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Date : 20181003


Dossier : IMM-1417-18

Référence : 2018 CF 985

Ottawa (Ontario), le 3 octobre 2018

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

MOHAMED AMINE BENGHENNI

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  M. Mohamed Amine Benghenni, un résident permanent du Canada d’origine algérienne, a plaidé coupable à une infraction punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans, le rendant ainsi interdit de territoire aux termes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. En conséquence, une mesure de renvoi l’obligeant à quitter le Canada a été émise contre lui par la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.

[2]  M. Benghenni n’a pas contesté la validité de cette mesure de renvoi, mais il a plutôt invoqué l’existence de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales à son égard, et l’annulation de la décision de le renvoyer vers l’Algérie. La Section d’appel de l’immigration [SAI] ayant rejeté son appel, M. Benghenni demande le contrôle judiciaire de cette décision.

II.  Faits

[3]  M. Benghenni est âgé de 28 ans et il est résident permanent du Canada depuis l’âge de 11 ans. Il est arrivé au Canada en avril 2001 en compagnie de sa mère et de ses quatre sœurs, parrainé par son père qui a obtenu le statut de réfugié.

[4]  M. Benghenni a maintenant deux enfants, une fille née en 2011 et un garçon né en 2016. Ils vivent à Terrebonne chez leur mère, de qui il est séparé. Il a également plusieurs nièces et neveux, dont deux sont atteints du trouble du spectre de l’autisme.

[5]  Le 17 août 2011, M. Benghenni a été arrêté par le Service de Police de la Ville de Montréal et accusé de possession de 31 780 grammes de marijuana en vue d’en faire le trafic.

[6]  Le 2 décembre 2013, il a plaidé coupable à l’accusation de possession d’une substance désignée à l’alinéa 5(3)a) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19 en vue d’en faire le trafic. Ce crime est passible de l’emprisonnement à perpétuité.

[7]  Le 27 mars 2014, il a été condamné à une sentence de deux ans moins un jour d’emprisonnement avec sursis, accompagnée d’une probation de trois ans, suite à la suggestion commune de la poursuite et de la défense.

[8]  M. Benghenni a également été reconnu coupable, entre 2013 et 2015, de trois chefs d’entrave à la justice et de trois chefs de bris d’engagements pour lesquels il a reçu des amendes.

[9]  Suite à une enquête, la SI a émis sa mesure de renvoi le 26 février 2015. La SI conclut que les critères du paragraphe 36(1) de la LIPR sont rencontrés puisque M. Benghenni a été déclaré coupable au Canada d’une infraction passible d’un emprisonnement à perpétuité, ce qui le rend interdit de territoire.

III.  Décision contestée

[10]  La SAI conclut qu’il n’y a pas suffisamment de motifs humanitaires justifiant la prise de mesures spéciales. En d’autres termes, les motifs humanitaires invoqués ne font pas le poids contre les facteurs négatifs.

[11]  La SAI analyse l’intérêt supérieur des enfants directement touchés par la décision, après avoir considéré les facteurs identifiés dans l’arrêt Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL) et confirmés par la Cour suprême dans Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, soit :

  1. la gravité de l’infraction ayant donné lieu à la mesure de renvoi;

  2. la possibilité de réadaptation;

  3. le temps passé au Canada et le degré d’établissement;

  4. le soutien que peut fournir la famille et la collectivité;

  5. la présence au Canada de la famille de la personne exposée au renvoi et les bouleversements que son expulsion occasionnerait à sa famille;

  6. l’importance des difficultés que causerait à la personne exposée au renvoi le retour dans son pays de nationalité.

[12]  La SAI estime que la gravité de l’infraction est un facteur qui pèse lourdement contre M. Benghenni. Ce dernier a été arrêté dans l’appartement de l’une de ses sœurs en compagnie de quatre complices, dont un de ses amis du secondaire, et en possession de plus de 31 kilos de marijuana. Le demandeur nie être le cerveau de cette opération et il nie même avoir participé à l’opération d’ensachage alors en cours. Il avait pourtant le chandail couvert de cannabis au moment de son arrestation et a tenté de fuir les policiers.

