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Date : 20181019


Dossier : 18-T-34

Référence : 2018 CF 1049

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 octobre 2018

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

LIVE! HOLDINGS, LLC

demanderesse

et

OYEN WIGGS GREEN & MUTULA LLP

défenderesse

et

Pickering Developments (Bayly) Inc.

intervenante

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La présente ordonnance fait suite à deux requêtes (les requêtes) présentées par Pickering Developments (Bayly) Inc. (Pickering Developments ou Pickering) dans lesquelles cette dernière demande l’autorisation d’intervenir à des étapes distinctes de la présente instance.

[2]  L’objet de l’instance est un appel interjeté par la demanderesse d’une décision en date du 9 mars 2018 (la décision), ayant pris effet le 9 mai 2018, par laquelle le registraire des marques de commerce (le registraire) a radié l’enregistrement de la marque de commerce LIVE de la demanderesse (no d’enregistrement LMC 789,912) (l’enregistrement 912). La décision a été rendue par le registraire en application du paragraphe 45(1) de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13 (Loi sur les marques de commerce) après que la défenderesse eut présenté une demande, le 26 octobre 2017, afin que l’avis prévu à l’article 45 soit donné au propriétaire de l’enregistrement 912.

[3]  La demanderesse n’a pas interjeté appel de la décision dans la période de deux mois prévue au paragraphe 56(1) de la Loi sur les marques de commerce. Par la suite, le 6 juin 2018, la demanderesse a déposé à la Cour une requête visant à obtenir une prorogation rétroactive du délai pour interjeter appel de la décision. Le 24 septembre 2018, la requête de la demanderesse a été accueillie par une ordonnance du juge Southcott (l’ordonnance du 24 septembre). L’historique de la présente instance et des requêtes est exposé dans son intégralité au paragraphe 9 de la présente ordonnance.

[4]  Pickering Developments a déposé les requêtes en application des articles 109 et 399 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (Règles des Cours fédérales), le 2 octobre 2018, en vue (1) d’obtenir l’annulation de l’ordonnance du 24 septembre et d’intervenir dans la demande de prorogation rétroactive du délai pour interjeter appel déposée par la demanderesse; ou, (2) subsidiairement, d’intervenir dans l’appel de la décision fondée sur l’article 45 interjeté par la demanderesse.

[5]  La demanderesse a déposé à la Cour son avis d’appel de la décision, le 3 octobre 2018.

[6]  Les requêtes ont été plaidées devant moi à Toronto, le 9 octobre 2018. Pour les motifs qui suivent, je rejette la première requête de Pickering Developments, mais je fais droit à la requête visant à intervenir dans l’appel de la décision fondée sur l’article 45 interjeté par la demanderesse.

I.  Contexte

[7]  Pickering Developments, une promotrice immobilière qui est établie à Toronto, prévoit aménager un quartier d’une superficie de 240 acres consacré au divertissement et au tourisme, incluant un casino, à Pickering (Ontario). Le quartier ainsi aménagé devrait être exploité sous le nom et la marque DURHAM LIVE!. Pickering Developments a déposé un certain nombre de demandes de marque de commerce au Canada à l’égard des marques que je désignerai comme les « marques de commerce Durham Live! ».

[8]  La demanderesse est une promotrice immobilière établie à Baltimore, au Maryland. Elle est affiliée aux sociétés Cordish, un groupe de sociétés privées. La famille de sociétés Cordish œuvre dans le domaine de la construction, de l’aménagement, de la gestion et de l’exploitation d’immeubles commerciaux d’envergure, incluant des établissements de divertissement et des casinos. La demanderesse exploite un certain nombre d’entreprises aux États-Unis sous la marque de commerce « LIVE » ou « LIVE! » (les marques de commerce Live! »). Elle affirme par ailleurs qu’elle utilise les marques de commerce LIVE! au Canada en liaison avec ses complexes de vente au détail, de divertissement et de jeu.

[9]  Pour comprendre les requêtes, il est nécessaire d’exposer plus en détail l’historique du litige qui oppose les parties, ce que je ferai à l’aide de la chronologie suivante :

Le 23 janvier 2007 :  La demanderesse présente une demande d’enregistrement de la marque de commerce LIVE au Canada.

Le 7 février 2011 :  Enregistrement de la marque (enregistrement 912).

Printemps 2017 :  Pickering Developments dépose différentes demandes d’enregistrement à l’égard de la marque de commerce Durham Live!.

Le 3 novembre 2017 :  À la demande de la défenderesse, le registraire donne à la demanderesse, en sa qualité de propriétaire de l’enregistrement 912, l’avis prévu au paragraphe 45(1) de la Loi sur les marques de commerce (l’avis). La demanderesse ne répond pas à l’avis et, contrairement à ce qui lui a été demandé, elle ne présente aucune preuve d’emploi de l’enregistrement 912.

Le 9 mars 2018 :  Le registraire rend la décision de radier l’enregistrement 912, laquelle prend effet le 9 mai 2018.

Le 9 mai 2018 :  L’enregistrement 912 est radié.

Le 30 mai 2018 :  Pickering Developments reçoit une lettre dans laquelle la demanderesse fait valoir qu’elle détient les droits sur les marques de commerce comprenant l’élément Live! au Canada et enjoint à Pickering Developments de cesser d’utiliser les marques de commerce Durham Live! et de retirer les demandes d’enregistrement relatives aux marques de commerce Durham Live!.

Le 4 juin 2018 :  Pickering Developments dépose d’autres demandes d’enregistrement à l’égard des marques de commerce Durham Live!.

Le 6 juin 2018 :  La demanderesse dépose à la Cour fédérale une requête visant à obtenir une prorogation rétroactive du délai pour déposer son avis d’appel de la décision (requête en prorogation) en application du paragraphe 56(1) de la Loi sur les marques de commerce.

Le 14 juin 2018 :  Pickering Developments répond à la lettre du 30 mai de la demanderesse et conteste les prétentions de la demanderesse en s’appuyant sur l’absence d’emploi des marques de commerce Live! au Canada.

Le 20 juin 2018 :  La juge Strickland rejette la requête en prorogation, mais accorde à la demanderesse l’autorisation de présenter une nouvelle requête contenant suffisamment de renseignements pour permettre à la Cour fédérale d’évaluer le bien‑fondé de la demande.

Le 17 juillet 2018 :  Pickering Developments intente une action contre la demanderesse devant la Cour supérieure de l’Ontario (l’action ontarienne) en vue d’obtenir un jugement déclarant que l’utilisation des marques de commerce Durham Live! par Pickering Developments en liaison avec les produits et services visés par la demande ne contrevient pas à l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce ou ne correspond pas au délit de commercialisation trompeuse de la common law, ainsi que d’autres réparations sous forme de jugement déclaratoire et d’injonction.

