Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20181023


Dossier : IMM-5189-17

Référence : 2018 CF 1063

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

MAJID MOHAMMADI MOGHADDAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de refuser de délivrer au demandeur un visa de résident permanent parce qu’il est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), LC 2001, c 27. La demande de contrôle judiciaire a été présentée en vertu de l’article 72 de la LIPR.

I.  Les faits

[2]  Le demandeur est un citoyen de l’Iran dans le milieu de la cinquantaine. Il vit dans son pays de citoyenneté avec sa femme et sa fille. Il a également un fils qui est citoyen canadien de naissance et qui étudie à l’Université de l’île de Vancouver.

[3]  Le demandeur a servi dans l’armée iranienne (comme soldat/ingénieur technique) de juillet 1983 à septembre 1983, de septembre 1988 à septembre 1989, et de novembre 1989 à septembre 1990. Toutefois, son service a été imposé par conscription et le gouvernement ne s’est pas fondé sur ce service dans sa décision de déclarer la demande du requérant irrecevable.

[4]  Le demandeur est un ingénieur. Il a étudié en Iran et au Canada. Il a obtenu un diplôme en génie mécanique en Iran à l’Université de technologie Sharif (SUT) en novembre 1988.

[5]  Il a demandé et obtenu une bourse d’études complète de six ans du ministère iranien de la Culture et de l’Éducation supérieure pour faire une maîtrise en génie et un doctorat à l’étranger. Le programme de maîtrise a été complété avec succès à l’Université McGill, où il a étudié au Département de génie mécanique. On nous dit que pendant son séjour à McGill, le demandeur a fait des recherches sur la locomotion au moyen de jambes dans le domaine de la robotique. Il a également travaillé au laboratoire de robotique ambulatoire de l’Université McGill.

[6]  Il a obtenu son doctorat à l’Université de Toronto. Ses études portaient principalement sur la commande robuste dans le domaine de la robotique. Le demandeur a obtenu son diplôme en 1997.

[7]  Sa bourse d’études exigeait qu’il retourne en Iran pour occuper un poste de professeur d’université pour une durée égale à celle de la période d’études visée par la bourse. En conséquence, son engagement était de 6 ans. Après avoir déposé sa candidature à quelques universités, le demandeur a finalement choisi l’Université Tarbiat Modares (TMU). Le demandeur pensait, semble‑t‑il, qu’il aurait de meilleures chances d’élargir et de poursuivre ses objectifs de recherche dans les domaines de la robotique et de la commande s’il se joignait à la TMU. Au début, il était membre du corps professoral de la sous-division du design appliqué, qui fait partie du département élargi de génie mécanique de la TMU.

[8]  Son champ d’intérêt a toujours été la robotique. Il est devenu professeur agrégé de génie mécanique en 1997 et il a enseigné tout au long de sa carrière. Son curriculum vitae révèle également un intérêt pour la consultation, y compris à Toronto en 2000-2001.

[9]  De 2006 à 2008, le demandeur est devenu chef du département de génie mécanique à la TMU, avant de prendre un congé sabbatique de deux ans pour devenir chercheur invité en génie mécanique et aérotechnique à l’Université Carleton, à Ottawa.

[10]  Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada au titre du Programme des travailleurs qualifiés (fédéral) (PTFQ) en août 2008. Cependant, il semble qu’il n’ait été convoqué en entrevue à cette fin que quelques années plus tard, longtemps après son retour en Iran. Le 10 février 2015, une lettre dite d’équité procédurale a été envoyée au demandeur. Dans cette lettre, on soulevait la possibilité qu’il soit interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR en raison de son travail dans des domaines dits à double usage. Le demandeur a répondu à la lettre. Dans cette réponse, il nie catégoriquement que les antécédents dans le domaine de la recherche aient un rapport avec des sujets sensibles et il prétend ne pas posséder de connaissances dans ce domaine.

[11]  Le demandeur a également présenté une demande de visa de résident temporaire en septembre 2015 et, encore une fois, l’agent a soulevé des préoccupations dans une lettre d’équité procédurale. En fait, la lettre a incorrectement désigné la TMU comme étant une entité inscrite à la liste du Règlement sur les mesures économiques spéciales visant l’Iran.

[12]  Le bureau ayant procédé à l’examen du dossier du demandeur a reconnu son erreur le 13 novembre 2015. Toutefois, une préoccupation a ensuite été exprimée comme suit :

[traduction]

Ce que nous avions l’intention de mentionner, c’est qu’Iran Watch (Wisconsin Project on Nuclear Arms Control, http://www.iranwatch.org/iranian-entities) indique que Behzadkar Co. Ltd, une entité qui suscite des préoccupations au sujet de ses activités d’approvisionnement liées aux missiles, inscrit votre université comme l’un de ses clients, ce qui soulève des préoccupations relatives à la sécurité du Canada.

Le demandeur a répondu.

[13]  La demande de visa de résident temporaire a été refusée en vertu de l’alinéa 34(1)d). Le demandeur a poursuivi ses efforts en incluant une réponse supplémentaire, en mai 2016, concernant la relation alléguée entre la TMU et Behzadkar Co.

[14]  La demande de résidence permanente au titre du PTQF a été rejetée le 5 octobre 2017.

