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Date : 20181009


Dossier : IMM-568-18

Référence : 2018 CF 1009

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

ANDREI COJUHARI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Cojuhari est un homme ordinaire.  Il vit une vie ordinaire.  Si ce n’était du 27 octobre 2012, il serait fort probablement résident permanent, sinon citoyen canadien.  Le 27 octobre 2012, il a conduit avec les facultés affaiblies.  On l’a arrêté.  Il a subi un alcootest, a été accusé, a plaidé coupable et a payé une amende de 2 000 $.  L’incident l’a tellement perturbé qu’il a vendu sa voiture et n’a pas conduit depuis.

[2]  Si nous faisons abstraction de ses dimensions légales, cette affaire porte sur la rédemption, la délivrance du péché et de la damnation.

[3]   En droit, il s’agit du contrôle judiciaire du refus d’autoriser M. Cojuhari à demander le statut de résident permanent à partir du Canada pour des motifs d’ordre humanitaire ou, à défaut, un permis de séjour temporaire.

I.  Contexte

[4]  M. Cojuhari est arrivé au Canada de la Moldavie en 2010 dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants.  Il a ici une sœur et une nièce avec lesquelles il entretient une relation étroite.  Il a quelques amis proches, mais il est loin d’être un chef de file de la collectivité.

[5]  Il a une mère et une fille en Moldavie, qu’il aide financièrement.

[6]  Sa demande de statut de résident permanent ne concerne pas seulement lui-même, mais également sa fille, dont les  droits sont « cristallisés »  dans sa demande actuelle.  Cependant, elle est maintenant adulte et ne serait pas admissible au Canada en tant que membre de la catégorie du regroupement familial dans le cadre d’une nouvelle demande.

[7]  Le 27 octobre 2012, M. Cojuhari a assisté à une fête chez un ami où il a bu quelques bières.  Il a eu une altercation verbale avec une personne présente à la fête. Par peur, il a précipité son départ et est parti en voiture, ce qui a mené à l’accusation de conduite en état d’ébriété.

[8]  Une accusation en vertu des articles 253 et suivants du Code criminel peut être portée par voie de mise en accusation ou de procédure sommaire.  L’emprisonnement maximal est de cinq ans.  L’amende minimale est de 1 000 $.  La déclaration de culpabilité l’a rendu interdit de territoire pour criminalité en application du paragraphe 36(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR).  Cet article porte sur la criminalité par opposition à la grande criminalité, qui est visée par le paragraphe 36(1).

[9]  Après avoir plaidé coupable, M. Cojuhari a été condamné à payer une amende de 2 000 $. Il a payé son amende, et la peine a été purgée.  Il semble que sa demande de suspension du casier judiciaire soit en instance. Si la suspension est accordée, M. Cojuhari ne sera plus interdit de territoire pour criminalité.

II.  La décision

[10]  L’agent a employé le mot [TRADUCTION] « poids » à onze reprises dans ses notes, qui comptent un peu plus de deux pages.  Il n’a accordé aucun poids aux facteurs suivants :

  • a) M. Cojuhari a purgé sa peine fédérale en payant l’amende. L’agent a reçu une preuve de paiement;

  • b) la peine était indulgente;

  • c) M. Cojuhari n’est pas allé à la fête avec l’intention de conduire après avoir bu;

  • d) la demande de suspension du casier;

  • e) par ailleurs, M. Cojuhari s’est pleinement conformé aux lois canadiennes en matière d’immigration et a une vie stable avec des amis qui parlent chaleureusement de lui dans leurs lettres d’appui.

[11]  L’agent a accordé un certain poids au fait qu’il s’agissait de sa seule déclaration de culpabilité, qu’il était proche de sa nièce et que sa fille ne pourrait pas venir le rejoindre en tant que personne à charge.

[12]  L’article 25 de la LIPR prévoit que le ministre peut accorder à l’étranger qui est interdit de territoire le statut de résident permanent s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient, compte tenu également de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.  L’article 24 de la LIPR prévoit que l'agent peut délivrer  un permis de séjour temporaire [PST] à un étranger interdit de territoire : « s’il estime que les circonstances le justifient ».

[13]  Une demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule décision, à moins que la Cour n’en ordonne autrement en vertu de l’article 302 des Règles des Cours fédérales.  Les parties ont agi en présumant que les deux décisions seraient traitées en même temps, et je rends jugement en conséquence.

[14]  Les décisions ont été rendues le 23 janvier 2018.  Aucune mention n’est faite de l’arrêt de principe Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 3 RCS 909, 2015 CSC 61, ou à vrai dire de toute autre affaire.  L’arrêt Kanthasamy traitait des Lignes directrices ministérielles liées à l’article 25 de la LIPR, telles qu’elles étaient alors libellées.  Ces Lignes directrices, utiles sans toutefois avoir force de loi, disaient que les demandeurs devaient démontrer l’existence de difficultés « inhabituelles et injustifiées ou démesurées ».  Les Lignes directrices dressent une liste non exhaustive de circonstances à évaluer, dont l’établissement au Canada, les liens avec le Canada, l’intérêt supérieur de tout enfant touché et les conséquences de la séparation des membres de la famille.