Le 25 juillet 2018 :  La demanderesse reçoit, par signification à personne, la déclaration introductive de l’action ontarienne.

Le 4 septembre 2018 :  Date limite pour produire une défense dans l’action ontarienne. La demanderesse signifie une demande de précisions à Pickering Developments.

Le 4 septembre 2018 :  La demanderesse dépose à la Cour fédérale un dossier de requête supplémentaire à l’appui de la requête en prorogation, conformément à l’ordonnance de la juge Strickland.

Le 11 septembre 2018 : Pickering Developments répond à la demande de précisions.

Le 21 septembre 2018 : La demanderesse dépose sa défense et demande reconventionnelle dans l’action ontarienne, plaidant la violation de la marque de commerce et la commercialisation trompeuse, compte tenu de l’enregistrement 912 et des marques de commerce Live!. La défense et demande reconventionnelle n’indique pas que l’enregistrement 912 a été radié.

Le 21 septembre 2018 : Après avoir lu la défense, Pickering Developments fait des recherches et prend connaissance de la requête en prorogation de la demanderesse. Pickering Developments écrit à la Cour fédérale pour lui demander d’ajourner la requête en prorogation tant qu’elle n’aura pas évalué le dossier de la Cour fédérale.

Le 24 septembre 2018 : Le juge Southcott accorde par ordonnance une prorogation de délai afin que la demanderesse puisse déposer son avis d’appel de la décision en application du paragraphe 56(1) de la Loi sur les marques de commerce. Il semble, d’après l’ordonnance du 24 septembre, que le juge Southcott ne disposait pas de la lettre du 21 septembre de Pickering Developments.

Le 2 octobre 2018 :  Pickering Developments dépose les requêtes.

Le 3 octobre 2018 :  Conformément à l’ordonnance du 24 septembre, la demanderesse dépose son avis d’appel de la décision (T‑1752‑18).

Le 4 octobre 2018 :  La défenderesse indique qu’elle ne prendra pas position à l’égard des requêtes et qu’elle ne comparaîtra pas lorsque celles‑ci seront entendues.

II.  Les requêtes

[10]  Dans ses requêtes, Pickering sollicite les réparations suivantes :

  1. Requête visant à faire annuler l’ordonnance du 24 septembre et à obtenir l’autorisation d’intervenir dans la requête en prorogation – paragraphe 399(2) et article 109 des Règles

  1. Une ordonnance, fondée sur l’article 109 des Règles des Cours fédérales, accordant à Pickering Developments l’autorisation d’intervenir dans la requête en prorogation.

  2. Une ordonnance, fondée sur le paragraphe 399(2) des Règles des Cours fédérales, annulant l’ordonnance du 24 septembre par laquelle la Cour a accordé à la demanderesse une prorogation du délai prévu pour interjeter appel de la décision du registraire ayant pris effet le 9 mai 2018 et radié l’enregistrement 912, ou l’autorisation de signifier et déposer un avis d’appel de cette décision, en vertu du paragraphe 56(1) de la Loi sur les marques de commerce.

  1. Requête visant à intervenir dans l’appel de la décision rendue en application de l’article 45 – article 109 des Règles

  1. Une ordonnance, fondée sur l’article 109 des Règles des Cours fédérales, accordant à Pickering Developments l’autorisation d’intervenir dans l’appel interjeté par la demanderesse, en application de l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce, de la décision par laquelle le registraire a radié l’enregistrement 912.

  2. Des directives selon lesquelles :

  i)  L’autorisation d’intervenir comprendra le droit de participer pleinement à l’appel, y compris le droit de contre‑interroger l’auteur de tout affidavit déposé en preuve le droit de déposer un mémoire des faits et du droit, le droit de présenter des observations orales lors de l’audition de l’appel, et le droit de recevoir signification de tous les autres documents devant être signifiés aux parties dans le cadre de l’appel.

  ii)  L’intitulé sera modifié pour tenir compte du fait que Pickering Developments agit comme intervenante.

III.  Cadre législatif

[11]  Le texte intégral des articles 109 et 399 des Règles des Cours fédérales figure à l’annexe I de la présente ordonnance.

IV.  Analyse

A.  Requête visant à faire annuler l’ordonnance du 24 septembre et à obtenir l’autorisation d’intervenir dans la requête en prorogation – paragraphe 399(2) et article 109 des Règles

[12]  Pickering Developments demande l’annulation de l’ordonnance du 24 septembre au motif que l’action ontarienne n’a pas été portée à l’attention du juge Southcott. Pickering fait valoir que le fait d’accorder la requête en prorogation a une incidence importante sur ses droits et sur la position respective des parties dans l’action ontarienne. Pickering fait également valoir que, vu l’absence de participation de la défenderesse, les intérêts de la justice seront servis si elle intervient dans la requête en prorogation de la demanderesse, en tant que partie s’étant fondée sur le registre public des marques de commerce (le registre) et ayant mené ses affaires en fonction de la radiation de l’enregistrement 912.

[13]  La demanderesse fait valoir que l’argument principal de Pickering Developments (que la demanderesse n’a pas porté l’existence de l’action ontarienne à l’attention de la Cour fédérale) est un faux‑fuyant et vise à présenter une image négative de la demanderesse. L’action ontarienne n’était pas pertinente pour l’application du critère auquel la demanderesse devait satisfaire pour obtenir une prorogation du délai pour interjeter appel de la décision fondée sur l’article 45 (Karon Resources Inc. c Canada, [1993] ACF no 1322 (1re inst) (Karon)). Quoi qu’il en soit, la demande initiale présentée par la demanderesse en vue d’obtenir une prorogation de délai a précédé le dépôt de l’action ontarienne par Pickering Developments. La demanderesse fait également valoir que le juge Southcott n’avait pas à tenir compte du préjudice subi par Pickering Developments, car il devait seulement déterminer si la défenderesse, Oyen Wiggs, subirait un préjudice si la requête en prorogation était accordée.

