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Date : 20181024


Dossier : IMM‑5309‑17

Référence : 2018 CF 1071

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 24 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

LEAYAH‑ROXANE ELIKYAH BAHATI

DANIEL MATHIEW JONATHAN JACOBSON

INAYAH YODAH QETSIYAH JACOBSON

TYRONE DAVID EMMANUEL JACOBSON

MIKAEL LUCAS JAN JACOBSON

JAYDEN NOLHAN TIMOTHEY JACOBSON

DAREN ELIJAH NOAH JACOBSON

YLHAN ISAIYAH ELHIAN JACOBSON

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse principale et ses sept enfants [les demandeurs mineurs] contestent, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la décision du 20 novembre 2017 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR ou la Commission] a rejeté leur demande d’asile [la décision]. La Commission a décidé que les demandeurs n’avaient pas établi leur identité selon la prépondérance des probabilités, citant à cet égard des préoccupations au sujet de la crédibilité. La Commission a en outre conclu que la demande d’asile était « manifestement infondée ». Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Contexte

[2]  Les demandeurs prétendent être citoyens de la République démocratique du Congo [RDC]. La demanderesse principale affirme être l’épouse d’un certain monsieur Jacques Jacobson, un ex‑citoyen sud‑africain ayant acquis la citoyenneté congolaise. M. Jacobson est le père biologique de cinq des sept demandeurs mineurs, dont trois sont nés de la demanderesse principale et deux d’une ancienne épouse. Les deux autres demandeurs mineurs sont nés d’une relation précédente de la demanderesse principale. Cette dernière a été nommée représentante désignée des sept demandeurs mineurs.

[3]  Les demandeurs craignent d’être persécutés en raison de leurs opinions politiques et soutiennent que les autorités considèrent la demanderesse principale comme une opposante politique. Cette dernière estime que ses problèmes en RDC découlent de l’affiliation de son père à un parti d’opposition, l’Union pour la démocratie et le progrès social, et de sa participation à des manifestations politiques contre le gouvernement. Elle affirme avoir été arrêtée, détenue, violée et torturée à trois reprises par l’Agence nationale de renseignement de la RDC – une première fois en janvier 2015, puis de juillet à décembre 2015, et enfin en mars 2017.

[4]  La demanderesse principale allègue que son époux a versé des pots‑de‑vin pour qu’elle soit libérée et qu’il a continué d’être extorqué jusqu’en décembre 2016. En mars 2017, ils ont tous les deux été arrêtés. Elle affirme, en se fondant sur ce que lui ont rapporté des parents, que son époux a été assassiné à la suite de violences politiques en RDC, tout comme son oncle et son cousin.

III.  La décision

[5]  Dans une décision détaillée de 74 paragraphes, la Commission a méthodiquement examiné les pièces d’identité des demandeurs, relevant des problèmes à l’égard de plusieurs d’entre elles. Par conséquent, elle n’a pas reconnu leur authenticité ou ne leur a accordé que peu de poids en raison de problèmes de crédibilité ayant trait à l’intégrité des documents ou aux explications avancées par la demanderesse principale à leur sujet. La Commission a relevé des problèmes à l’égard des documents suivants :

  • Carte électorale : contenait des mots dont la police de caractère était différente de celle employée sur une carte électorale type, ainsi qu’une photographie qui se retrouvait sur différents papiers d’identité;

  • Permis de conduire : comportait également la même photographie, ainsi que le nom de famille de la demanderesse principale en lettres moulées, contrairement à sa signature figurant sur d’autres documents;

  • Diplôme d’État : la Commission a estimé qu’il s’agissait d’une photocopie ayant été présentée comme un original et contenant encore une fois la même photographie contestée;

  • Certificats de naissance : ces documents ont été délivrés à la suite d’un jugement d’adoption pour deux des enfants, mais les sept certificats ont été signés par le même fonctionnaire municipal, le bourgmestre, à deux dates différentes, et indiquaient tous incorrectement que le père était un citoyen sud‑africain;

  • Jugements de la cour : ces jugements, qui concernaient deux demandeurs mineurs, précisaient que la demanderesse principale avait comparu en personne aux audiences publiques tenues en RDC, ce que son témoignage est venu contredire;

  • Baptistaires : ces documents appartenaient aux demandeurs mineurs, mais il a été établi qu’il s’agissait de photocopies sur lesquelles figuraient le timbre de l’église et la signature d’une « personne inconnue »; ces documents ne comportaient ni photographies ni données biométriques;

  • Photocopies de certificats d’études : ont été présentés à l’appui de la demande des demandeurs mineurs, et ne comportaient pas non plus de photographies ou de données biométriques;

  • Attestation de composition familiale : a été signée par le bourgmestre, contenait des modifications à l’encre noire et précisait que l’époux de la demanderesse principale était sud‑africain, une erreur que le bourgmestre aurait dû relever.

