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Dossier : IMM-82-18

Référence : 2018 CF 1099

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er novembre 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

MYKOLA DANCHENKO, TETIANA DANCHENKO ET MARKO DANCHENKO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Tetiana Danchenko (la demanderesse) est une citoyenne ukrainienne d’origine ethnique rom. Elle dit qu’elle‑même et sa famille (collectivement, les demandeurs) sont persécutées par les nationalistes ukrainiens et ils ont présenté une demande d’asile en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]  La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a estimé que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Odessa et elle a rejeté la demande d’asile. Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR). La SAR a rejeté l’appel.

[3]  Le 9 janvier 2018, les demandeurs ont demandé le contrôle judiciaire de la décision de la SAR, soutenant que sa conclusion sur la PRI était déraisonnable. Je suis d’accord et j’annule la décision pour les motifs qui suivent.

II.  Faits

A.  Les demandeurs

[4]  La demanderesse est une citoyenne ukrainienne âgée de 31 ans d’origine ethnique rom. Elle est mariée à Mykola Danchenko et, ensemble, ils ont un fils de quatre ans, Marko Danchenko.

[5]  La demanderesse est née dans une famille rom d’origine polonaise. En tant que Roms, ses parents ont été séparés de leur famille et ont été envoyés dans des écoles de formation professionnelle. Ils se sont rencontrés à Kiev et se sont enfuis à Ivano-Frankivsk. La demanderesse soutient avoir été victime de profilage et de mauvais traitements en tant que Rom dès son plus jeune âge et elle a eu de la difficulté à s’adapter à l’école. Néanmoins, son père était un artisan qualifié et il a pu exploiter une entreprise afin de financer ses études postsecondaires.

[6]  La demanderesse a travaillé pour l’entreprise de son père, où elle a rencontré son époux ukrainien. Avec l’aide du père de Mykola, le couple a construit une salle de concert prospère. Ils ont visité le Canada en 2015, mais ils n’ont pas présenté de demande d’asile puisqu’ils ne craignaient pas pour leur vie à ce moment-là.

[7]  Le 26 novembre 2015, les demandeurs ont loué la salle de concert à un groupe de rappeurs de l’Azerbaïdjan. Le concert a été une réussite, mais un journaliste local a couvert l’événement et il s’est élevé contre le fait que les demandeurs ont accueilli des artistes russes (et les qualifiant donc d’anti-Ukrainiens). Le couple a ensuite annulé le spectacle d’un rappeur russe, craignant les réactions des nationalistes ukrainiens. La demanderesse a dit qu’à ce moment-là, il était déjà trop tard; son ethnicité a alors été utilisée comme outil pour la discréditer en tant qu’intruse qui était indifférente face à l’endroit où elle faisait des affaires, à sa culture et aux sensibilités politiques entre la Russie et l’Ukraine.

[8]  En janvier 2016, le couple a été abordé par des nationalistes ukrainiens, qui les ont menacés de violence physique et qui ont exigé un paiement pour appuyer leurs forces armées. Les demandeurs ont demandé des visas polonais à titre de mesure de sécurité, sentant qu’ils pouvaient être en danger.

[9]  En mai 2016, les nationalistes ont empêché la tenue d’un concert que les demandeurs organisaient pour une vedette ukrainienne de musique populaire, Svitlana Loboda. Des spectateurs ont été blessés, et la police a été appelée, mais elle n’est pas intervenue. Plus tard cette soirée-là, pendant le nettoyage suivant l’événement, la demanderesse est allée acheter un paquet de cigarettes et a été interceptée par des nationalistes qui l’ont battue et qui l’ont traitée de [traduction] « sale tzigane salope ». Après cet événement, les demandeurs ont tenté de fuir vers la Pologne, mais leurs visas ont été annulés à la frontière lorsque des fonctionnaires polonais n’ont pas pu joindre les personnes qui devaient les accueillir.

[10]  La demanderesse et son mari sont alors retournés à Ivano-Frankivsk. Ils ont porté plainte à la police de nouveau, mais aucune mesure n’a été prise. La demanderesse affirme plutôt que la police a prévenu les nationalistes et que, le 29 juillet 2016, elle a été attaquée de nouveau. Cette fois, elle a été gravement blessée et elle a eu besoin de soins médicaux prolongés. La même nuit, leur voiture a été vandalisée.

[11]  Le 8 août 2016, après que la demanderesse a monté dans un autobus, le conducteur lui a dit [traduction] « aujourd’hui, les Tziganes bénéficient d’un trajet gratuit ». Il a refusé d’arrêter l’autobus à son arrêt et il l’a plutôt conduite à un endroit éloigné. Pendant le trajet, les gens riaient et des femmes ont craché sur elle.

[12]  Craignant pour leur vie, les demandeurs ont décidé de quitter l’Ukraine. Ils sont arrivés au Canada le 13 août 2016 et ils ont demandé l’asile.