[14]  Selon l’alinéa 399(2)a) des Règles, la Cour peut annuler une ordonnance dans le cas suivant :

a) des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance a été rendue; […]

(a) by reason of a matter that arose or was discovered subsequent to the making of the order; […]

[15]  Le principe général est que « la Cour ne peut revenir sur une ordonnance qu’elle a déjà rendue » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 176, au paragraphe 35). Le paragraphe 399(2) des Règles prévoit une exception au principe général : il autorise la Cour, dans des circonstances très limitées, à annuler ou à modifier une ordonnance si des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance a été rendue ou lorsque l’ordonnance a été obtenue par fraude (Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 115 (Shen)). Dans la décision Shen, le juge Fothergill énonce les trois conditions qui doivent être respectées pour que la Cour puisse annuler une ordonnance sur le fondement du paragraphe 399(2) des Règles (Shen, au paragraphe 14) :

[14]  Trois conditions doivent être satisfaites avant que la Cour puisse accueillir une requête en application de l’alinéa 399(2)a) des Règles : les renseignements nouvellement découverts doivent être des « faits nouveaux » au sens des Règles; les « faits nouveaux » ne doivent pas être des faits nouveaux que l’intéressé aurait pu découvrir avant que l’ordonnance ne soit rendue en faisant preuve de diligence raisonnable; et les « faits nouveaux » doivent être de nature à exercer une influence déterminante sur la décision en question (Ayangma c Canada, 2003 CAF 382, au paragraphe 3 [Ayangma]; voir aussi Procter & Gamble, au paragraphe 18; Evans c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 654, au paragraphe 19 [Evans]).

[16]  Les deux premières conditions ne sont pas en cause. La question à laquelle je dois répondre est celle de savoir si l’existence de l’action ontarienne, et du litige sous‑jacent entre la demanderesse et Pickering Developments, constituait un fait nouveau de nature à exercer une influence déterminante sur la décision du juge Southcott de rendre l’ordonnance du 24 septembre. En fait, on me demande de pénétrer l’esprit du juge qui a entendu l’affaire initiale.

[17]  En rendant l’ordonnance du 24 septembre, le juge Southcott a renvoyé aux facteurs à considérer dans le cadre d’une demande de prorogation rétroactive de délai et d’autorisation d’interjeter appel, qui sont énoncés dans la décision Karon :

  1. la nature défendable de l’appel;

  2. l’existence de circonstances particulières;

  3. le préjudice causé à la défenderesse ne saurait être indemnisé par l’adjudication des dépens;

  4. une intention constante d’interjeter appel;

  5. l’importance du retard en cause;

  1. les intérêts de la justice.

[18]  Les observations de Pickering Developments portent principalement sur l’existence de circonstances particulières (l’action ontarienne), le préjudice subi par Pickering Developments plutôt que par la défenderesse désignée, et les intérêts de la justice. Pickering fait valoir que, eussent‑elles été prises en compte par le juge Southcott, ses observations sur ces facteurs auraient exercé une influence déterminante sur sa décision d’accorder l’ordonnance du 24 septembre.

[19]  Les facteurs énoncés dans la décision Karon sont axés sur la question ou le litige sous‑jacent dont la Cour est saisie (l’appel interjeté par la demanderesse de la décision fondée sur l’article 45), sur les parties au litige et, plus important encore, sur l’importance et les motifs du retard. En général, l’existence d’une instance entre l’une des parties et un tiers ne saurait être considérée comme des circonstances particulières sans un argument convaincant fondé sur les intérêts généraux de la justice. En outre, le fait que Pickering Developments puisse subir un préjudice si l’appel interjeté par la demanderesse de la décision fondée sur l’article 45 est entendu dépasse la portée de l’examen découlant de la décision Karon.

[20]  La véritable question dont je suis saisie est celle de savoir si les intérêts de la justice auraient incité le juge Southcott à conclure différemment. Il importe de préciser que la demanderesse a introduit sa requête en prorogation le 6 juin 2018, avant le dépôt de l’action ontarienne. Il ne fait aucun doute que, à cette date, la demanderesse jugeait préoccupantes les marques de commerce Durham Live! et s’inquiétait de l’évolution du litige l’opposant à Pickering Developments. Cependant, j’estime qu’elle n’était pas tenue à ce moment d’informer la Cour de ce litige naissant.

[21]  La demanderesse a déposé son dossier supplémentaire à l’appui de sa requête en prorogation, en réponse à l’ordonnance de la juge Strickland, le 4 septembre 2018. À cette date, l’action ontarienne avait été introduite et, en fait, la demanderesse devait déposer sa défense. Le litige entre les deux parties s’était cristallisé. Il aurait été préférable que cette information soit portée à l’attention de la Cour, car le juge Southcott aurait alors été mieux placé pour examiner la requête en prorogation et les facteurs de la décision Karon. Cependant, l’existence de l’action ontarienne n’aurait peut‑être pas incité le juge Southcott à rendre une décision différente, le 24 septembre 2018, eu égard aux intérêts de la justice, car les autres facteurs de la décision Karon appuyaient la requête en prorogation de délai de la demanderesse. À nouveau, l’attention de la Cour a porté à juste titre sur le retard en cause et sur ses effets sur les parties à l’instance. Je ne saurais conclure que l’action ontarienne et le litige entre les parties sont des facteurs déterminants qui justifient l’annulation de l’ordonnance du 24 septembre. Par conséquent, je conclus que Pickering Developments n’a pas satisfait au critère permettant d’annuler l’ordonnance du 24 septembre que prévoit l’alinéa 399(2)a) des Règles.

[22]  La demanderesse a déposé son avis d’appel, le 3 octobre 2018, conformément à l’ordonnance du 24 septembre. En conséquence, la demande présentée par Pickering Developments afin d’intervenir dans la requête en prorogation de la demanderesse est théorique.

[23]  Essentiellement, Pickering Developments demande à jouer un rôle important dans l’appel de la décision interjeté par la demanderesse, et ce, dans l’intérêt de la justice. Si l’ordonnance du 24 septembre était annulée et qu’une ordonnance semblable devait ensuite être accordée à la demanderesse après réexamen de la requête en prorogation, Pickering Developments serait dans la même position que celle dans laquelle elle est maintenant. Elle demanderait l’autorisation d’intervenir dans l’appel sur le bien‑fondé de la décision rendue en application de l’article 45 en raison de la conduite de la demanderesse et parce qu’elle aurait des craintes quant au traitement en appel des éléments de preuve présentés au registraire. Il vaut mieux aborder la question des intérêts de la justice dans le contexte général de l’appel de la décision fondée sur l’article 45, compte tenu de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale (CAF), Sport Maska c Bauer Hockey Corp, 2016 CAF 44 (Sport Maska). Par ailleurs, les parties évitent ainsi tout risque de retard et de frais supplémentaires, car la question de l’intervention de Pickering Developments est tranchée sur le fond et de manière efficace dans le cadre de la deuxième requête.

B.  Requête visant à intervenir dans l’appel de la décision rendue en application de l’article 45 – article 109 des Règles

[24]  La question de savoir si Pickering doit être autorisée à intervenir dans l’appel interjeté par la demanderesse à l’égard de la décision fondée sur l’article 45 est régie par l’article 109 des Règles :

109(1) La Cour peut, sur requête, autoriser toute personne à intervenir dans une instance.

109(1) The Court may, on motion, grant leave to any person to intervene in a proceeding.