[6]  La Commission a aussi critiqué des documents concernant l’identité et soumis après l’audience, y compris :

  • Deux lettres manuscrites, l’une provenant d’un cousin (dont la demanderesse principale maintenait qu’il avait obtenu les documents après que les demandeurs s’étaient enfuis) et l’autre d’un voisin; aucune de ces lettres ne comportait de caractéristiques de sécurité ni n’avait été rédigée sous serment;

  • Certificats d’études additionnels pour cinq demandeurs mineurs, tous délivrés à Kinshasa en 2017 et contestés en raison d’incohérences regardant notamment l’orthographe, les signatures et l’authenticité de l’école.

[7]  Même si elle s’est dite sensible aux difficultés et aux stress vécus par la demanderesse principale durant l’audience, et consciente de ses diagnostics de trouble de stress post‑traumatique et de trouble dépressif majeur, la Commission a estimé que ces facteurs n’expliquaient pas les problèmes relevés à l’égard des pièces d’identité et de la preuve orale. La Commission n’a pas statué sur le fond de la demande d’asile, pour laquelle la demanderesse principale a présenté d’autres éléments de preuve à l’appui, y compris un rapport médical détaillé avec un diagramme décrivant les blessures qu’elle avait subies et qui concordaient avec des actes de torture, ainsi qu’un rapport psychiatrique expliquant l’état psychiatrique dans lequel elle s’était retrouvée à l’issue des différents incidents allégués de viol et de torture.

IV.  Questions à trancher

[8]  Les demandeurs soulèvent deux questions :

  1. Les conclusions de crédibilité que la Commission a tirées à l’égard de l’identité étaient‑elles raisonnables?

  2. La conclusion de la Commission portant que la demande était « manifestement infondée » était‑elle raisonnable et/ou inéquitable sur le plan procédural?

[9]  La norme de contrôle en ce qui touche la crédibilité est celle de la décision raisonnable. Il en va de même des conclusions portant qu’une demande est « manifestement non fondée » (Nanyongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 105, au paragraphe 8). Les atteintes à la justice naturelle sont soumises à la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79).

V.  Analyse

A.  Les conclusions de crédibilité que la Commission a tirées à l’égard de l’identité étaient‑elles raisonnables?

[10]  Les demandeurs allèguent que les principales conclusions présentées plus haut et intéressant l’identité comportent des lacunes que j’énumérerai dans cet ordre : a) les documents officiels ont été rejetés suivant une analyse microscopique; b) les documents contestés n’ont été ni signalés par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] ni envoyés aux fins d’une authentification indépendante; c) les demandeurs ont fourni à la Commission des pièces d’identité variées comportant des renseignements biométriques et des caractéristiques de sécurité et rien ne laissait penser qu’ils avaient une autre identité; d) la Commission a tiré des conclusions d’invraisemblances déraisonnables à l’égard de l’identité; e) la Commission a conclu à tort qu’elle n’avait reçu qu’une photocopie du diplôme d’État de la demanderesse principale; f) dans son empressement à rejeter la preuve concernant l’identité, la Commission n’a pas tenu compte de l’état psychiatrique de la demanderesse principale. Les demandeurs font valoir en fin de compte que leur identité aurait pu être établie uniquement grâce aux témoignages, ou par d’autres éléments de preuve corroborants que la Commission n’a pas abordés.

[11]  Le défendeur rétorque que la Commission peut écarter des documents si un fondement probatoire suffisant autorise à douter de leur authenticité (Arubi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 36, au paragraphe 34). Par conséquent, les conclusions de la Commission portant que les documents des demandeurs étaient frauduleux ou que leur valeur probante était négligeable appellent une grande retenue et un grand nombre de ces conclusions étaient fondées sur des incohérences de la preuve; les conclusions en matière d’identité sont au cœur de l’expertise de la Commission (Salajova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 823 [Salajova], au paragraphe 12). Par ailleurs, le défendeur soutient que le tribunal de révision doit aborder les motifs et la décision « comme un tout » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54). Il fait valoir globalement que la décision est raisonnable, que la Commission s’est appuyée sur un fondement solide pour tirer ses diverses conclusions de crédibilité à l’égard de l’identité, et ajoute que si l’identité n’est pas établie, la Commission n’a aucune raison d’examiner le fond de la demande d’asile (Salajova, au paragraphe 22).