II.  Requête en vertu de l’article 87

[15]  Une fois l’autorisation accordée, le gouvernement a présenté une requête en vertu de l’article 87 de la LIPR afin que certaines parties du dossier certifié du tribunal soient caviardées. Malgré le fait que le demandeur ait choisi de ne pas contester la requête, la Cour a tenu une audience afin de s’assurer que les parties caviardées ne contenaient aucun renseignement qui pourrait aider le demander relativement à sa demande de visa de résident permanent ou de contrôle judiciaire. Après avoir examiné l’affaire attentivement, la Cour a rendu une ordonnance le 28 juin 2018 accueillant le caviardage demandé par le ministre.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[16]  La demande de résidence permanente au titre du PTQF a été déposée en décembre 2008. La lettre d’équité procédurale de février 2015 indiquait que l’agent d’immigration avait des préoccupations quant à l’admissibilité du demandeur en vertu de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR. Plus précisément, la lettre énonçait ce qui suit :

[traduction]

[…]Vous êtes depuis longtemps membre du corps professoral de l’Université Tabiat Modares (TMU), et votre CV (accessible en ligne sur le site Web de l’Université Tabiat Modares) précise que vous êtes professeur agrégé à la division de design appliqué et directeur du département de génie mécanique de l’Université Tarbiat Modares, avec une spécialisation en robotique et en commande robuste.

L’acquisition de la résidence permanente au Canada pourrait faciliter le transfert de marchandises ou de renseignements contrôlés en Iran. Vous pourriez ainsi offrir une assistance technique pour l’expansion des programmes d’armement de l’Iran, ce qui constitue un risque important pour la sécurité du Canada.

[17]  La réponse a été rapide. À la fin de février 2015, une lettre de cinq pages détaillant les antécédents et les intérêts universitaires et professionnels du demandeur, son expérience à la TMU, ses études au Canada et ses expériences heureuses au Canada, y compris, évidemment, la naissance de son premier enfant, a été envoyée par le demandeur. Dans sa lettre, le demandeur affirmait que son domaine de recherche était centré sur la robotique et la théorie de la commande, et que la période où il a travaillé à la division de l’aérospatiale du département de génie mécanique de la TMU s’expliquait par une pénurie de professeurs. Le passage suivant de la lettre me semble important :

[TRADUCTION]

[…]La division de l’aérospatiale du département ne comptait que deux professeurs et le directeur du département nous a demandé de compenser le manque de personnel. [...] Les articles que j’ai publiés dans ce domaine sont des travaux des étudiants que j’ai dirigés. [...] Je ne me suis jamais intéressé aux systèmes militaires ou d’armement et les articles que j’ai publiés dans le domaine de l’aérospatiale sont théoriques et fondés sur la simulation, sans aucune application.

[traduit tel que reproduit dans la version anglaise]

[18]  Comme il a été mentionné précédemment, pendant le traitement de la demande de visa de résident permanent, le demandeur a présenté une demande de visa de résident temporaire, mais sa demande a été refusée au motif qu’il était interdit de territoire en vertu de l’article 34. Dans ses réponses à diverses lettres d’équité procédurale, le demandeur a tenté de démontrer la différence entre la TMU et la SUT. Ainsi, dans sa lettre de réponse du 30 septembre 2015, le demandeur a écrit ce qui suit :

[traduction]

[…]Je suis membre du corps professoral de la faculté de génie mécanique de l’Université Tarbiat Modares (TMU), et je ne suis pas affilié à l’Université de technologie Sharif (SUT). Même si j’ai obtenu un baccalauréat en sciences de la SUT il y a environ 25 ans, je n’ai eu aucun contact avec cette université depuis l’obtention de mon diplôme. J’ai remarqué que vous me percevez toujours comme étant membre du corps professoral de la SUT et que vous présumez que je suis l’une des personnes qui pourraient participer aux programmes nucléaires. Vous le laissez entendre dans votre lettre, au paragraphe 3 [...].

J’ai consulté le Règlement sur les mesures économiques spéciales visant l’Iran et j’ai constaté que [...] la TMU n’y figurait pas, alors que la SUT y figurait. La TMU n’a pas de département ou de programme dans ce domaine et, à ma connaissance, n’a rien à voir avec cette question.

[traduit tel que reproduit dans la version anglaise]

[19]  Comme il a été mentionné précédemment, le bureau a changé son fusil d’épaule et a ensuite renvoyé à Iran Watch pour établir une relation entre la TMU et l’entreprise impliquée d’une manière ou d’une autre dans les missiles, ce qui permettrait d’inscrire la TMU parmi ses clients. Le demandeur a prétendu avoir effectué ses propres recherches à ce sujet et il a répondu ce qui suit le 28 mai 2016 :

[traduction]

En ce qui concerne votre inquiétude au sujet de l’entreprise (Behzadcar Co. Ltd.), [...] je tiens à préciser que je n’avais jamais entendu parler de cette entreprise auparavant. J’ai posé des questions à quelques-uns de mes collègues au sujet de cette entreprise et aucun d’entre eux n’était au courant ou n’avait de l’information à ce sujet. Cependant, je me suis alors intéressé à ce que la TMU aurait pu acheter à cette entreprise. En passant par le service des achats de la TMU, j’ai découvert que l’entreprise avait vendu il y a une quinzaine d’années, en 2000, un appareil européen de mesure de la dureté et de l’élasticité de la peau, qui est un dispositif civil, au département de physiologie de la faculté de médecine de la TMU. Le système est toujours utilisé dans les travaux de recherche liés à la santé pour les tests et les vérifications des résultats théoriques.

