre d’être pris pour cible par des gangs criminels au Salvador, principalement en raison des activités policières de lutte contre les stupéfiants menées par sa cousine dans ce pays.

[2]  La demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] de M. Dinartes a été refusée, car l’agent d’ERAR a conclu qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. M. Dinartes sollicite le contrôle judiciaire de cette décision sur le fondement du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], au motif que l’agent d’ERAR a mal interprété sa preuve de risque et l’a écartée de manière déraisonnable ou, subsidiairement, a violé son droit à l’équité procédurale en ne tenant pas d’audience.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II.  Le contexte

[4]  M. Dinartes affirme être entré aux États-Unis [É.‑U.] en 2001 et y être resté pendant 10 ans avant d’être expulsé vers le Salvador en juillet 2011. Il signale qu’à son retour, des membres d’un gang l’ont abordé et ont exigé qu’il se joigne au gang sous peine de mort. Il affirme qu’il a alors fui le pays, est retourné aux É.‑U. et en a été expulsé une fois de plus en janvier 2012.

[5]  À son retour au Salvador en janvier 2012, il s’est caché pour éviter tout contact avec des gangs et il est ensuite revenu aux É.‑U. pour la troisième fois en juillet 2012. Il a été impliqué dans une affaire de voies de fait pendant qu’il se trouvait au Maryland et il est par la suite entré  au Canada en octobre 2012. Il a travaillé illégalement dans la région de Toronto jusqu’à ce qu’il soit appréhendé par l’Agence des services frontaliers du Canada en août 2015.

[6]  M. Dinartes indique que sa cousine travaillait au sein de la police nationale du Salvador, à titre d’enquêtrice en matière de trafic de stupéfiants. Il est très proche de sa cousine, et les deux sont essentiellement considérés comme frère et sœur. En août 2015, lors d’une fusillade, la police a tué un chef de gang. On a appris plus tard que le gang avait donné l’ordre de tuer la cousine de M. Dinartes par vengeance. Sa cousine n’avait pas pris part à la fusillade, mais elle avait attiré l’attention des médias parce qu’elle était l’unique femme membre de son unité. La police salvadorienne a aidé sa cousine et sa famille à entrer aux É.‑U. et à déposer une demande d’asile, qui est actuellement en instance.

[7]  La Section de la protection des réfugiés [SPR] a rejeté la demande d’asile de M. Dinartes au motif que, comme il n’avait pas établi son identité, sa demande n’avait aucun fondement crédible. La SPR n’a pas entrepris d’évaluer les risques allégués et, en particulier, le risque qu’en tant que frère de facto d’une agente de police ciblée, il serait lui aussi pris pour cible par des gangs à son retour au Salvador. La SPR a également rejeté l’argument du ministre selon lequel le demandeur était exclu de la protection accordée aux réfugiés en raison d’accusations criminelles en instance au Maryland.

[8]  Après une série de demandes de report et de litiges devant la Cour en lien avec ces demandes, M. Dinartes a déposé une demande d’ERAR en avril 2017. Celle-ci a été refusée le 22 février 2018.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[9]  L’agent d’ERAR a cité des extraits de la décision de la SPR, signalant que l’ERAR n’était pas conçu pour réviser cette dernière. Il a toutefois conclu que l’identité avait été établie et n’était pas [traduction] « en cause dans le présent ERAR ». Il a ensuite fait un survol de la preuve présentée au soutien de la demande de M. Dinartes et a indiqué que l’ensemble des éléments relatifs au risque allégué avait été examiné.

[10]  La preuve comprenait notamment l’affidavit de la cousine de M. Dinartes, dans lequel elle affirmait être exposée à un risque et croire que M. Dinartes pouvait être pris pour cible en raison de leur lien familial s’il était renvoyé au Salvador.