[12]  Après avoir examiné le dossier et la preuve qu’il contient, j’estime que les conclusions qu’a tirées la Commission au sujet de l’identité comportent de nombreuses lacunes qui rendent la décision déraisonnable. J’examinerai ces lacunes dans l’ordre énuméré par les demandeurs, de l’alinéa a) à f).

a)  L’analyse microscopique des documents

[13]  Dans l’ensemble, je conviens avec les demandeurs que la Commission a adopté une démarche microscopique dans ce qui semblait être une recherche d’erreurs et d’incohérences ou d’invraisemblances, dans le but de discréditer la preuve. Par exemple, une fois que le problème de la photographie identique a été relevé dans un document, la Commission a transposé ses conclusions à tous les autres documents contenant la photographie en question, même si la demanderesse principale a expliqué que la même photographie avait été utilisée pour obtenir ses pièces d’identité en RDC. Il est clairement établi en droit que l’exclusion d’un document ou la conclusion portant qu’il est frauduleux n’a pas pour effet d’entacher tous les autres documents (Hohol c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 870 [Hohol], au paragraphe 22).

[14]  De plus, la Commission a trouvé à redire au fait que le nom de famille de la demanderesse principale figurait en lettres moulées sur son permis de conduire, sans prendre en compte l’explication qu’elle a fournie et selon laquelle elle avait été blessée à la main lors des tortures qu’elle avait subies. Son rapport médical faisait état de blessures graves à la main et au bras. La Commission n’a jamais fait mention de cette preuve médicale.

[15]  La Commission a également trouvé à redire à la différence négligeable intéressant la police de caractères sur la carte électorale de la demanderesse principale. Si l’intégrité du document soulevait des doutes en raison de détails liés à la police de caractère, la Commission aurait pu envoyer cette carte à des fins d’authentification, comme je l’expliquerai plus loin.

b)  Aucune authentification après l’absence de signalement

[16]  Même si je reconnais que la Commission n’est pas tenue d’envoyer les pièces d’identité à des fins d’authentification, d’autres facteurs en l’espèce laissent penser qu’il était déraisonnable de sa part de ne pas le faire.

[17]  Tout d’abord, l’ASFC qui a saisi les pièces d’identité des demandeurs au moment où ils ont soumis leur demande d’asile n’a rien signalé. Aussi, aucun représentant du ministre n’a demandé à participer à l’audition de la demande d’asile, comme cela peut se produire en cas de préoccupations liées à l’intégrité d’une demande d’asile, et en particulier de problèmes touchant à l’intégrité de documents (voir Règle 27 des Règles de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256).

[18]  Deuxièmement, en plus du rapport détaillé rédigé par un psychiatre du Centre Canadien pour Victimes de Torture, la demanderesse principale a également soumis le rapport médical détaillé d’un médecin de famille (qui est aussi conférencier à la faculté de médecine de l’Université de Toronto). Le rapport du médecin mentionne des cicatrices physiques importantes, compatibles avec des actes de torture et fournit notamment une description de chacune de ces 24 cicatrices, des pieds à la tête, ainsi qu’un diagramme connexe de l’avant et de l’arrière du corps précisant l’emplacement exact de chacune d’entre elles. Le médecin a conclu que ces blessures et autres symptômes évolutifs concordaient avec des antécédents de torture.

[19]  Troisièmement, d’après la réponse aux demandes d’information dont disposait la Commission, les cartes électorales et les permis de conduire sont délivrés par une autorité nationale et comportent des données biométriques (Cartable national de documentation [CND] points 3.11, 3.14). Ce n’est pas le cas d’autres documents délivrés par la RDC (CND, point 3.15). Il existait autrefois une pièce d’identité nationale, mais elle n’a plus cours. Étant l’un des rares documents en RDC à comporter des données biométriques, la carte électorale sert de preuve d’identité dans le pays. Puisqu’il s’agit de l’une des rares pièces d’identité de la RDC, la Commission aurait donc dû, compte tenu des imperfections mineures qu’elle y a relevées, et vu mes deux premières observations, l’envoyer pour vérification.