[13]  Par ailleurs, la SAI note que M. Benghenni a plaidé coupable tardivement aux accusations portées contre lui et que la peine qui lui a été imposée représente la peine maximale d’emprisonnement avec sursis.

[14]  La SAI considère que M. Benghenni a également été condamné sur trois chefs de bris de conditions relatifs à un couvre-feu et trois chefs d’entrave pour avoir refusé de s’identifier aux policiers. Elle ajoute que ceci démontre son incapacité à respecter les conditions qui lui sont imposées et le caractère inapproprié, dans les circonstances, d’un sursis à la mesure de renvoi.

[15]  La SAI retient que M. Benghenni démontre peu de signes de réadaptation ou de remords, et considère qu’il existe en conséquence un fort risque de récidive.

[16]  D’abord, elle accorde à M. Benghenni peu de crédibilité en raison notamment des multiples versions des faits entourant son arrestation. Elle note que la version donnée lors de l’audition diffère sensiblement de celle recueillie par les policiers le jour de son arrestation et de celle consignée par une agente d’exécution de la loi lors de l’enquête préliminaire.

[17]  Le témoignage des deux sœurs de M. Benghenni démontre clairement que la version qu’il leur a donnée est édulcorée et non conforme à la réalité. M. Benghenni a expliqué à l’audience qu’il avait loué l’appartement d’une de ses sœurs absente à une connaissance qu’il soupçonnait d’être impliquée dans des activités criminelles. Or, ses sœurs ont plutôt affirmé que M. Benghenni avait prêté l’appartement à un ami qui n’avait pas d’endroit où dormir.

[18]  La SAI estime donc que la faible crédibilité de M. Benghenni et son comportement suite à son arrestation affectent son témoignage concernant sa réadaptation et les risques qu’il récidive. Alors qu’il était en liberté sous conditions, il a été condamné à trois chefs de bris de conditions et trois chefs d’entrave. Il a également admis avoir consommé de la marijuana de deux à trois fois par semaine entre 2011 et 2015, malgré le fait que son ordonnance de probation lui interdisait de consommer ou d’avoir en sa possession toute drogue ou autre substance dont la possession simple est interdite. La SAI ne croit pas non plus M. Benghenni lorsqu’il affirme avoir cessé de consommer et elle estime improbable qu’il puisse respecter les conditions d’un sursis à la mesure de renvoi.

[19]  La SAI considère finalement que la situation de précarité économique de M. Benghenni et le fait qu’il n’exprime aucun remords relativement à sa consommation de marijuana constituent des risques accrus de récidive.

[20]  Quant au degré d’établissement de M. Benghenni en sol canadien, la SAI note qu’à la date de l’audience, il habite chez l’une de ses sœurs, est sans emploi et prestataire de l’aide sociale et que somme toute, il n’a pas fait suffisamment d’efforts pour se trouver un emploi et contribuer à la société canadienne.

[21]  La SAI reconnaît que la présence de sa famille au Canada est un facteur positif pour M. Benghenni. Tous les membres de sa famille sont citoyens canadiens, à l’exception de sa mère qui est résidente permanente. Ses sœurs aînées ont plusieurs enfants nés au Canada.

[22]  M. Benghenni a reçu et continue de recevoir le support de sa famille. Deux de ses sœurs affirment qu’il a changé depuis qu’il a des enfants, mais la SAI donne peu de poids à leur témoignage en raison du manque de transparence de M. Benghenni à leur égard.

[23]  Si M. Benghenni devait retourner en Algérie, la SAI estime qu’il ne subirait que des épreuves liées à une adaptation normale. Il y a passé les onze premières années de sa vie et y est demeuré pour une période de quatre mois en 2008, alors qu’il avait égaré sa carte de résident permanent du Canada. Le fait qu’il n’ait aucune famille ou connaissance qui pourrait l’aider en Algérie et le fait qu’il parle l’arabe avec un accent sans pouvoir le lire ni l’écrire sont insuffisants pour conclure que M. Benghenni ne pourrait pas s’intégrer en Algérie. Il est un jeune homme de 28 ans sans restriction à l’emploi et sa situation n’est pas différente de celle de nombreux immigrants qui arrivent au Canada sans connaître l’une des langues officielles.