[11]  L’agent d’ERAR n’a accordé aucun poids à la demande d’asile de la cousine aux É.‑U., signalant qu’aucun exemplaire de la demande n’avait été produit et que, de toute façon, dans l’évaluation du risque que courait M. Dinartes, il n’y avait pas lieu d’accorder de poids à l’issue de cette demande. Il a ensuite écarté l’affidavit de la cousine, au motif que son affirmation selon laquelle des membres de gang s’intéressaient au demandeur n’était pas étayée par une preuve objective et que M. Dinartes n’avait pas fourni la preuve que des membres de gang étaient à sa recherche, qu’ils avaient abordé sa famille ou qu’ils avaient tenté d’entrer en contact avec lui pendant qu’il était de retour au Salvador. L’agent a conclu que le risque allégué était [traduction] « vague, hypothétique et non fondé par une preuve corroborante ». Il a conclu par ailleurs que l’explication donnée par M. Dinartes pour justifier pourquoi il n’avait pas contacté la police au Salvador quand des membres de gang l’avaient abordé en 2011 était hypothétique et non étayée par la preuve, soulignant au passage que la police avait fourni de l’aide à sa cousine.

[12]  L’agent a ensuite examiné la déclaration d’un certain M. Riveras, qui aurait pris part à la lutte contre la violence des gangs au Salvador. L’agent a conclu que la preuve de M. Riveras n’étayait pas le risque allégué. M. Dinartes n’avait pas démontré que son profil concordait avec la description que M. Riveras avait faite des personnes à risque au Salvador, et il n’avait pas présenté une preuve objective que des gangs avaient pris pour cible sa famille ou lui au Salvador.

[13]  En examinant la preuve sur la situation du pays, l’agent a conclu que M. Dinartes n’avait pas réussi à établir le lien entre cette preuve et sa situation personnalisée et n’avait pas établi qu’il s’exposait à un risque supérieur à celui auquel était exposée la population salvadorienne en général.

IV.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[14]  La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. L’agent a‑t‑il commis une erreur en évaluant la preuve relative au profil de risque personnel de M. Dinartes?

  2. L’agent a‑t‑il fait abstraction d’éléments de preuves objectifs lors de l’évaluation du risque personnalisé du demandeur et de la question de la protection de l’État?

  3. Subsidiairement, l’agent a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en omettant de tenir une audience?

[15]  L’évaluation des éléments de preuve effectuée par l’agent d’ERAR doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Les questions d’équité doivent être évaluées selon la norme de la décision correcte, où la cour de révision est tenue de déterminer si le processus qu’a suivi l’agent d’ERAR a atteint le degré d’équité nécessaire dans les circonstances (Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305, aux paragraphes 6 et 7).

V.  Analyse

[16]  Le défendeur fait valoir que la décision de l’agent d’ERAR doit être interprétée à la lumière des conclusions tirées antérieurement au sujet des incohérences relevées dans l’exposé circonstancié de M. Dinartes, des incohérences qui vont au‑delà de la question de l’identité et qui ne sont toujours pas éclaircies. Il reconnaît que l’agent d’ERAR n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité, mais il soutient que la preuve du demandeur devait être évaluée dans le contexte des incohérences qui n’ont précédemment pas été éclaircies et des conclusions défavorables quant à la crédibilité. Il soutient par ailleurs que l’affidavit de la cousine était [traduction] « mince » et [traduction] « peu probant », car il manquait d’éléments de preuve corroborant la situation de cette dernière ou ses conclusions quant au fait que M. Dinartes serait pris pour cible à cause de leur lien familial. Le défendeur allègue en outre que l’agent d’ERAR a raisonnablement interprété la preuve relative à la situation du pays, laquelle établissait seulement que les membres de la famille de personnes à risque [traduction] « peuvent » être pris pour cible, un seuil qui est loin de montrer que M. Dinartes était [traduction ] « vraisemblablement à risque ». En résumé, il est d’avis que l’absence de preuve corrobore le caractère raisonnable de la conclusion de l’agent d’ERAR, à savoir que le risque était [traduction] « vague, hypothétique et non fondé ».