[20]  Je note que la Commission a parfois recours à des connaissances spécialisées en matière d’authentification de documents, et elle est appuyée en cela par la jurisprudence (voir Agyemang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 265 [Agyemang], au paragraphe 14). Le juge Grammond a récemment invoqué Agyemang au paragraphe 9 de la décision Mohamud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 170 [Mohamud], dans laquelle une conclusion défavorable sur l’identité reposait également sur des documents supposément frauduleux, comme l’explique cet extrait :

[6]  M. Mohamud soutient qu’une erreur typographique mineure dans la déclaration de Mme Alasow ne peut pas, à elle seule, raisonnablement justifier une conclusion selon laquelle le document est frauduleux. Je suis d’accord. La SPR ne peut pas juger un document comme inauthentique en fonction d’une hypothèse : elle doit le faire en fonction de la preuve (Jacques c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 423, au paragraphe 16 [Jacques]). Dans certains cas, une preuve suffisante émane du document lui‑même (Jacques, au paragraphe 16). Dans ce cas, par contre, la conclusion de la SPR selon laquelle l’affidavit de Mme Alasow était frauduleux était déraisonnable (Jacques, au paragraphe 17; Ali c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 814, au paragraphe 31 [Ali]).

[7]  Selon la SPR, il était improbable qu’un document rédigé par des professionnels contienne une telle erreur. Par contre, les erreurs de rédaction ne prouvent pas nécessairement l’absence d’authenticité (voir Arubi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 36, au paragraphe 35). Elles se produisent même dans les décisions de la Cour (Ali, au paragraphe 31). Le SPR a aussi négligé de renvoyer aux aspects de la déclaration de Mme Alasow qui renforcent sa crédibilité (Jacques, au paragraphe 18) : le document nomme l’interprète somalien qui a participé à sa rédaction et contient le sceau du notaire public qui a reçu le serment. De cette façon, le document était conforme à ce qu’on attend raisonnablement d’une déclaration sous serment (voir X.Y. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1325, au paragraphe 13).

[8]  Les conclusions d’invraisemblance ne doivent être tirées que dans les cas les plus évidents, et doivent tenir compte des réalités du contexte culturel du demandeur (Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7; Duroshola c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 518, aux paragraphes 24 à 26). Je suis d’accord avec M. Mohamud que la SPR a négligé de tenir compte du peu de connaissances de Mme Alasow et du fait qu’elle fiée à des tiers dans la préparation du document. En outre, il était déraisonnable que la SPR s’attende à ce que M. Mohamud explique l’erreur dans l’affidavit de Mme Alasow puisqu’il n’a pas rédigé ce document (Sitoo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2004 CF 1513, au paragraphe 13).

[9]  Enfin, une conclusion selon laquelle un document jugé faux ou irrégulier peut miner la crédibilité globale d’un demandeur « commande la prudence » (Guo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 400, au paragraphe 7). De telles affirmations sont graves (Agyemang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 265, aux paragraphes 13 et 14). La conclusion déraisonnable de la SPR a été aggravée par l’inférence négative qu’elle a tirée à l’égard de la crédibilité globale de M. Mohamud pour avoir présenté un document frauduleux.

c)  Données biométriques et caractéristiques de sécurité

[21]  Un autre reproche couramment invoqué par la Commission pour discréditer la fiabilité de certaines pièces d’identité des demandeurs (p. ex. certificats d’études et baptistaires) tenait au fait qu’elles ne comportaient ni photographies, ni données biométriques, ni caractéristiques de sécurité. La Commission a également remis en question les deux lettres concernant l’identité de la demanderesse principale et les a rejetées au motif qu’elles n’étaient pas assermentées et ne comportaient pas non plus de caractéristiques de sécurité. J’aurais quatre observations à faire à l’égard de ces conclusions particulières.