(2) L’avis d’une requête présentée pour obtenir l’autorisation d’intervenir :

(2) Notice of a motion under subsection (1) shall

a) précise les nom et adresse de la personne qui désire intervenir et ceux de son avocat, le cas échéant;

(a) set out the full name and address of the proposed intervener and of any solicitor acting for the proposed intervener; and

b) explique de quelle manière la personne désire participer à l’instance et en quoi sa participation aidera à la prise d’une décision sur toute question de fait et de droit se rapportant à l’instance.

(b) describe how the proposed intervener wishes to participate in the proceeding and how that participation will assist the determination of a factual or legal issue related to the proceeding.

[25]  L’application de l’article 109 des Règles dans le contexte d’une demande visant à intervenir dans l’appel d’une décision rendue par le registraire en application de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce a été examinée de manière détaillée dans le récent arrêt Sport Maska. Dans cet arrêt, la CAF a rejeté l’appel d’une décision par laquelle notre Cour a refusé d’accorder le statut d’intervenant. Peu de temps après que la CAF eut rendu cet arrêt, la même question a été examinée par notre Cour, bien que dans un contexte factuel différent, dans la décision Constellation Brands Quebec Inc c Smart & Biggar, 2016 CF 605 (Constellation Brands) et l’autorisation d’intervenir a été accordée. Comme on pouvait s’y attendre, Pickering Developments fait porter ses observations sur le raisonnement adopté par le juge Annis dans la décision Constellation Brands, alors que la demanderesse s’appuie sur l’analyse faite par le juge Nadon quant à la nature de l’appel d’une décision fondée sur l’article 45 dans l’arrêt Sport Maska.

[26]  L’arrêt Sport Maska de la CAF décrit clairement l’analyse que je dois faire des facteurs énoncés dans la décision Rothmans (Rothmans, Benson & Hedges Inc c Canada (Procureur général)) lors de l’examen d’une demande visant à obtenir l’autorisation d’intervenir dans l’appel d’une décision fondée sur l’article 45. L’analyse que fait le juge Nadon, non seulement de l’objet et de l’importance de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce, mais aussi de la nature des appels des décisions fondées sur l’article 45, est instructive. Bien que dans la décision Constellation Brands, le juge Annis se soit penché sur des faits sous‑jacents différents, tout comme je le fais en l’espèce, et que son analyse des répercussions de ces faits soit utile, il reste que j’ai formulé mes motifs et mes conclusions principalement en fonction de l’arrêt Sport Maska.

(1)  Sport Maska

[27]  L’arrêt Sport Maska concernait trois parties : Sport Maska s/n Reebok – CCM Hockey (CCM), l’intervenante proposée; Bauer, la propriétaire du dessin « SKATES EYESTAY » enregistré sous le numéro LMC 361 722 (l’enregistrement 722); et Easton, la défenderesse. Easton a demandé que l’avis prévu à l’article 45 soit donné à l’égard de l’enregistrement 722 et, le 11 janvier 2010, l’avis en question a été donné. Tout de suite après, Bauer a poursuivi Easton devant la Cour fédérale pour violation de l’enregistrement 722 et elle a par la suite intenté une action semblable contre CCM. Le 5 avril 2013, le registraire a ordonné la radiation de l’enregistrement 722. Bauer a déposé un avis d’appel de la décision du registraire. Le 14 février 2014, Bauer et Easton ont conclu un accord par lequel Bauer acceptait de se désister de l’action en violation qu’elle avait intentée à l’encontre d’Easton alors qu’Easton acceptait de renoncer à contester l’appel interjeté par Bauer de la décision fondée sur l’article 45. Le 7 avril 2014, CCM s’est adressée par requête à la Cour fédérale afin d’obtenir l’autorisation d’intervenir dans l’appel.

[28]  Le juge Nadon a commencé son analyse en réaffirmant les six facteurs à considérer dans l’examen d’une demande d’autorisation d’intervenir que notre Cour a énoncés dans la décision Rothmans. Il a passé en revue la décision alors récente rendue par le juge Stratas, siégeant seul, dans Canada (Procureur général) c Première Nation Pictou Landing, 2014 CAF 21 (Pictou Landing) et a déclaré que les différences mineures qui existaient entre les facteurs énoncés dans Rothmans et ceux énoncés dans Pictou Landing ne justifiaient pas de modifier les facteurs de la décision Rothmans (Sport Maska, aux paragraphes 39 à 41). Par souci de commodité, les six facteurs énoncés dans Rothmans sont :

  1. La personne qui se propose d’intervenir est-elle directement touchée par l’issue de l’instance?

  2. Y a-t-il une question qui est de la compétence des tribunaux ainsi qu’un intérêt public?

  3. S’agit-il d’un cas où il semble n’y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour?

  4. La position de la personne qui se propose d’intervenir est-elle défendue adéquatement par l’une des parties au litige?

  5. L’intérêt de la justice sera-t-il mieux servi si l’intervention demandée est autorisée?

  6. La Cour peut-elle statuer sur le fond de l’affaire sans autoriser l’intervention?

[29]  À titre préliminaire, le juge Nadon a précisé que la requête de CCM n’était pas vraiment une requête en autorisation d’intervenir, mais plutôt une requête par laquelle CCM cherchait à se substituer à la défenderesse, Easton. Il en va de même en l’espèce. Pickering Developments demande à remplacer Oyen Wiggs à titre de défenderesse. Le juge Nadon a examiné l’arrêt de la CAF dans Canada (Procureur général) c Siemens Enterprises Communications Inc, 2011 CAF 250 (Siemens) et a conclu que le fait que la personne qui se propose d’intervenir cherche à remplacer la défenderesse désignée est un facteur pertinent dont il faut tenir compte. Il a cependant ajouté que l’arrêt Siemens ne constituait pas un obstacle absolu à une requête en intervention dans de telles circonstances.

[30]  Le juge Nadon a souligné qu’il était nécessaire d’appliquer avec souplesse les critères de la décision Rothmans tout en insistant sur la nature du concept de l’intérêt de la justice (Sport Maska, aux paragraphes 42 et 43) :

[42]  Les critères à remplir pour accueillir ou rejeter une requête en intervention doivent demeurer souples, car chaque requête est différente : il y a des faits différents, des questions juridiques différentes et des contextes différents. Autrement dit, la souplesse est de mise lorsqu’il est question de requêtes en intervention. En fin de compte, nous devons décider si, dans une affaire donnée, l’intérêt de la justice nous oblige à accueillir ou à rejeter la requête en intervention […] Plus particulièrement, le cinquième facteur, « L’intérêt de la justice sera-t-il mieux servi si l’intervention demandée est autorisée? », permet à la Cour de se pencher sur les circonstances et les faits particuliers de l’affaire qui fait l’objet de la demande d’intervention. […]

[43]  Pour conclure sur ce point, je dirais que le concept de « l’intérêt de la justice est un concept vaste qui ne permet pas seulement à la Cour de tenir compte de ses intérêts, mais aussi de ceux des parties au litige.