A.  Les conclusions antérieures quant à la crédibilité

[17]  Le défendeur n’a cité aucune jurisprudence à l’appui de sa position selon laquelle les agents d’ERAR sont en droit de se fonder sur les conclusions défavorables antérieurement tirées par la SPR quant à la crédibilité, mais je ne remets pas en question les observations qu’il a formulées à cet égard. La juge Elizabeth Walker a récemment indiqué que « [l]’agente d’ERAR avait le droit de se fonder sur les conclusions négatives de la SPR en ce qui a trait à la crédibilité des témoignages relatifs à ces demandes » (Perampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 909, au paragraphe 20; voir aussi Sani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 913, au paragraphe 23.)

[18]  Je suis toutefois d’avis que cela n’est guère utile en l’espèce. L’agent d’ERAR n’a fait référence aux conclusions de la SPR quant à la crédibilité qu’une seule fois, avant l’analyse de la preuve. L’agent d’ERAR signale que [traduction] « la crédibilité de l’identité du demandeur a été entièrement mise en doute par le tribunal » et conclut ensuite que [traduction] « l’identité n’est pas en litige dans le présent ERAR ». Sur la foi des déclarations de l’agent, je ne suis pas convaincu que, pour lui, la crédibilité était en cause; la question en jeu était plutôt celle du caractère suffisant de la preuve. Cela n’est pas sans rappeler la situation dont il était question dans la décision Kahsay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 116, où la juge Sylvie Roussel a écrit ce qui suit :

[20]  […] la demanderesse ne m’a pas convaincue […] qu’en utilisant les mots [TRADUCTION] « éléments de preuve objectifs et corroborants », l’agent a tiré une conclusion quant à la crédibilité. Le défendeur admet que la référence de l’agent aux questions analysées par la SPR dans la partie de sa décision sur le contexte peut prêter à confusion, mais il maintient que l’agent ne s’est pas prononcé sur la question de la crédibilité, et je suis d’accord avec lui. L’agent évoque certes la conclusion de la SPR sur la crédibilité de l’identité de la demanderesse, mais sa conclusion essentielle est que celle‑ci n’a pas produit les éléments de preuve documentaires suffisants pour établir l’existence d’un risque prospectif personnalisé si jamais elle retourne dans son pays. [Non souligné dans l’original.]

B.  L’évaluation de la preuve personnalisée de risque et de protection de l’État

[19]  Dans son évaluation du risque personnalisé du demandeur, l’agent a rejeté la preuve selon laquelle celui-ci serait pris pour cible par des gangs à son retour au Salvador, au motif que dans sa preuve, sa cousine n’a indiqué aucun fondement objectif permettant de conclure que des membres de gang étaient activement à sa recherche et qu’aucune autre preuve n’avait été avancée pour indiquer que tel était le cas.

[20]  À mon sens, l’évaluation de l’agent dénote une mauvaise compréhension du risque allégué. Selon la preuve de la cousine de M. Dinartes, qui reposait sur ses connaissances professionnelles et son expérience en tant qu’agente de police, M. Dinartes, à titre de membre de la famille d’une agente de police prise pour cible par un gang criminel, s’exposait au risque d’être pris pour cible.

[21]  La preuve de la cousine concordait avec la documentation objective sur la situation du pays. Les Lignes directrices du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés intitulées « Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from El Salvador » [Lignes directrices du HCNUR] font état de divers profils de personnes à risque au Salvador, profils dont un certain nombre s’appliquent à M. Dinartes :

  1. les personnes perçues par un gang comme résistant à son autorité, ce qui inclut celles qui ont refusé de se joindre à lui;

  2. les anciens membres de la police et des forces armées;

  3. les membres de la famille de tous les profils de risque énumérés, y compris les situations dans lesquelles la personne initialement prise pour cible a déjà fui le pays ou a été tuée.