[20]  La décision du 5 octobre 2017 de rejeter la demande de résidence permanente a été rendue en vertu de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR. En fait, c’est la même préoccupation qui a été exprimée dès le début et les diverses lettres d’équité procédurale faisaient toutes référence à ce paragraphe particulier. Il semble que la décision soit résumée dans les deux paragraphes suivants tirés de la lettre de décision du 5 octobre 2017 :

[traduction]

En particulier, il existe des motifs raisonnables de croire que vous faites partie de la catégorie des personnes interdites de territoire décrite à l’alinéa 34(1)d) de la LIPR en raison de vos antécédents universitaires et de vos recherches dans des domaines à double usage et de votre emploi et de vos postes de longue date comme directeur du département de génie mécanique et de directeur de la division de design appliqué à l’Université Tarbiat Modares.

L’acquisition de la résidence permanente au Canada pourrait faciliter le transfert de marchandises ou de renseignements contrôlés en Iran. Vous pourriez ainsi offrir une assistance technique pour l’expansion des programmes d’armement de l’Iran, ce qui constitue un risque important pour la sécurité du Canada. Il existe donc des motifs raisonnables de croire que vous êtes interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR.

IV.  La position des parties

[21]  Le demandeur soutient que le processus était inéquitable sur le plan procédural et que la décision de lui refuser un visa de résident permanent est déraisonnable. Il n’est pas contesté qu’une violation de l’équité procédurale doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12; [2009] 1 RCS 339, (Khosa), au paragraphe 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502, (Khela), au paragraphe 79).

[22]  Quant à la détermination de l’interdiction de territoire pour des raisons de sécurité, elle soulève des questions de fait et de droit et peut donc vraisemblablement faire l’objet d’un examen selon la norme de la décision raisonnable.

[23]  Le demandeur reconnaît que les faits à l’appui de la décision relative à l’alinéa 34(1)d) exigent plus qu’un simple soupçon, mais moins que la norme applicable dans les instances civiles (Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 (Chiau); Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 39, [2005] 2 RCS 91 (Mugesera)). Pour citer l’arrêt Chiau, au paragraphe 60, « motifs raisonnables » évoquent la « croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi ». L’article 33 de la LIPR exige simplement que le décideur ait des motifs raisonnables de croire que les faits établissant l’interdiction de territoire sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. Il n’est donc pas nécessaire d’établir les faits selon la prépondérance des probabilités; il suffit qu’il y ait des motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus ou peuvent survenir. Toutefois, il n’en demeure pas moins que les faits doivent satisfaire à l’exigence selon laquelle le ressortissant étranger doit constituer un danger pour la sécurité du Canada. Ainsi, pour que les motifs de la décision soient raisonnables, les faits établis doivent permettre de conclure que la personne constitue un danger pour la sécurité du Canada.

[24]  En ce qui concerne la question du caractère raisonnable, le demandeur soutient que l’idée selon laquelle il constitue un danger pour la sécurité du Canada ne s’appuie sur rien. L’association avec une organisation ou une université ne peut suffire à établir l’existence d’un danger parce que cela suggère une culpabilité par association. Le demandeur s’appuie largement sur ce passage tiré de la décision Hosseini c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 171 (Hosseini) :

[39]  Il est difficile d’imaginer comment une personne pourrait représenter un danger pour la sécurité du Canada sans preuve selon laquelle cette personne a commis ou selon laquelle on s’attend à ce qu’elle commette, un acte qui pourrait être considéré comme une menace pour les Canadiens. Le fait que l’alinéa 34(1)d) prévoit une conclusion d’interdiction de territoire pour une personne qui pourrait « constituer un danger pour la sécurité du Canada » ne signifie pas qu’une personne est interdite de territoire sans preuve qu’elle a commis quelque chose, ou pourrait commettre quelque chose, qui confirmerait sa dangerosité.

[25]  Pour le demandeur, rien dans ses antécédents n’étaye l’opinion selon laquelle il pourrait constituer un danger pour la sécurité du Canada. Il s’agit de conjectures de la part du ministre, lesquelles sont basées sur les éléments suivants. La TMU est une source de préoccupation, étant donné qu’elle figurait sur le site Web d’Iran Watch comme cliente de Behzadkar Co. Ltd, qui est elle-même inscrite sur la liste des entités préoccupantes pour ses activités d’approvisionnement liées aux missiles. De plus, le demandeur est coauteur de plusieurs publications qui, prétend-on, pourraient avoir été rédigées pour un usage militaire. Selon le demandeur, Iran Watch a été discrédité et n’a même pas été mis à jour depuis 2010. Le lien entre la TMU et Behzadkar signalé par Iran Watch est au mieux très mince, selon les propres recherches du demandeur, et, d’une manière ou d’une autre, n’a été prouvé nulle part ailleurs que sur la page Web d’Iran Watch.