[22]  Premièrement, les demandeurs ne pouvaient pas contrôler la manière dont les écoles et l’église délivraient leurs documents ou si ces documents comportaient des photographies ou d’autres données biométriques. Deuxièmement, la Commission s’est fait un point d’honneur à rejeter les pièces d’identité sur lesquelles étaient collées des photographies au motif qu’elles étaient toutes identiques. Troisièmement, il n’est pas difficile d’imaginer que celui qui a quitté son pays et qui tenterait d’obtenir un duplicata de documents aux fins d’une demande d’asile puisse utiliser la même photographie pour demander des documents différents. Quatrièmement, comme le notent les demandeurs, il n’était ni prouvé ni allégué que les membres de la famille avaient une autre identité et l’ASFC n’a soulevé aucune préoccupation à cet égard. Encore une fois, ces documents auraient pu être authentifiés de manière indépendante pour déterminer s’ils étaient frauduleux.

d)  Signatures et invraisemblances

[23]  La Commission a contesté les signatures figurant sur certaines pièces d’identité. Par exemple, elle était préoccupée par le fait que les baptistaires de quelques demandeurs mineurs aient été signés par « une personne inconnue ». Je note toutefois que le nom du fonctionnaire et celui de l’église à Kinshasa figurent directement sur les documents en question.

[24]  La Commission a également contesté la fiabilité des certificats de naissance, cette fois au motif que la même personne les avait signés. Cependant, elle a exclu d’autres documents signés par des personnes différentes (p. ex. les certificats d’études additionnels).

[25]  Ces conclusions appellent deux commentaires. Comme je l’ai déjà mentionné, on ne peut généralement pas contrôler quels fonctionnaires signent les pièces d’identité. Aussi, les critiques, mises en perspective, apparaissent déraisonnables et placent les demandeurs dans une impasse. D’un côté, la Commission critique des documents signés par le même fonctionnaire, mais de l’autre, elle en critique aussi certains signés par des individus différents.

[26]  La Commission doutait également de la fiabilité de l’attestation de composition familiale signée par le bourgmestre parce qu’il y était mentionné que M. Jacobson était un citoyen sud‑africain. La Commission a estimé que le bourgmestre aurait indiqué que M. Jacobson était un citoyen congolais s’il connaissait la famille.

[27]  À mon avis, la Commission a conclu de manière déraisonnable qu’il était invraisemblable, juste parce qu’il connaissait la famille, que le bourgmestre signe un document indiquant que M. Jacobson était sud‑africain alors qu’il avait obtenu la citoyenneté congolaise à un moment donné. M. Jacobson était un blanc sud‑africain. Il est tout à fait plausible qu’un fonctionnaire gouvernemental, le connaissant ou pas, ait ignoré ou omis de remarquer qu’un document l’identifiait comme un ressortissant sud‑africain. Comme l’a souligné la Cour dans la décision Mohamud au paragraphe 8, les conclusions d’invraisemblance ne devraient être tirées que dans les cas les plus évidents.

e)  Diplôme d’État

[28]  La Commission a reproché à la demanderesse principale d’avoir produit une photocopie de son diplôme d’État en le faisant passer pour l’original, ce qu’elle nie. D’ailleurs, la transcription n’établit pas qu’une photocopie a été remise à la Commission ni que le commissaire ait soulevé le moindre problème à l’égard du document (voir Dossier certifié du Tribunal, page 446).

[29]  Une question semblable avait été soulevée dans l’affaire Agyemang où la Commission avait exprimé des préoccupations quant à l’authenticité d’un journal, soutenant qu’il s’agissait d’une photocopie. Chose rare, le juge Annis a reçu l’original du journal contesté parmi les documents soumis dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, et a conclu qu’il s’agissait « clairement [d’]un document original ». Ses observations sont tout aussi applicables en l’espèce :

[14]  Il n’appartient évidemment pas à la Cour de substituer son opinion à celle de la SAR, mais je suis néanmoins préoccupé par le fait que la seule supposition voulant que le demandeur ait présenté un document frauduleux est assez grave que la réponse appropriée peut avoir été d’exiger une authentification appropriée, puisque toute opinion fondée sur le document même exigerait normalement l’évaluation d’un expert en matière de vérification de documents.

f)  État psychiatrique de la demanderesse principale

[30]  Enfin, je note que la Commission a critiqué le premier document, la carte électorale, ce qui a fait surgir des préoccupations à l’égard d’autres documents, à cause notamment de sa date de délivrance en décembre 2014. La Commission a souligné que la demanderesse principale avait déclaré durant son témoignage qu’elle n’était pas certaine de la date à laquelle elle avait reçu l’original, mais elle pensait que c’était en 2013, ajoutant que son cousin lui avait procuré le duplicata de ce document en 2015.

[31]  La demanderesse principale conteste la conclusion de la Commission portant que son témoignage relatif à la délivrance de la carte électorale était illogique. Dans ses observations adressées à la Commission après l’audience, elle fait remarquer qu’elle a confondu les détails concernant les dates en raison de son état psychiatrique.