[22]  Les Lignes directrices du HCNUR indiquent de plus que [traduction] « les personnes expulsées seraient facilement reconnaissables par des membres de gang au moment de leur retour au Salvador ». Dans les circonstances, il est illogique de conclure que la preuve documentaire ne corrobore pas objectivement la preuve de risque présentée par la cousine. Le défendeur a laissé entendre que la preuve documentaire établit seulement que les personnes correspondant aux profils mentionnés peuvent s’exposer à un risque, mais cela dénote qu’il y a un fardeau de certitude à respecter. Cela excède de loin la norme dont un demandeur doit faire la preuve. Par définition, un risque s’entend de la possibilité qu’une chose arrive. Une issue certaine n’est pas un « risque ».

[23]  Il semble que la conclusion de l’agent selon laquelle le risque était hypothétique ne soit pas liée au profil du demandeur, mais plutôt à l’absence de preuve que le gang criminel était activement à sa recherche. Autrement dit, l’agent d’ERAR semble avoir conclu que M. Dinartes était tenu de démontrer non seulement qu’il correspondait au profil d’une personne à risque, mais aussi que le gang criminel était activement à sa recherche au Salvador.

[24]  La difficulté que pose le raisonnement de l’agent d’ERAR est l’absence d’une preuve démontrant qu’au Salvador, les gangs criminels agissent de cette manière. À défaut d’une preuve objective indiquant que c’est effectivement le cas, l’agent d’ERAR s’est simplement livré à une conjecture inadmissible et, en agissant ainsi, il a imposé un fardeau insurmontable à M. Dinartes (Venegas Beltran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1475, au paragraphe 8; Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, au paragraphe 12; Martinez Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 7, au paragraphe 27).

[25]  Dans le même ordre d’idées, la conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle rien ne permettait objectivement à M. Dinartes de croire que [traduction] « les autorités salvadoriennes ne peuvent ou ne veulent le protéger s’il a besoin de leur aide » est également incompatible avec la preuve documentaire. Les Lignes directrices du HCNUR indiquent que la police donne généralement l’impression de ne pas assurer une protection efficace contre les gangs criminels et que même les agents de police craignent souvent de ne pas pouvoir être protégés. Les Lignes directrices du HCNUR indiquent aussi que, souvent, le mieux que la police puisse faire est d’escorter quelqu’un qui a été menacé par un gang pour qu’il quitte son quartier. Le rapport de Refugees International confirme ce fait et indique également que la police peut être complice de la violence des gangs. Il était loisible à l’agent d’accorder peu de poids à la preuve de M. Riveras; je signale toutefois que sa preuve sur la question de la protection de l’État était tout à fait conforme à la preuve documentaire objective. Le fait que l’agent se soit fondé sur une intervention de la police pour répondre à une menace d’un gang criminel à l’endroit de la cousine de M. Dinartes, une agente de police en service, ne peut pas raisonnablement servir de fondement pour conclure que M. Dinartes bénéficierait d’une aide semblable.

[26]  L’évaluation des risques et l’analyse de la protection de l’État faites par l’agent d’ERAR ne reflètent pas les éléments requis de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité et, par conséquent, il m’est impossible de conclure que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[27]  Au vu de ma conclusion que l’analyse et la décision de l’agent sont déraisonnables, il m’est inutile d’examiner le manquement à l’équité invoqué par M. Dinartes.

VI.  Conclusion

[28]  La demande est accueillie. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT RENDU DANS LE DOSSIER IMM‑1139‑18

LA COUR ORDONNE :

  1. la demande est accueillie;

  2. l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 7e jour de novembre 2018.

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1139‑18

 

INTITULÉ :

JOSE RIGOBERTO DINARTES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 SEPTEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 OCTOBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Benjamin Liston

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Charles J. Jubenville

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Benjamin Liston

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.