B.  Section de la protection des réfugiés

[13]  La SPR a tenu une audience le 15 février 2017 et a rendu une décision rejetant la demande le 13 mars 2017. La SPR a conclu que l’identité des demandeurs avait été établie et que la demanderesse était crédible en ce qui concerne la discrimination et la violence physique qu’elle a subies en Ukraine. Toutefois, la SPR a aussi précisé que le harcèlement et la discrimination ne représentaient pas nécessairement de la persécution et elle a conclu que les mauvais traitements que la demanderesse a subis ne représentaient pas de la persécution.

[14]  La SPR a ensuite tranché la question de savoir si la demanderesse avait une PRI viable, ayant indiqué qu’Odessa était une option au début de l’audience. Elle a conclu que le premier volet du critère de la PRI a été respecté, à savoir qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés à Odessa en raison de l’origine ethnique rom de la demanderesse. La SPR a fait remarquer qu’Odessa est une ville où il existe des collectivités roms (même si elles subissent parfois du harcèlement et de la discrimination) et elle a estimé que la [traduction] « vie ukrainienne plus intégrée et plus vaste de la demanderesse lui donne la possibilité de vivre ailleurs dans la société ukrainienne d’une façon qui peut ne pas être offerte aux autres Roms » (décision de la SPR, paragraphe 24).

[15]  La SPR a aussi conclu que le deuxième volet du critère de la PRI est également respecté dans le cas de la demanderesse. Elle cite la décision Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), [1994] 1 CF 589 (CA) pour la notion selon laquelle [traduction] « les conditions qui ne mettent pas en danger la vie et la sécurité des demandeurs sont insuffisantes pour constituer des épreuves indues » (décision de la SPR, paragraphe 29). Réaffirmant que la demanderesse est davantage protégée comparativement aux autres Roms et mettant en évidence son expérience où elle a bien vécu dans la société ukrainienne la majeure partie de sa vie, la SPR conclut que la famille ne subirait pas des épreuves indues à Odessa. La SPR conclut également qu’il n’y a pas suffisamment de motifs qui appuient la notion selon laquelle les nationalistes continueront à y poursuivre la demanderesse ou ils (les nationalistes) pourront convaincre la police ukrainienne de les aider à retracer la famille. Par conséquent, la SPR a rejeté la demande des demandeurs.

C.  Section d’appel des réfugiés

[16]  Les demandeurs ont interjeté appel de la décision devant la SAR. La SAR a rejeté l’appel dans une décision de 19 paragraphes datée du 14 décembre 2017. La SAR a brièvement examiné les faits de l’appel des demandeurs, en mentionnant l’incident initial de novembre 2015, l’extorsion par des nationalistes ukrainiens en janvier 2016 et les deux agressions physiques que la demanderesse a subies en mai et en juillet 2016. La SAR indique ensuite que la question déterminante dans le cadre de cet appel concerne la PRI et qu’elle n’examinera pas la conclusion de la SPR quant à savoir si le niveau de discrimination dont a fait l’objet la demanderesse constitue de la persécution.

[17]  À titre de question préliminaire, la SAR examine d’abord l’admissibilité de deux nouveaux éléments de preuve présentés par la demanderesse : un affidavit de la demanderesse décrivant un incident récent vécu par son père et un rapport de police portant sur cet incident. Selon l’affidavit, le père de la demanderesse l’a appelée le 8 mai 2017 pour l’informer que, la veille, il avait été agressé par quatre personnes portant une tenue de l’armée ainsi que l’insigne [traduction] « Secteur droit » sur leurs manches. Ils l’ont traité de [traduction] « sale tzigane qui a dépouillé les Ukrainiens » et ils lui ont demandé où se trouvait la demanderesse. Ils ont aussi dit qu’ils [traduction] « puniraient sa salope de fille tzigane qui leur devait de l’argent » et ils ont menacé de la tuer si elle revenait. Le rapport de police confirme que l’altercation a officiellement été consignée, mais il a été impossible d’identifier les personnes qui ont abordé le père de la demanderesse. La SAR accepte cet élément de preuve parce qu’il n’était pas disponible avant l’audience, qu’il semble authentique et qu’il vise un aspect essentiel de l’appel.

[18]  Après avoir examiné la preuve, la SAR conclut que les demandeurs ont eu des démêlés avec des nationalistes ukrainiens et elle accepte le fait que la situation a été exacerbée par l’origine ethnique rom de la demanderesse. Toutefois, la SAR est également d’accord avec la conclusion de la SPR selon laquelle le profil de la demanderesse différait substantiellement de celui de l’Ukrainienne d’origine ethnique rom moyenne décrite dans la preuve documentaire : son époux est ukrainien et sa famille est bien connue, ils possèdent des biens ensemble et elle n’avait jamais auparavant été attaquée physiquement en raison de son origine ethnique. En outre, la SAR a conclu que la situation relative à la salle de concert était un « malheureux incident aléatoire ou un incident ponctuel » et que, même s’il est possible que les nationalistes souhaitent toujours extorquer de l’argent à la demanderesse, il est peu probable qu’ils la cherchent dans une autre ville. La SAR a examiné l’incident concernant son père en mai 2017, mais elle a conclu qu’il était peu probable que les nationalistes la cherchent ailleurs en Ukraine parce que son père leur a dit durant l’altercation qu’elle avait quitté le pays. La SAR conclut également qu’il est peu probable que les nationalistes versent des pots-de-vin à la police pour les aider à la trouver en raison du passage du temps (deux ans) et du fait que la salle de concert est déjà mise en vente. Enfin, la SAR ne pense pas qu’il serait indûment préjudiciable pour la famille de déménager à Odessa, compte tenu de la relative jeunesse du couple, de leur niveau de scolarité et de leur expérience en entrepreneuriat.