[32]  Les lacunes relevées aux alinéas a) à e) précédents sont importantes et cruciales au regard de la conclusion touchant la crédibilité, de telle sorte qu’elles rendent la décision de la Commission déraisonnable, je ne tirerai donc aucune conclusion sur ce point.

Conclusion sur les constatations concernant l’identité

[33]  Récapitulant la composante de la demande d’asile intéressant les pièces d’identité, la Commission a déclaré :

[66]  Compte tenu de ce qui précède, le tribunal conclut que les demandeurs d’asile ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait d’établir, selon la prépondérance des probabilités, leur identité personnelle et leur nationalité.

[34]  Je reconnais que la Commission peut décider que des documents sont frauduleux et ne leur accorder ainsi que peu ou aucune valeur probante. Elle peut aussi conclure que les explications d’un demandeur sont tout simplement illogiques (Hohol, au paragraphe 19). Je souscris néanmoins aux préoccupations soulevées par les demandeurs à l’égard de nombreuses conclusions clés de la Commission en ce qui touche l’identité. La Cour a déclaré que « la conclusion selon laquelle des pièces d’identité jugées fausses ou irrégulières peuvent miner la crédibilité globale d’un demandeur d’asile commande la prudence » (Guo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 400, au paragraphe 7; voir aussi Mohamud, au paragraphe 9).

[35]  En l’espèce, la décision sur la crédibilité en ce qui touche les pièces d’identité pourrait avoir de graves conséquences, en ce que la Commission n’a pas examiné le fond de la demande d’asile qui intéresse un pays déchiré par des conflits politiques, sociaux, ethniques et régionaux violents, dans lequel l’inefficacité du gouvernement est bien documentée dans le dossier du tribunal et à l’égard duquel la demanderesse principale a soumis des éléments de preuve médicaux importants attestant que ses cicatrices concordent avec des actes de torture.

[36]  En fin de compte, la décision de la Commission doit être justifiée, transparente, intelligible et appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). La Cour n’a pas pour rôle de procéder à une nouvelle pondération de la preuve lors du contrôle judiciaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 61). D’ailleurs, même si je ne me prononce pas sur l’identité des demandeurs, l’analyse de la Commission ne me permet pas de conclure que sa décision est raisonnable, car je ne suis pas en mesure de dire si la décision globale de la SPR concernant l’identité aurait été différente en l’espèce en l’absence des lacunes relevées précédemment.

B.  La conclusion de la Commission portant que la demande était « manifestement infondée » était‑elle raisonnable et/ou inéquitable sur le plan procédural?

[37]  Comme j’ai conclu, sur la base du raisonnement fourni par la Commission, que ses conclusions relatives à l’identité étaient déraisonnables, il n’est pas nécessaire que je commente cette deuxième question.

VI.  Question certifiée

[38]  Les demandeurs proposent les questions suivantes aux fins de certification :

  1. La Commission doit‑elle expressément soulever à l’audience l’allégation selon laquelle la demande d’asile est manifestement infondée et le demandeur d’asile doit‑il avoir la possibilité de soumettre une preuve et des arguments en réponse?

  2. Pour conclure qu’une demande d’asile est manifestement infondée, faut‑il établir que l’ensemble des témoignages, de la preuve corroborante soumis à l’appui de la demande d’asile et des allégations de risque potentiel sont clairement frauduleux et pas qu’ils manquent simplement de crédibilité selon la prépondérance des probabilités?

  3. L’interdiction d’en appeler d’une décision portant qu’une demande d’asile est manifestement infondée est‑elle contraire aux obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne?

[39]  Le défendeur s’oppose à la certification. Compte tenu de mes conclusions précédentes, je suis d’accord avec lui et refuse de certifier les questions proposées étant donné qu’elles renvoient toutes à la conclusion de la Commission portant que la demande d’asile était « manifestement infondée » et qu’aucune d’entre elles ne serait donc déterminante quant à l’issue de l’appel (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, au paragraphe 46).

VII.  Conclusion

[40]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés du 20 novembre 2017 est infirmée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen.

  3. Aucune question ne sera certifiée.

  4. Aucuns dépens ne seront adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de novembre 2018.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑5309‑17

 

INTITULÉ :

LEAYAH‑ROXANE ELIKYAH BAHATI ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 SEPTEMBRE 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 OCTOBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Raoul Boulakia

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Leila Jawando

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raoul Boulakia

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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