[31]  Le juge Nadon s’est ensuite penché sur le deuxième facteur de la décision Rothmans et sur la portée de l’intérêt public dans une procédure fondée sur l’article 45. Il s’est intéressé à la nature d’une telle procédure, soulignant que la seule preuve que le registraire peut admettre est un affidavit ou une déclaration solennelle du propriétaire inscrit de la marque en question. C’est en fonction de cette preuve et des observations des parties que le registraire doit décider si la marque a été employée au Canada au cours des trois ans précédant la date de l’avis donné en application de l’article 45. Le juge Nadon a également indiqué que le fardeau de preuve qui incombe au propriétaire inscrit n’est pas très lourd et que la procédure est de nature sommaire et administrative. Néanmoins, le juge Nadon a conclu que la procédure fondée sur l’article 45 comporte un élément d’intérêt public, même s’il est limité et qu’il doit, dans chaque affaire, être mis en balance avec d’autres facteurs pertinents.

[32]  Dans l’arrêt Sport Maska, la décision de refuser d’accorder à CCM l’autorisation d’intervenir reposait principalement sur deux considérations. Dans un premier temps, plusieurs années auparavant, CCM et Bauer avaient conclu un accord par lequel CCM s’est engagée à ne pas s’opposer à l’emploi ou à l’enregistrement par Bauer de la marque de commerce 722. Le juge Nadon a conclu que les ententes contractuelles intervenues entre CCM et Bauer jouaient en défaveur de la demande d’intervention de CCM. La deuxième considération importante qui a milité contre l’octroi du statut d’intervenante à CCM était qu’un litige opposait les deux parties devant la Cour fédérale. Ce litige portait principalement sur la violation de la marque en question et sur sa validité ou son invalidité. Le juge Nadon a déclaré (Sport Maska, au paragraphe 69), « je crois que l’entente liant Bauer et CCM et l’existence du litige dans le dossier no T-311-12 de la Cour fédérale l’emportent clairement sur tous les autres facteurs dans la présente affaire ».

[33]  Le juge Nadon a examiné brièvement les autres facteurs énoncés dans la décision Rothmans. Il a conclu que CCM était, d’une certaine façon, directement touchée par l’issue de l’instance fondée sur l’article 45, mais il a qualifié la requête en intervention de CCM de tentative de gagner un avantage tactique dans l’action portée devant la Cour fédérale. Quant au troisième facteur, il a conclu qu’il existait un autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour, car la même question était soulevée dans l’action parallèle devant la Cour fédérale. Par conséquent, CCM ne perdrait qu’un avantage tactique si elle ne pouvait intervenir dans l’instance fondée sur l’article 45. Le juge Nadon a concédé que la position de CCM ne pouvait pas adéquatement être défendue par l’une des parties, car Easton n’était plus partie à l’instance fondée sur l’article 45 (quatrième facteur de Rothmans). Enfin, il a conclu que la Cour pouvait statuer sur le fond de la procédure fondée sur l’article 45 sans l’intervention de CCM. La participation de cette dernière aurait pu être utile, mais ce facteur n’a pas fait pencher la balance en sa faveur.

(2)  Observations de Pickering Developments

[34]  Pickering Developments fait valoir qu’elle a un intérêt véritable à l’égard de l’état et de la validité de l’enregistrement 912 et que l’issue de l’appel de la décision fondée sur l’article 45 interjeté par la demanderesse touche ses droits en plus d’avoir une incidence importante sur les positions adoptées par elle et la demanderesse dans l’action ontarienne. Les arguments de Pickering portent avant tout sur les intérêts de la justice et la description qu’elle fait des actions de la demanderesse, qui ne l’a pas informée de la requête en prorogation et qui a passé sous silence l’état de l’enregistrement 912 dans la défense et demande reconventionnelle qu’elle a produite dans l’action ontarienne.

[35]  Pickering Developments fait observer que la mise en demeure en date du 30 mai 2018 que la demanderesse lui a fait parvenir ne mentionne aucunement l’enregistrement 912. Dans sa réponse en date du 14 juin 2018, Pickering a contesté la prétention de la demanderesse qui affirmait devoir protéger la réputation rattachée aux marques de commerce comportant l’élément Live! au Canada. Pickering a expliqué comment elle voyait l’entreprise de la demanderesse au Canada et a demandé des précisions afin de savoir si [traduction] « sa compréhension des activités commerciales de [la demanderesse] au Canada est inexacte ». Pickering Developments fait valoir que, compte tenu de cette réponse, la demanderesse avait l’obligation de l’informer de la requête en prorogation.

[36]  Pickering Developments affirme que, au moment d’introduire l’action ontarienne, elle s’est appuyée sur le fait que le registre ne laissait voir aucun enregistrement valide des marques de commerce Live! de la demanderesse. Pickering insiste sur les différences entre la compétence de la Cour supérieure de l’Ontario et celle de la Cour fédérale. La Cour supérieure de l’Ontario n’a pas compétence pour radier une marque de commerce du registre. Si Pickering Developments avait su que la demanderesse cherchait à rétablir l’enregistrement 912, sa stratégie d’instance aurait pu être différente et ce chevauchement de recours aurait pu être évité. En outre, dans sa demande reconventionnelle, la demanderesse s’appuie sur l’enregistrement 912 pour invoquer la violation de la marque de commerce et la commercialisation trompeuse. Pickering fait valoir que, à la date de la défense et demande reconventionnelle, la demanderesse savait que l’enregistrement 912 avait été radié et qu’il était inopposable. La demande reconventionnelle de la demanderesse repose sur la prémisse que celle‑ci aura gain cause en Cour fédérale et induit effectivement en erreur Pickering Developments et la Cour supérieure de l’Ontario. Pickering Developments fait valoir que la demanderesse savait que la validité de l’enregistrement 912 serait remise en question dans l’action ontarienne et elle n’a pas révélé l’existence de la requête en prorogation pour des motifs tactiques.

[37]  S’agissant de l’arrêt Sport Maska, Pickering Developments fait valoir que deux faits essentiels distinguent cette affaire de la présente espèce. D’abord, Pickering Developments et la demanderesse n’ont conclu aucune entente contractuelle concernant l’enregistrement 912. Deuxièmement, il n’y a aucune autre instance dans laquelle l’enregistrement 912 est ou pourrait être contesté. Pickering Developments a été obligée de s’adresser aux tribunaux ontariens parce qu’à l’époque, l’enregistrement 912 avait été radié et que, de par leur nature, ses allégations relevaient davantage de la compétence des tribunaux ontariens.