[15]  Le paragraphe 25 de l’arrêt Kanthasamy indique que les agents appelés à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doivent véritablement examiner tous les faits et facteurs pertinents liés au dossier et leur accorder du poids.

[16]  Au paragraphe 29 et aux paragraphes suivants, la Cour a fait remarquer qu’il y a deux écoles de pensée.  Selon une opinion, le critère consistait simplement à déterminer si le refus causerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées.  Selon la deuxième approche, les considérations d’ordre humanitaire ne se limitent pas aux difficultés et les Lignes directrices peuvent seulement être d’une utilité limitée, parce qu’elles ne peuvent pas entraver le pouvoir discrétionnaire octroyé par le Parlement aux agents d’immigration.

[17]  La Cour a souligné que la deuxième approche paraissait plus compatible avec les objectifs de l’article 25 et mettait davantage l’accent sur l'objectif d'équité sous-jacent de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire.  La Cour fait référence de façon favorable à une décision de la Commission d’appel de l’immigration dans l’affaire Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1970), 4 IAC 338, à la page 350, dans laquelle il est dit  que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi ».

[18]  Il semble que j’aie toujours suivi l’école de pensée de Chirwa, car en 2006, j’ai dit :

Espino c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1255

[1]  « Ô ciel, peux-tu entendre un bon homme gémir, et ne pas t’attendrir, et ne pas avoir pitié de lui? » Ainsi écrivait Shakespeare dans son Titus Andronicus, acte IV, scène I. La compassion a été définie comme étant l’inclusion, dans la vie d’une personne, de la souffrance d’autrui, la participation à la souffrance; l’entraide, la sympathie, le sentiment ou l’émotion qu’une personne ressent lorsqu’elle est émue par la souffrance ou la détresse d’autrui et qu’elle désire soulager cette souffrance.

[19]  L’agent ne dit pas ce qui le convaincrait.  Je doute qu’il y ait quoi que ce soit qui le ferait. M. Cojuhari est arrivé ici avec un visa il y a huit ans, il s’est établi, il a fait une grave erreur, mais a payé sa dette à la société.  J’estime déraisonnable la décision de rejeter la demande de dispense quant aux critères d’admissibilité fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[20]  En ce qui concerne le PST, tout ce que l’agent a dit, c’est qu’il ne spéculerait pas quant à savoir si M. Cojuhari obtiendrait une suspension de casier dans un avenir rapproché.  Selon une certaine jurisprudence, il n’est pas nécessaire d’effectuer une analyse distincte d’un PST lié à une demande de résidence permanente.  Toutefois, le fondement de ces décisions est que la demande fondée sur des considérations humanitaires et la demande de PST sont interreliées et que le même raisonnement peut s’appliquer aux deux : (Voluntad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1361; Guiseppe Ferraro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 801 et Chaudhary c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2000 CF 128).  Quoi qu’il en soit, en l’espèce, il y a un décalage.  La seule raison invoquée pour refuser le PST est que l’agent n’était pas convaincu qu’une suspension du casier serait nécessairement accordée.

[21]  Or, les Lignes directrices prises aux termes de l’article 24 de la LIPR prévoient que, lors de l’examen d’affaires pénales, les agents doivent prendre en compte le temps écoulé depuis que la peine a été purgée ainsi que les questions de savoir si le demandeur est admissible à la réadaptation ou s’il est présumé réadapté, s'il existe des risques de récidive, si l’alcool était un facteur déterminant dans la perpétration de l’infraction,  s’il s’agit d’un comportement criminel habituel, si la peine a été purgée et des amendes payées, et s'il y a admissibilité à la suspension du casier (je souligne).

[22]  Il n’y a pas eu d’analyse de ce genre et la décision est donc déraisonnable.

[23]  Bien que les Lignes directrices prévoient que les agents ne devraient délivrer de PST que «  dans des circonstances exceptionnelles et lorsqu’il existe des motifs impérieux et suffisants justifiant la nécessité d’accorder le droit d’entrer ou de rester au Canada à une personne [...] », les Lignes directrices ne  sont pas le reflet de l’article 24 de la LIPR.  La question à trancher au sens de la loi est de savoir si la délivrance d'un PST est « justifiée ».  Selon l’arrêt Kanthasamy, les Lignes directrices semblent trop restrictives.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-568-18

LA COUR STATUE que pour les motifs énoncés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.  Les décisions de refuser un visa de résident permanent et un permis de séjour temporaire sont annulées et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-568-18

 

INTITULÉ :

ANDREI COJUHARI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 SEPTEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 OCTOBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Adela Crossley

Christian Julien

POUR LE DEMANDEUR

Meva Motwani

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Adela Crossley

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Bureau régional de l’Ontario

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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