[24]  La SAI reconnaît que le fait que M. Benghenni ait plusieurs enfants dans son entourage, y compris les siens, est un facteur positif. Elle estime toutefois que la preuve est très lacunaire quant à la présence et au support qu’il leur offre. À tout évènement, nous dit la SAI, l’intérêt supérieur de l’enfant, bien qu’important, n’est pas un facteur déterminant en soi.

[25]  Les enfants de M. Benghenni habitent à Terrebonne avec leur mère, de qui il est séparé. Il affirme voir ses enfants presque tous les deux jours. La SAI tire cependant une inférence négative du fait qu’à l’audience, son ex-conjointe n’a offert aucun témoignage, oral ou écrit, concernant le support de M. Benghenni ou sa présence dans la vie des enfants.

[26]  En outre, la SAI conclut que M. Benghenni et ses sœurs exagèrent les contacts hebdomadaires qu’il a avec ses enfants et la pension alimentaire de 500 $ qu’il dit payer. Cette somme est élevée lorsque l’on considère le montant du versement mensuel d’aide sociale qu’il reçoit et les 350 $ de loyer qu’il dit verser à sa sœur.

[27]  M. Benghenni a également deux neveux atteints du trouble du spectre de l’autisme. La SAI considère que le premier est déjà bien entouré par un frère et trois sœurs et qu’il bénéficie du support de ses deux parents. Un rapport pédopsychiatrique daté de janvier 2017 mentionne que l’enfant préfère avant tout la compagnie de son oncle, qui se trouve à être le jeune frère de M. Benghenni. Aucune mention n’est faite dans ce rapport de son lien avec M. Benghenni.

[28]  Relativement au second neveu autiste, la SAI conclut qu’il bénéficie également du support de ses deux parents, bien que ceux-ci soient séparés. La SAI accepte que M. Benghenni soit une ressource additionnelle pour sa sœur, mais ajoute que s’il se trouvait un emploi, sa présence auprès de ses neveux diminuerait forcément.

[29]  En somme, même si l’intérêt supérieur de l’enfant est un facteur positif, en l’occurrence, il ne compense pas pour les facteurs négatifs considérés par la SAI.

[30]  Pour toutes ces raisons, en particulier la gravité du crime, les chefs d’entrave et de bris de conditions, l’établissement mitigé et la faible possibilité de réhabilitation de M. Benghenni, la SAI conclut que la preuve ne démontre pas, par prépondérance des probabilités, que les motifs humanitaires invoqués justifient la prise de mesures spéciales.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[31]  Le demandeur soulève plusieurs questions qui, à mon sens, se résument à celle-ci :

La SAI a-t-elle erré dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire?

[32]  Il n’est pas contesté que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 aux para 52-58).

V.  Analyse

[33]  Les facteurs analysés par la SAI et discutés par les parties sont, en plus de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés par la décision:

  • 1) la gravité de l’infraction ayant donné lieu à la mesure de renvoi;

  • 2) la possibilité de réadaptation et le risque de récidive

  • 3) le temps passé au Canada et le degré d’établissement;

  • 4) la présence au Canada de la famille de la personne exposée au renvoi et les bouleversements que son expulsion occasionnerait à sa famille;

  • 5) le soutien dont bénéficie la personne exposée au renvoi de sa famille et de la collectivité;

  • 6) l’importance des difficultés que causerait à la personne exposée au renvoi le retour dans son pays de nationalité.

A.  La gravité de l’infraction ayant donné lieu à la mesure de renvoi

[34]  Il n’est pas clair dans quelle mesure M. Benghenni considère déraisonnables les conclusions de la SAI relativement à la gravité des infractions qu’il a commises. Il soumet néanmoins que sa crédibilité ne peut être affectée par la version des faits relevée par l’agente d’exécution de la loi, puisqu’il n’est pas clair d’où provient cette version. Quant au non-respect de son couvre-feu au retour d’un voyage dans le sud en mars 2013, il considère qu’on ne devrait pas en tenir compte puisqu’il a validé la légalité de ses gestes avec son avocat avant son départ.