(3)  Observations de Live Holdings

[38]  La demanderesse s’appuie sur l’arrêt Sport Maska de la CAF. Elle remet en cause la preuve que m’a présentée Pickering Developments et fait valoir que cette dernière n’a pas satisfait au critère d’intervention prévu au paragraphe 109(2) des Règles. L’exigence formulée au paragraphe 109(2) des Règles, selon laquelle la personne qui désire intervenir doit expliquer en quoi sa participation à l’instance aidera à la prise d’une décision sur toute question de fait et de droit, n’est pas simplement une exigence technique. Pickering Developments était tenue d’expliquer, avec preuve à l’appui, en quoi son point de vue est nécessaire pour l’appel de la décision fondée sur l’article 45. La demanderesse soutient qu’elle ne l’a pas fait. Qui plus est, il y a un processus judiciaire parallèle dans le cadre duquel Pickering Developments peut faire valoir ses prétentions. Pickering a intenté l’action ontarienne et a décidé par le fait même que la Cour supérieure de l’Ontario était la juridiction qui convenait pour trancher le litige entre les parties. La demanderesse fait valoir que la Cour supérieure de l’Ontario a compétence à l’égard des parties pour statuer sur les droits et les réparations touchant l’enregistrement 912.

[39]  La demanderesse soutient avec vigueur que les actes de procédure concernant l’enregistrement 912 qu’elle a déposés dans l’action ontarienne sont adéquats et véridiques. Elle a produit un enregistrement de la marque de commerce en cause et seule la Cour fédérale peut statuer sur sa validité. Une décision de la Cour fédérale à cet égard ne prend pas effet ab initio, de sorte que tout emploi fait par Pickering Developments avant la date de la radiation demeurerait contestable.

[40]  La demanderesse fait valoir que l’intérêt de la justice n’est pas un facteur favorable à Pickering Developments. Cette dernière a présenté ses premières demandes d’enregistrement de Durham Live! bien avant la radiation de l’enregistrement 912. Elle ne s’est pas appuyée sur la radiation pour mener ses affaires. D’autres solutions juridiques s’offrent à elle et elle n’a subi aucun préjudice qui ne saurait être indemnisé par des dépens.

(4)  Analyse

[41]  Avant d’examiner les faits de la présente affaire à la lumière des facteurs de la décision Rothmans et de l’analyse de ces facteurs faite par la Cour d’appel dans l’arrêt Sport Maska, je tire les conclusions préliminaires qui suivent. En premier lieu, il est évident, en l’espèce, que Pickering Developments cherche à se substituer à la défenderesse dans l’appel de la décision fondée sur l’article 45 interjeté par la demanderesse. À cet égard, la présente affaire ne peut être distinguée de l’affaire Sport Maska et le fait que l’intervention proposée soit une substitution joue en défaveur de Pickering Developments. Deuxièmement, la description faite par le juge Nadon de la portée limitée de l’intérêt public dans les instances fondées sur l’article 45 s’applique à l’examen du deuxième facteur de la décision Rothmans en l’espèce.

[42]  Dans l’arrêt Sport Maska, deux considérations ont incité le juge Nadon à rejeter la demande de statut d’intervenante présentée par CCM : l’entente préexistante entre Bauer et CCM par laquelle CCM avait convenu de ne pas s’opposer à l’emploi et à l’enregistrement par Bauer de la marque de commerce 722; et l’existence d’un litige opposant Bauer et CCM devant la Cour fédérale, lequel soulevait des questions liées à la violation et à la validité de la marque de commerce en cause. Aucune entente du genre n’existe entre la demanderesse et Pickering Developments dans la présente affaire. Par ailleurs, il n’y a aucune action parallèle entre la demanderesse et Pickering devant la Cour fédérale. La demanderesse soutient que l’action ontarienne doit être considérée comme étant semblable à l’action en violation portée devant la Cour fédérale dans l’affaire Sport Maska et qu’il y a certainement un chevauchement. L’action ontarienne porte sur des questions d’emploi et de violation, et elle est pertinente pour ce qui est de mon examen du troisième facteur énoncé dans Rothmans. Or, les réparations envisagées dans l’action ontarienne sont forcément différentes de celles qui peuvent être accordées dans une action devant la Cour fédérale.

[43]  Mon analyse des six facteurs énoncés dans Rothmans est la suivante :

1.  Pickering Developments est‑elle directement touchée par l’issue de l’instance engagée par la demanderesse à l’égard de la décision fondée sur l’article 45?

[44]  Pickering Developments est directement touchée par l’issue de l’instance engagée par la demanderesse à l’égard de la décision fondée sur l’article 45. Dans l’arrêt Sport Maska, le juge Nadon a reconnu que CCM était touchée « d’une certaine façon », mais il n’a pas tenu compte de son intérêt, estimant qu’elle tentait gagner un avantage tactique dans l’action en violation portée devant la Cour fédérale. En l’espèce, on peut dire le contraire. Pickering Developments a introduit l’action ontarienne alors que l’enregistrement 912 avait été radié. Bien que la requête en prorogation ait été déposée le 6 juin 2018, avant le dépôt de l’action ontarienne, la demanderesse savait à cette date que Pickering Developments contestait la mise en demeure qu’elle lui avait fait parvenir le 30 mai 2018 et que la radiation de l’enregistrement 912 présentait un désavantage substantiel et tactique. La requête en prorogation et l’appel de la décision fondée sur l’article 45 peuvent à juste titre être considérés comme une tentative de la part de la demanderesse de gagner un avantage dans le litige l’opposant à Pickering Developments.

2.  Y a-t-il une question qui est de la compétence des tribunaux ainsi qu’un intérêt public?

[45]  Dans l’arrêt Sport Maska, le juge Nadon a reconnu que les instances fondées sur l’article 45 comportent un certain élément d’intérêt public. Le caractère d’intérêt public d’une instance fondée sur l’article 45 doit dans chaque cas être soupesé au regard des autres facteurs à considérer dans le cadre d’une demande d’intervention. Je conclus que l’élément d’intérêt public en l’espèce est un facteur neutre.

3.  S’agit-il d’un cas où il semble n’y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour?

[46]  Je conclus que ce facteur milite en faveur de Pickering pour deux raisons. D’abord, il n’y a aucune instance parallèle devant la Cour fédérale entre Pickering Developments et la demanderesse comme dans l’affaire Sport Maska. Même si les prétentions des parties dans l’action ontarienne mettent directement en cause les marques de commerce Live! et les marques de commerce Durham Live!, et qu’elles dépendent de l’état de l’enregistrement 912, on ne peut pas dire que l’action ontarienne et l’appel de la décision fondée sur l’article 45 soulèvent les mêmes questions, compte tenu des actes de procédure produits dans l’action ontarienne et de la compétence de la Cour supérieure de l’Ontario.