[26]  Le demandeur soutient que le double usage qui pourrait être fait de ses recherches est au mieux spéculatif et il affirme ce qui suit : [traduction] « il n’est pas clair que des efforts ont été faits pour comprendre le contenu de ces articles ou s’ils avaient réellement été rédigés pour un usage militaire ou s’ils avaient une double fonction. » (exposé supplémentaire des arguments du demandeur, paragraphe 8)

[27]  Enfin, le demandeur reproche au décideur de ne pas être allé plus loin lorsque le demandeur a répété ne pas avoir participé à des recherches autres que civiles.

[28]  Le demandeur a également soutenu que l’équité procédurale n’avait pas été respectée. Si je comprends bien l’argument, le demandeur soutient qu’un mémoire de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) ne lui a pas été divulgué afin de lui permettre de répondre aux préoccupations particulières énumérées dans ce mémoire. Le demandeur semble prétendre qu’on lui a refusé la possibilité de prendre connaissance des éléments invoqués contre lui et de les réfuter. Je note toutefois que dans la mesure où le mémoire n’a pas été utilisé, il ne s’agit pas d’une question qu’il convient d’examiner davantage, car les éléments invoqués sont ceux qui ont été présentés au demandeur, sans plus.

[29]  Le défendeur est évidemment d’avis contraire. S’appuyant sur la décision Hadian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF (Hadian), le ministre estime que la décision était raisonnable. Il faut donner une interprétation juste et libérale à l’expression « danger pour la sécurité du Canada » et la menace n’a pas besoin d’être directe : elle peut être indirecte. Par conséquent, le seuil à respecter aux termes de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR est peu élevé parce que des motifs raisonnables de croire que des faits sont survenus ou peuvent survenir sont suffisants.

[30]  Dans la décision Hadian, ainsi que dans d’autres décisions, la Cour a reconnu que le fait de contribuer au programme iranien d’approvisionnement en armes de destruction massive et en armes nucléaires constitue un danger pour la sécurité du Canada. Iran Watch est une source d’information qui peut être utilisée dans le cas présent et elle a fait des renvois à d’autres entités crédibles (Bureau du contrôle des avoirs étrangers du département du Trésor des États-Unis et le gouvernement allemand). De l’avis du défendeur, il était raisonnable de conclure que la recherche axée sur l’armement du demandeur constituait un danger pour la sécurité du Canada. A l’appui de cet argument, le défendeur semble se fonder exclusivement sur le CV du demandeur pour prétendre que les recherches menées pourraient avoir un double usage puisqu’elles pourraient être appliquées à la production de missiles et d’autres armes. Au paragraphe 31 de l’exposé supplémentaire des arguments du défendeur, un certain nombre d’éléments sont énumérés, lesquels se rapporteraient à des [traduction] « lanceurs, missiles, véhicules téléguidés, véhicules aériens sans pilote, satellites et à des systèmes de manœuvre de vol et d’atterrissage » dont le demandeur avait connaissance ou sur lesquels il a travaillé. Dans le mémoire, on va jusqu’à prétendre que les [traduction] « recherches du demandeur pourraient être appliquées à la production de missiles et d’autres armes ». Pour être honnêtes, on ne trouve rien de tel dans les diverses décisions et lettres d’équité procédurale qui ont été fournies dans le cadre de cette affaire.

[31]  Le ministre reproche ensuite au demandeur d’avoir minimisé sa participation dans les technologies à double usage puisqu’il a, à maintes reprises, nié toute participation à une application non civile du génie mécanique.

[32]  Enfin, le défendeur fait flèche de tout bois en mentionnant à la Cour le service militaire du demandeur en dépit du fait que le décideur n’y fait même pas allusion. Le défendeur fait valoir qu’il est possible de compléter les motifs donnés à l’appui d’une décision administrative. Le défendeur passe sous silence le fait que le service militaire était imposé par conscription il y a 30 ans.

V.  Analyse

[33]  Comme nous l’avons mentionné, le demandeur présente deux arguments dans cette demande de contrôle judiciaire. Je vais les traiter l’un après l’autre.

A.  Équité procédurale

[34]  Il est allégué que l’équité procédurale n’a pas été respectée parce que le mémoire de l’ASFC n’a pas été divulgué au demandeur. Ce mémoire est un document qui fait partie du dossier certifié du tribunal; il s’agit du document pour lequel le ministère public a demandé que des parties soient caviardées et au sujet duquel la Cour s’est prononcée le 28 juin 2018.

[35]  La lettre de décision du 5 octobre 2017 s’appuie sur les antécédents universitaires et la recherche menée dans des domaines considérés comme étant à double usage (c’est-à-dire à usage civil aussi bien que militaire). En raison de ce fait, il est dit que la résidence permanente [traduction] « pourrait faciliter le transfert de marchandises ou de renseignements contrôlés en Iran » (décision du 5 octobre 2017). On établit ensuite un lien avec les programmes d’armement de l’Iran.

[36]  Le demandeur soutient qu’il aurait dû être questionné sur les articles scientifiques dont il est l’auteur et qui sont énumérés dans le mémoire de l’ASFC, d’autant plus qu’ils ne représentent qu’une infime partie des 90 articles publiés durant sa carrière, et sur le commentaire formulé dans le mémoire, selon lequel [traduction] « il est difficile de croire que la recherche sur les missiles, les véhicules aériens sans pilote ou les satellites n’a aucune application militaire ni application à double usage.  »

[37]  De plus, il soutient qu’il aurait dû être questionné en personne.