III.  Questions en litige

[19]  À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions :

IV.  Norme de contrôle

[20]  La première question est une question mixte de fait et de droit, puisqu’elle concerne l’application du critère relatif à la PRI, et elle est donc susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Okohue c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1305, aux paragraphes 8 à 10). La question de savoir si le décideur a appliqué le bon critère juridique commande l’application de la norme de la décision correcte (Reci c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 833, au paragraphe 16).

V.  Analyse

A.  La conclusion au sujet de la PRI était-elle déraisonnable?

[21]  Les demandeurs soutiennent que la conclusion de la SAR selon laquelle il était peu probable que les nationalistes les poursuivent à Odessa n’était pas transparente ni justifiée, ce qui rend ainsi déraisonnable sa décision relative à la PRI. Ils soutiennent que cette conclusion n’est pas fondée sur la preuve et qu’elle a été tirée malgré des éléments de preuve indiquant le contraire. Par exemple, les demandeurs ont fait remarquer que les nationalistes ont attendu plus de neuf mois (après qu’ils ont quitté l’Ukraine) pour aborder le père de la demanderesse, afin d’exiger de savoir où elle se trouvait, ce qui démontrait ainsi qu’ils s’intéressent toujours à la famille. Les demandeurs soutiennent également que la SAR n’a pas tenu compte d’un élément de preuve non contredit selon lequel les nationalistes ont continué de patrouiller le sud de l’Ukraine, non loin d’Odessa, comme l’indique la preuve documentaire. Enfin, ils font valoir que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la demanderesse courait un risque beaucoup moins grand que d’autres Roms à Odessa, parce que cette conclusion était non seulement non étayée, mais également contredite par une preuve crédible dont elle disposait.

[22]  Le défendeur prétend qu’il était raisonnable pour la SAR de déduire que les nationalistes ne chercheraient pas les demandeurs à l’extérieur d’Ivano-Frankivsk, parce que leur salle de concert avait été mise en vente et que le père de la demanderesse leur a dit (aux nationalistes) que la famille avait quitté l’Ukraine. Il soutient que la SAR a établi une distinction raisonnable entre la situation de la demanderesse et celles d’autres Roms qui vivent en Ukraine, selon la preuve documentaire et à la lumière de la situation personnelle de la demanderesse. Il ajoute qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure que la PRI ne représentait pas un préjudice indu, compte tenu de la jeunesse des demandeurs, de leur niveau de scolarité, de leur expérience en entrepreneuriat et de leur réussite.

[23]  Je suis d’accord avec les demandeurs. Aucun raisonnement n’appuie l’explication de la SAR selon laquelle le [traduction] « passage du temps » fait qu’il est peu probable que les nationalistes poursuivent les demandeurs à Odessa. Il n’y a pas non plus d’éléments de preuve au dossier qui indiquent que les nationalistes ne souhaitaient plus poursuivre les demandeurs à ce jour. En fait, la preuve indique le contraire. Par exemple, les nationalistes ont poursuivi le père de la demanderesse 18 mois après l’incident initial et neuf mois après le départ de la famille pour le Canada.

[24]  Par conséquent, le raisonnement de la SAR quant au passage du temps n’est pas une inférence raisonnée, mais plutôt des spéculations dénuées de fondement qui font totalement fi des actes de violence de plus en plus graves présentés en preuve.

[25]  En outre, la conclusion de la SAR selon laquelle l’incident était « aléatoire » ou « ponctuel » est tirée sans égard à la preuve indiquant que de multiples incidents ont eu lieu, notamment : les représailles initiales après le concert de novembre 2015, les menaces et l’extorsion de janvier 2016, le concert qui n’a pu avoir lieu et l’agression physique de mai 2016, et l’agression grave dont a été victime la demanderesse en juillet 2016. Et nous ne parlons pas ici de l’incident concernant son père en mai 2017, qui semble être directement lié à la situation de la demanderesse. Aucune interprétation de la preuve ne peut logiquement qualifier ces incidents d’« aléatoires » ou de « ponctuels ».

[26]  De même, le fait que leur salle de concert est mise en vente ne dit rien de l’intérêt continu des nationalistes à extorquer de l’argent aux demandeurs. Les inférences figurant dans les motifs ne sont rien de plus qu’une pure spéculation et rendent la décision inintelligible.

[27]  Ayant jugé que la conclusion de la SAR au sujet de la PRI était déraisonnable, je n’ai pas à examiner la deuxième question.

VI.  Certification

[28]  J’ai demandé aux avocats des parties s’il y avait des questions à certifier. Ils ont tous les deux déclaré qu’il n’y avait pas de question à certifier et je partage leur avis.

VII.  Conclusion

[29]  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.




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