[47]  Deuxièmement, les observations formulées par notre Cour dans la décision Constellation Brands sont convaincantes dans la mesure où elles s’attachent à la question savoir si Pickering Developments pourrait à un moment donné demander au registraire de donner à la demanderesse l’avis prévu à l’article 45 en ce qui concerne l’enregistrement 912. Il semble que la CAF, dans l’affaire Sport Maska, ne disposait d’aucune preuve concernant l’énoncé de pratique régissant la procédure prévue à l’article 45 de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada. Selon cet énoncé de pratique, le registraire pourrait avoir une raison valable de ne pas donner l’avis prévu à l’article 45, à la demande de Pickering Developments, car l’enregistrement 912 faisait et fait déjà l’objet d’une procédure devant le registraire. L’énoncé de pratique indique ce qui suit :

II.1.3  Raisons valables de ne pas envoyer l’avis

Sur réception d’une demande écrite présentée en vertu de l’article 45 après trois années à compter de la date de l’enregistrement, tel que décrit ci-dessus à la section II.1, le registraire enverra l’avis prévu à l’article 45, à moins que le Registraire ne voie une raison valable à l’effet contraire [Molson Companies Ltd. c John Labatt Ltd et al (1984), 1 CPR (3d) 329 à la p 333 (CF 1re inst)]. C’est au cas par cas que le registraire décide s’il y a des raisons valables de ne pas envoyer l’avis prévu à l’article 45. Des exemples de ce qui pourrait constituer des raisons valables pour ne pas envoyer l’avis prévu à l’article 45 tout dépendant des faits spécifiques de chaque cas, sont fournis ci-après :

a.  L’enregistrement est déjà l’objet d’une procédure prévue à l’article 45 devant le registraire ou en appel devant la Cour fédérale du Canada.

b.  La demande est présentée dans les trois années suivant la date d’un avis prévu à l’article 45 envoyé antérieurement, dans les cas où les procédures ont mené à une décision finale en vertu de l’article 45 de la Loi.

c.  Le registraire estime que la demande est frivole ou vexatoire.

[48]  Si la décision de registraire est infirmée en appel, Pickering Developments pourra contester la validité de l’enregistrement 912 conformément l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce. Cependant, cette solution n’est ni raisonnable ni efficace. Il est préférable de permettre à Pickering Developments d’intervenir d’abord dans l’examen limité fait par la Cour dans le cadre de l’appel de la décision fondée sur l’article 45. Je conclus que ce facteur milite en faveur de l’intervention de Pickering Developments.

4.  La position de Pickering Developments est‑elle défendue adéquatement par l’une des parties au litige?

[49]  Tout comme dans les décisions Sport Maska et Constellation Brands, ce facteur favorise Pickering Developments, puisqu’aucune autre partie ne défend activement l’appel de la décision fondée sur l’article 45.

5.  L’intérêt de la justice sera-t-il mieux servi si l’intervention de Pickering Developments est autorisée?

[50]  Je conclus que l’intérêt de la justice est mieux servi en autorisant Pickering Developments à intervenir dans l’appel de la décision fondée sur l’article 45 interjeté par la demanderesse. Ce cinquième facteur de la décision Rothmans est déterminant en l’espèce.

[51]  La demanderesse s’est servi de l’existence de procédures distinctes devant la Cour supérieure de l’Ontario et devant notre Cour pour tenter de rétablir l’enregistrement 912 à l’insu de Pickering Developments. Je retiens son argument selon lequel la défense et demande reconventionnelle qu’elle a produite dans l’action ontarienne est exacte dans la mesure où la radiation ne signifie pas que l’enregistrement 912 était nul ab initio. Cependant, je suis d’avis que l’argument est fallacieux. Le paragraphe 21 de la défense et demande reconventionnelle est rédigé ainsi :

[traduction]

21.  En plus de ce qui précède, Live! Holdings est titulaire de l’enregistrement canadien no LMC 789 912 relatif à la marque de commerce LIVE!, délivré le 7 février 2011 (l’enregistrement). Par suite de cet enregistrement et conformément à la Loi sur les marques de commerce, Live Holdings possède le droit exclusif d’employer la marque de commerce LIVE!, dans tout le Canada, en ce qui concerne les produits et services à l’égard desquels elle est enregistrée, et d’empêcher l’emploi de marques de commerce susceptibles de créer la confusion.

[52]  En outre, dans sa demande reconventionnelle, la demanderesse plaide la violation de la marque de commerce en contravention de l’article 20 de la Loi sur les marques de commerce. L’article 20 porte sur la violation du droit du propriétaire d’une marque de commerce déposée à l’emploi exclusif de cette dernière. À mon avis, une simple lecture des actes de procédure déposés par la demanderesse dans l’action ontarienne mène à la conclusion que, à la date des actes de procédure, l’enregistrement 912 n’avait pas été radié.

[53]  La demanderesse a pris un risque calculé. Ses actes de procédure reposent sur la prémisse qu’elle aura gain de cause dans l’appel de la décision fondée sur l’article 45. Interrogée à l’audience au sujet de l’effet que le rejet de cet appel pourrait avoir sur ses actes de procédure, la demanderesse a déclaré que, le cas échéant, ils seraient retirés ou modifiés afin que la demande reconventionnelle ne porte que sur la période de validité de l’enregistrement 912. En d’autres termes, la défense et demande reconventionnelle ne serait pas exacte. Par extension, la défense et demande reconventionnelle n’était pas exacte lorsqu’elle a été déposée, car l’enregistrement 912 avait été radié et aucun appel de la décision fondée sur l’article 45 n’était en instance.

[54]  Tout au long des échanges intervenus entre la demanderesse et Pickering Developments pendant l’été 2018, Pickering Developments s’est appuyée sur le fait que l’enregistrement 912 avait été radié. Pickering Developments a introduit l’action ontarienne sans avoir connaissance de la requête en prorogation. Subséquemment, la demanderesse n’a pas tenté de préciser sa position et l’état de l’enregistrement 912 dans sa défense et demande reconventionnelle.

[55]  Pickering Developments a subi un préjudice en raison de la conduite adoptée par la demanderesse. J’estime que l’intérêt de la justice est mieux servi en autorisant Pickering Developments à intervenir dans l’appel de la décision fondée sur l’article 45 interjeté par la demanderesse afin qu’elle puisse s’assurer que la preuve présentée à la Cour dans le cadre de cet appel est soumise à un examen serré et à une contestation par un tiers. Si, en fin de compte, l’appel est accueilli, les parties pourront alors ajuster leur stratégie en se fondant sur le fait que l’enregistrement 912 a été dûment rétabli.