[38]  Le défendeur répond à ces prétentions en soutenant qu’il n’y a pas manquement à l’équité procédurale si les faits qui sous-tendent la question de l’interdiction de territoire sont divulgués. Je suis d’accord. C’est ainsi que la loi a été interprétée par la Cour.

[39]  L’immigration au Canada n’est pas un droit absolu (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Chiarelli, [1992] 1 RCS 711 (Chiarelli); Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 RCS 539, paragraphe 46). C’est sans doute dans l’arrêt Kindler c Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 RCS 779, à la page 834, que l’on trouve la formulation la plus claire pour ce principe :

Le gouvernement a le droit et le devoir d’empêcher des étrangers d’entrer dans notre pays et d’en expulser s’il le juge à propos. Évidemment, ce droit existe indépendamment de l’extradition. Si un étranger dont le dossier criminel grave est notoire tente d’entrer au Canada, on peut lui refuser l’entrée. De la même façon, il pourrait être déporté une fois entré au Canada. […]

[…]

S’il en était autrement, le Canada pourrait devenir un refuge pour les criminels et les autres personnes que, légitimement, nous ne voulons pas avoir parmi nous. […]

[40]  La Cour suprême a indiqué sans ambiguïté dans l’arrêt Chiarelli (précité) qu’une politique en matière d’immigration peut tenir compte des conditions d’accès au Canada :

Le Parlement a donc le droit d’adopter une politique en matière d’immigration et de légiférer en prescrivant les conditions à remplir par les non‑citoyens pour qu’il leur soit permis d’entrer au Canada et d’y demeurer. C’est ce qu’il a fait dans la Loi sur l’immigration, dont l’article 5 dispose que seuls les citoyens canadiens, les résidents permanents, les réfugiés au sens de la Convention ou les Indiens inscrits conformément à la Loi sur les Indiens ont le droit d’entrer au Canada ou d’y demeurer. La nature limitée du droit des non‑citoyens d’entrer au Canada et d’y demeurer se dégage nettement de l’art. 4 de la Loi. Suivant le par. 4(2), les résidents permanents ont le droit de demeurer au Canada, sauf s’ils relèvent d’une des catégories énumérées au par. 27(1). […]

(pages 733 et 734)

[41]  La personne qui souhaite devenir résident permanent n’est pas privée de son droit de savoir pourquoi sa demande est rejetée. Cependant, elle n’a pas le droit d’invoquer toute la panoplie des droits procéduraux comme c’est le cas lorsqu’un procès criminel doit être tenu, comme un droit généreux à la divulgation (R. c Stinchcombe, [1991] 3 RCS 326).

[42]  Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khan, 2001 CAF 345, [2002] 2 CF 413, la Cour d’appel s’exprime en ces termes :

[30]  Encore une fois, il importe de se rappeler que le devoir d’équité établit des normes minimales de conformité des procédures et que le contenu du devoir varie en fonction du contexte : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 21-28. Plusieurs facteurs tendent à réduire le contenu du devoir d’équité envers les demandeurs de visas, et certains ont été examinés dans l’arrêt Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297, aux paragraphes 35 et 36 (C.A.), une affaire dans laquelle un visa avait été refusé pour un motif très différent, à savoir l’appartenance vraisemblable du demandeur de visa à une organisation criminelle.

[31]  Les facteurs qui tendent à limiter le contenu du devoir d’équité en l’espèce sont les suivants : l’absence d’un droit reconnu par la loi d’obtenir un visa; l’obligation pour le demandeur de visa d’établir son admissibilité à un visa; les conséquences moins graves en général du refus d’un visa pour l’intéressé, contrairement à la suppression d’un avantage, par exemple la suppression du droit de résider au Canada, et le fait que la question en litige dans cette affaire (à savoir la nature des services dont Abdullah aura probablement besoin au Canada, et la question de savoir si tels services constitueraient un fardeau excessif) n’en est pas une à laquelle le demandeur est particulièrement à même de répondre.

[32]  Finalement, lorsqu’elle fixe le contenu du devoir d’équité qui s’impose pour le traitement des demandes de visas, la Cour doit se garder d’imposer un niveau de formalité procédurale qui risque de nuire indûment à une bonne administration, étant donné le volume des demandes que les agents des visas doivent traiter. La nécessité pour l’État de maîtriser les coûts de l’administration et de ne pas freiner le bon déroulement du processus décisionnel doit être mise en parallèle avec les avantages d’une participation de l’intéressé au processus.

[43]  Le paragraphe 14 de la décision Fouad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 460, est très pertinent en l’espèce :

[14]  La teneur de l’obligation d’équité procédurale à laquelle est astreint un agent des visas se situe vers l’extrémité inférieure du registre. La Cour d’appel fédérale a statué que cette obligation est moindre en ce qui concerne les décisions relatives à l’interdiction de territoire qui comportent le refus d’octroyer un visa à une personne à l’extérieur du Canada. Les intérêts en jeu dans de tels cas sont moins importants et le demandeur a toujours le fardeau de démontrer l’admissibilité : Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297, [2000] A.C.F. no 2043 (QL), au paragraphe 54 (C.A.F.); Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 345, [2001] A.C.F. no 1699 (QL), au paragraphe 30; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, au paragraphe 46.