6.  La Cour peut-elle statuer sur le fond de l’affaire sans l’intervention de Pickering Developments?

[56]  Dans l’arrêt Sport Maska, le juge Nadon a conclu que la Cour pouvait statuer sur le fond de l’appel de la décision fondée sur l’article 45 sans l’aide de la personne qui désirait intervenir. Il a reconnu qu’un défendeur actif serait utile à la Cour, mais que ce facteur ne faisait pas pencher la balance en faveur de CCM. En l’espèce, je conclus que ce facteur est neutre compte tenu de la nature sommaire de la procédure fondée sur l’article 45 et de l’appel de la décision qui en résulte, et de la nature limitée de la preuve se rapportant à la procédure.

V.  Conclusion

[57]  En accueillant la requête déposée par Pickering Developments afin d’être autorisée à intervenir dans l’appel de la décision fondée sur l’article 45 interjeté par la demanderesse, je m’inspire du juge Nadon, qui a insisté sur la souplesse inhérente des facteurs de la décision Rothmans qu’il convient d’appliquer à l’examen des requêtes en intervention. Pour paraphraser le juge Nadon, je dois en définitive déterminer si, en l’espèce, l’intérêt de la justice m’oblige à accueillir ou à rejeter la requête en intervention (Sport Maska, au paragraphe 42).

[58]  Je suis consciente que Pickering Developments demande une substitution plutôt qu’une intervention; que l’intérêt public général à l’égard de l’appel d’une décision fondée sur l’article 45 est limité; qu’un tel appel n’élargit pas la nature de la preuve que le propriétaire d’une marque de commerce est tenu de présenter en réponse à l’avis prévu à l’article 45; que la Cour peut examiner la preuve sans l’intervention demandée; et, que les parties sont engagées dans un recours connexe devant la Cour supérieure de l’Ontario. Néanmoins, l’intérêt de la justice m’incite à accueillir la requête et à autoriser Pickering Developments à intervenir dans l’appel de la décision fondée sur l’article 45 interjeté par la demanderesse. Il s’agit du facteur déterminant en l’espèce. En outre, je conclus que les premier, deuxième et quatrième facteurs énoncés dans la décision Rothmans militent en faveur de l’intervention de Pickering.


ORDONNANCE dans 18-T-34

LA COUR STATUE que :

  1. La requête déposée par Pickering Developments en vue d’obtenir l’annulation de l’ordonnance du juge Southcott en date du 24 septembre 2018 et l’autorisation d’intervenir dans la demande de prorogation du délai pour interjeter appel déposée par la demanderesse, est rejetée.

  2. La requête déposée par Pickering Developments en vue d’obtenir l’autorisation d’intervenir dans l’appel interjeté par la demanderesse de la décision fondée sur l’article 45, rendue par le registraire des marques de commerce en date du 9 mars 2018, est accueillie.

  3. Pickering Developments aura le droit de participer pleinement à l’appel de la décision fondée sur l’article 45 interjeté par la demanderesse, y compris le droit de contre‑interroger l’auteur de tout affidavit déposé en preuve, le droit de déposer un mémoire des faits et du droit, le droit de présenter observations orales lors de l’instruction de l’appel, et le droit de recevoir signification de tous les autres documents devant être signifiés aux parties dans le cadre de l’appel.

  4. L’intitulé dans la présente instance et dans le dossier de la Cour fédérale no T‑1752-18 sera modifié pour tenir compte du fait que Pickering Developments (Bayly) Inc. agit comme intervenante.

  5. Les dépens sont adjugés à Pickering Developments et seront taxés conformément à la colonne III du tarif B.

« Elizabeth Walker »

Juge


ANNEXE I

Articles 109 et 399 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 :

109(1) La Cour peut, sur requête, autoriser toute personne à intervenir dans une instance.

109(1) The Court may, on motion, grant leave to any person to intervene in a proceeding.

(2) L’avis d’une requête présentée pour obtenir l’autorisation d’intervenir :

(2) Notice of a motion under subsection (1) shall

a) précise les nom et adresse de la personne qui désire intervenir et ceux de son avocat, le cas échéant;

(a) set out the full name and address of the proposed intervener and of any solicitor acting for the proposed intervener; and

b) explique de quelle manière la personne désire participer à l’instance et en quoi sa participation aidera à la prise d’une décision sur toute question de fait et de droit se rapportant à l’instance.

(b) describe how the proposed intervener wishes to participate in the proceeding and how that participation will assist the determination of a factual or legal issue related to the proceeding.

(3) La Cour assortit l’autorisation d’intervenir de directives concernant :

(3) In granting a motion under subsection (1), the Court shall give directions regarding

a) la signification de documents;

(a) the service of documents; and

b) le rôle de l’intervenant, notamment en ce qui concerne les dépens, les droits d’appel et toute autre question relative à la procédure à suivre.

(b) the role of the intervener, including costs, rights of appeal and any other matters relating to the procedure to be followed by the intervener.

[…]

[…]

399(1) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier l’une des ordonnances suivantes, si la partie contre laquelle elle a été rendue présente une preuve prima facie démontrant pourquoi elle n’aurait pas dû être rendue :

399(1) On motion, the Court may set aside or vary an order that was made

a) toute ordonnance rendue sur requête ex parte;

(a) ex parte; or

b) toute ordonnance rendue en l’absence d’une partie qui n’a pas comparu par suite d’un événement fortuit ou d’une erreur ou à cause d’un avis insuffisant de l’instance.

(b) in the absence of a party who failed to appear by accident or mistake or by reason of insufficient notice of the proceeding,

if the party against whom the order is made discloses a prima facie case why the order should not have been made.

(2) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier une ordonnance dans l’un ou l’autre des cas suivants :

(2) On motion, the Court may set aside or vary an order

a) des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance a été rendue;

(a) by reason of a matter that arose or was discovered subsequent to the making of the order; or

b) l’ordonnance a été obtenue par fraude.

(b) where the order was obtained by fraud.

(3) Sauf ordonnance contraire de la Cour, l’annulation ou la modification d’une ordonnance en vertu des paragraphes (1) ou (2) ne porte pas atteinte à la validité ou à la nature des actes ou omissions antérieurs à cette annulation ou modification.

(3) Unless the Court orders otherwise, the setting aside or variance of an order under subsection (1) or (2) does not affect the validity or character of anything done or not done before the order was set aside or varied.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

18-T-34

 

INTITULÉ :

LIVE! HOLDINGS, LLC c OYEN WIGGS GREEN & MUTULA LLP ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 octobre 2018

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 octobre 2018

 

COMPARUTIONS

Gary Daniel

 

Pour la demanderesse

Shane D. Hardy

Peter J. Henein

 

POUR L’INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

Cassels Brock & Blackwell LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTERVENANTE

 

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