[44]  L’équité procédurale dans le contexte d’une personne qui souhaite devenir résident permanent exige que les renseignements sur lesquels le gouvernement se fonde pour rendre sa décision soient mis à la disposition du demandeur et que celui-ci soit en mesure d’y répondre. Dans la décision Maghraoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 883, 438 FTR 163, la question est bien expliquée :

[22]  Ceci étant dit, les principes d’équité procédurale exigent que l’on communique à un demandeur les renseignements sur lesquels on s’appuie pour prendre une décision, de façon à ce qu’il puisse présenter sa version des faits et corriger les erreurs ou les malentendus qui auraient pu s’y glisser. Cette obligation d’équité pourra être remplie sans qu’il soit toujours nécessaire de procéder à l’entière communication des documents et rapports sur lesquels le décideur s’est fondé. Il en ira ainsi, notamment, lorsqu’un document est protégé par le privilège fondé sur la sécurité nationale ou sur la relation avocat-client. En bout de ligne, la préoccupation sera toujours celle de s’assurer que le demandeur a la possibilité de participer pleinement au processus décisionnel, en prenant connaissance des informations qui lui sont défavorables et en ayant l’occasion de présenter son point de vue : voir notamment Dasent c Canada (Ministre de la Citoyennet et de l’Immigration)(1re inst.), [1995] 1 CF 720 au para 23; Mekonen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1133, aux para 12 et ss.; Nadarasa c Canada (MCI), 2009 CF 1112 au para 25, [2009] ACF no 1350 (QL). Plus l’impact de la décision contestée sera important, plus cette exigence sera élevée : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 31-33. En l’occurrence, la décision de rejeter la demande de résidence permanente du demandeur au motif qu’il existe des motifs raisonnables de croire que celui-ci était interdit de territoire pour fausses déclarations et pour appartenance à une organisation terroriste pourrait avoir des répercussions considérables s’il est expulsé vers son pays d’origine.

[23]  Après avoir pris connaissance de l’ensemble du dossier ainsi que des renseignements qui en ont été exclus pour motif de sécurité nationale, j’en suis venu à la conclusion que l’agente n’avait pas manqué à son obligation de respecter les principes d’équité procédurale. L’agente a convoqué le demandeur en entrevue en lui indiquant qu’elle avait des préoccupations quant aux interdictions de territoire pour fausses déclarations (LIPR, art 40) et sécurité (LIPR, art 34). La lettre de convocation précisait ainsi l’objet de l’entrevue :

Le but de l’entrevue est de vous faire part de nos préoccupations et de vous donner la possibilité de nous fournir des réponses. Nous discuterons notamment de vos activités et de vos contacts au Canada, passés et présents. Nous examinerons votre historique d’immigration en général, et en particulier les déclarations divergentes que vous avez faites dans le cadre de votre demande de résidence permanente.

[45]  De même, on peut lire ce qui suit au paragraphe 33 de la décision Karahroudi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 522, [2017] 1 RCF 167[Karahroudi] :

[33]  Comme la juge Judith Snider l’a souligné dans Gebremedhin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 380, au paragraphe 9, chaque cas est un cas d’espèce. Tous les documents examinés par un agent d’immigration n’ont pas à faire l’objet de divulgation. La question pertinente est de savoir si le demandeur avait la possibilité de participer de manière constructive au processus décisionnel : Bhagwandass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 49, au paragraphe 22.

[46]  Encore plus récemment, dans la décision Azizian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 379, on en est arrivé à la même conclusion :

[28]  Je suis d’accord avec le défendeur que l’agent n’était pas tenu de divulguer le rapport même de l’Agence des services frontaliers du Canada. La comparaison du rapport de l’Agence des services frontaliers du Canada à la lettre d’équité procédurale de l’agent montre que l’agent a divulgué tous les faits pertinents pour le demandeur relativement aux allégations qui sous-tendent les préoccupations relativement à son interdiction de territoire. Comme il est mentionné dans S N, ce qui importe, c’est : que les renseignements contenus dans le rapport de l’ASFC ont été communiqués au demandeur, comme cela a été fait; le document lui-même n’a pas besoin d’être présenté » (au paragraphe 27). De même, dans Fallah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1094, au paragraphe 9, [2015] ACF no 1106, la Cour a jugé que l’obligation d’équité procédurale n’obligeait pas un agent des visas à divulguer l’évaluation de l’interdiction de territoire effectuée par l’Agence des services frontaliers du Canada, parce que la lettre d’équité procédurale mentionnait que le fait que le demandeur occupait un poste dans la haute direction au sein « d’une entreprise qui est visée par des sanctions internationales... Pouvait entraîner le rejet de sa demande ». C’est également le cas en l’espèce. Le demandeur était parfaitement au courant des allégations et l’agent n’était pas tenu de divulguer également le rapport de l’Agence des services frontaliers du Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[47]  Il ne fait aucun doute, à mon avis, que le demandeur a eu une possibilité raisonnable de répondre aux préoccupations générales soulevées en l’espèce, dans la mesure du possible : l’échange de lettres qui a suivi les lettres d’équité procédurale le montre bien. Le demandeur a répondu de façon détaillée aux préoccupations soulevées. Le demandeur ne peut consulter le mémoire de l’ASFC; il a cependant le droit de savoir ce que l’agent considère comme étant les faits pertinents à la préoccupation soulevée. J’ajouterais ceci : si l’agent avait d’autres préoccupations plus précises, mais qui n’ont pas été divulguées, il ne peut pas chercher à s’en servir plus tard pour étayer le caractère raisonnable d’une décision de déclarer une personne interdite de territoire.

[48]  Les préoccupations soulevées sont exposées très en détail dans le mémoire de l’ASFC, mais ces détails n’ont pas été communiqués au demandeur. Le décideur est toutefois limité aux éléments qu’il a soulevés. Comme je vais le démontrer, la décision n’est pas raisonnable parce que le décideur n’a pas pu démontrer que le demandeur représente un danger pour la sécurité du Canada. Le mémoire de l’ASFC, qui vise à exprimer une préoccupation, ne peut être utilisé pour établir le caractère raisonnable de la décision. Le gouvernement ne devrait pas essayer de gagner sur les deux tableaux. Soit le mémoire de l’ASFC est divulgué, après caviardages, ce qui permet une réponse encore plus complète, soit il ne l’est pas et on ne peut s’appuyer sur ce document pour prétendre que la décision est raisonnable. On ne peut invoquer de l’information qui n’a pas été divulguée à l’appui du défaut de démontrer comment des articles rédigés par le demandeur peuvent constituer un danger pour la sécurité du pays.

B.  Caractère raisonnable de la décision

[49]  À mon avis, cette affaire doit être renvoyée à un agent différent pour nouvel examen.

[50]  Le caractère raisonnable tient « à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir), paragraphe 47). En l’espèce, il est difficile de savoir si le résultat appartient aux issues possibles parce que la deuxième moitié de la proposition Dunsmuir n’est pas satisfaite : « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Khosa, paragraphe 59). 

[51]  Dans la présente affaire, l’agent était convaincu que le demandeur constituait un danger pour la sécurité du Canada, conformément à l’alinéa 34(1)d) de la LIPR. Les faits doivent être établis en s’appuyant sur des motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir (article 33 de la LIPR). En d’autres termes, c’est l’existence des faits qui doit être établie, non pas selon la prépondérance des probabilités, mais simplement selon des motifs raisonnables. Les faits ont été établis hors de tout doute raisonnable et cela n’est pas contesté (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100). Le demandeur est un ingénieur mécanicien qui a enseigné dans une université iranienne et a rédigé près d’une centaine d’articles scientifiques. Il peut même y avoir des motifs raisonnables de croire que l’université iranienne a fait des affaires non spécifiées avec une entreprise qui achète des missiles. Ce qui manque à mon avis, c’est le lien qui prouverait que le demandeur représente un danger pour la sécurité du Canada. Autrement dit, il est raisonnable de conclure que les faits ont été établis en s’appuyant sur des motifs raisonnables, mais ces faits doivent établir que le demandeur présente un danger pour la sécurité du Canada. C’est la conclusion que ces faits constituent un danger pour la sécurité du Canada qui ne répond pas à la norme du caractère raisonnable des arrêts Dunsmuir et Khosa (précités).

[52]  L’agent s’appuie exclusivement sur les faits prouvant que le demandeur est un membre du corps professoral de la TMU, sur ses antécédents universitaires et sur les recherches qu’il prétend, sans plus, être des recherches qui pourraient avoir des applications civiles aussi bien que militaires. Je n’ai trouvé aucune preuve à l’appui d’une telle conclusion et le décideur n’explique pas comment la conclusion est tirée.

[53]  Qu’est-ce qui constitue un « danger pour la sécurité du Canada »? Dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3, la Cour a souligné la difficulté de définir cette expression (paragraphe 85). Mais elle a également souligné que la conclusion est fondée sur des faits. Ainsi, la Cour est convaincue que « l’appui au terrorisme à l’étranger crée la possibilité de répercussions préjudiciables à la sécurité du Canada » (paragraphe 87). Je ne doute pas que la participation à un programme d’armement nucléaire ou à un programme de mise au point d’armes de destruction massive, par exemple, relèverait de la même catégorie que le soutien au terrorisme à l’étranger pour ce qui est de l’expression « danger pour la sécurité du Canada ». Toutefois, il doit exister une preuve de la participation à une menace potentiellement grave, même si l’on interprète le « danger pour la sécurité du Canada » de façon juste, large et libérale et en conformité avec la protection de notre sécurité. Pour résumer, il ne suffit pas d’évoquer les mots « programmes d’armement de l’Iran ». Il doit être possible d’établir un lien entre les activités et ces programmes, même si ce lien n’est fondé que sur des soupçons raisonnables fondés sur des preuves. Par conséquent, la Cour suprême a rendu la décision suivante :

90  Ces considérations nous amènent à conclure qu’une personne constitue un « danger pour la sécurité du Canada » si elle représente, directement ou indirectement, une grave menace pour la sécurité du Canada, et il ne faut pas oublier que la sécurité d’un pays est souvent tributaire de la sécurité d’autres pays. La menace doit être « grave », en ce sens qu’elle doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve, et en ce sens que le danger appréhendé doit être sérieux, et non pas négligeable.

[Non souligné dans l’original.]

[54]  Je suis d’accord avec des collègues qui ont conclu qu’une association avec une université ne suffit pas (Hadian, paragraphe 23), tout comme un simple emploi au sein d’une société (Hosseini, paragraphe 36; Hosseini c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 160, aux paragraphes 9 et 10).

[55]  Dans les cas où le demandeur aurait pu jouer un rôle dans la promotion du programme d’armes de destruction massive de l’Iran, la Cour a jugé qu’il était interdit de territoire (Hadian, Karahroudi). Je suis d’accord avec le commentaire du juge O’Reilly dans la décision Hosseini (précité), qui est déjà reproduit au paragraphe 24 de ces motifs. Il est nécessaire de prouver que la personne a fait ou pourrait faire quelque chose pour étayer la conclusion du caractère dangereux de la situation. En l’absence de preuves, nous restons dans le domaine de la conjecture. L’existence d’articles scientifiques dont la portée est inconnue constitue une preuve insuffisante.

[56]  Dans la présente affaire, la conclusion voulant que le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada est fondée sur le fait qu’il est un ingénieur qui enseigne depuis de nombreuses années dans une université iranienne. Le domaine d’expertise est tiré du CV du demandeur. Il semble que, sans plus de détails, le décideur ait conclu que l’expertise constituait un domaine à double usage. À mon avis, ce « fait » n’est rien de plus que de simples soupçons de la part du décideur. Il ne s’agit pas ici d’un soupçon objectivement raisonnable fondé sur des preuves. Il n’est pas non plus démontré que le décideur possède une expertise lui permettant de tirer une telle conclusion basée sur certains titres d’articles, et aucune expertise de ce genre n’a été demandée.

[57]  Comme l’a conclu la Cour suprême dans l’arrêt Khela :

[74] À l’heure actuelle, une décision est considérée comme déraisonnable et, partant, illégale, si les droits à la liberté d’un détenu sont sacrifiés en l’absence de toute preuve, sur la foi d’une preuve non fiable, d’une preuve non pertinente ou d’une preuve qui n’étaye pas la conclusion, même si je n’exclus pas la possibilité qu’elle puisse également être déraisonnable pour d’autres motifs. La décision sur la fiabilité de la preuve exige de la déférence à l’égard du décideur, mais les autorités doivent tout de même expliquer en quoi la preuve offerte est digne de foi.

[58]  Le fait d’être un scientifique enseignant dans une université ne justifie pas à lui seul la conclusion selon laquelle une personne représente un danger pour la sécurité du pays. Et pour établir des faits qui permettent de tirer des conclusions, il ne suffit pas d’avoir des doutes quant à la manière dont l’expertise peut être mise à profit.

[59]  Pour que la conclusion soit raisonnable, il faut que le demandeur participe davantage et plus étroitement aux activités qui représentent une menace pour la sécurité du Canada. Si les documents universitaires sont réputés avoir une double application (concernant l’usage militaire), on s’attendrait même à ce que ce fait soit établi sur des motifs raisonnables. Les conjectures d’un agent des visas qui n’a pas indiqué posséder les connaissances nécessaires pour porter un tel jugement ne sont pas suffisantes. D’après la preuve, la menace peut être déduite tant qu’il s’agit d’un soupçon objectivement raisonnable (Suresh, paragraphe 90; précité au paragraphe 53). Au lieu de cela, la preuve se résume au point de vue de quelqu’un qui s’est fondé sur les titres d’articles scientifiques sans avoir d’expertise en la matière. Tirer des conclusions négatives sur des questions de nature scientifique pourrait être considéré comme étant suspect (Alijani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 327, paragraphes 23 et 24). La preuve concernant ces documents doit être plus solide que celle qui a été divulguée dans la présente affaire. Passer en revue une liste de documents dans un CV sans avoir l’expertise nécessaire ni d’analyse adéquate ne suffit pas. Il n’est pas raisonnable de tirer des conclusions sans preuve adéquate (Khela, paragraphe 74).

[60]  La question n’est pas tant dans le fait que le demandeur ne devrait pas être déclaré interdit de territoire. C’est aux agents du gouvernement qu’il appartient de prendre cette décision. Toutefois, la décision doit être raisonnable, en ce sens qu’elle doit être intelligible, transparente et justifiée, et qu’elle doit appartenir aux issues possibles au regard des faits et du droit. Cette décision ne l’est pas. Les faits établis par le décideur ne permettent pas de conclure qu’il existe un danger pour la sécurité du Canada selon la norme appropriée.

[61]  La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale, et aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5189-17

LA COUR STATUE que :

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de novembre 2018.

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5189-17

 

INTITULÉ :

MAJID MOHAMMADI MOGHADDAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 SEPTEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET motifs :

le juge ROY

 

DATE :

le 23 octobre 2018

 

COMPARUTIONS :

Tamara Thomas

POUR LE DEMANDEUR

 

Ada Mok

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group PC

Avocats et conseillers juridiques

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.