[35]  À mon avis, il était tout à fait raisonnable pour la SAI de conclure à l’existence de plusieurs facteurs aggravants reliés à l’infraction de possession de cannabis en vue d’en faire le trafic, et ce même s’il s’agit d’un crime non violent pour lequel M. Benghenni n’a pas reçu une sentence ferme d’emprisonnement. Il a été arrêté en compagnie de quatre complices et en possession de plus de 31 kilos de marijuana, ce qui donne au crime un certain caractère organisé.

[36]  Il était également justifié d’accorder peu de crédibilité à M. Benghenni en raison des différentes versions de l’évènement qu’il a fournies aux policiers, à sa famille et au tribunal. Il n’appartient d’ailleurs pas à cette Cour d’interférer avec les conclusions de la SAI relatives à la crédibilité de M. Benghenni. De plus, même en mettant de côté la version de l’agente d’exécution de la loi, il est raisonnable de conclure qu’il subsiste des contradictions entre la version fournie par M. Benghenni devant la SAI et celle consignée au rapport de police.

B.  La possibilité de réadaptation et le risque de récidive

[37]  M. Benghenni estime déraisonnable l’évaluation du risque de récidive effectuée par la SAI. Celle-ci a conclu que sa situation de précarité économique le rendait vulnérable à une récidive, alors qu’il n’a fait l’objet que d’une seule condamnation visant l’appât du gain, sept ans avant l’audience devant la SAI. Il ajoute qu’il est déraisonnable de conclure à l’absence de remords ou aux risques reliés à la fréquentation d’individus criminalisés alors que les évènements en cause remontent à 2011.

[38]  Or, à mon sens la SAI pouvait raisonnablement en arriver à la conclusion que la réadaptation et la responsabilisation de M. Benghenni étaient faibles. Il a été trouvé coupable de trois bris de conditions et de trois chefs d’entrave au travail des policiers, et il a admis à l’audience avoir consommé du cannabis, contrairement à ses conditions de remise en liberté, de deux à trois fois par semaine à partir de 2011, incluant pendant sa période d’emprisonnement avec sursis.

[39]  La SAI pouvait également raisonnablement conclure qu’il est possible que M. Benghenni consomme toujours de la marijuana en contravention avec ses conditions de remise en liberté. Bien que deux de ses sœurs aient témoigné qu’il avait changé au cours des dernières années, il était raisonnable pour la SAI de n’accorder que peu de poids à cette version compte tenu du peu de transparence dont M. Benghenni a fait preuve à leur égard.

[40]  Il est vrai qu’il aurait également été raisonnable pour la SAI de conclure que maintenant que M. Benghenni est bien au fait des conséquences qu’un non-respect de ses conditions peut avoir sur son statut au Canada, il serait moins porté à récidiver. Toutefois, la seule existence d’une issue alternative ne signifie pas que la décision attaquée soit déraisonnable.

C.  Le temps passé au Canada et le degré d’établissement

[41]  M. Benghenni plaide que la SAI n’a pas suffisamment tenu compte des difficultés qu’occasionne un casier judiciaire dans la recherche d’un emploi. Elle n’a pas non plus retenu son témoignage et celui de sa sœur à l’effet qu’il était possible qu’il travaille pour l’entreprise de déménagement de son beau-frère au cours de l’été 2018.

[42]  Or, je suis plutôt d’avis que la SAI a raisonnablement considéré l’ensemble de la situation du demandeur avant de conclure à son faible degré d’établissement au Canada.

[43]  D’abord, son affirmation qu’il devait travailler pour son beau-frère au cours de l’année 2018 n’est pas appuyée par la preuve documentaire et cette possibilité n’est même pas mentionnée dans la lettre de soutien écrite par le beau-frère en question.

[44]  M. Benghenni n’a démontré qu’un faible établissement au plan économique et, tel que l’a noté la SAI, il existe des contradictions entre ses déclarations de revenus et les emplois qu’il dit avoir occupés.

[45]  Après lui avoir « crédité » la période au cours de laquelle M. Benghenni était prestataire d’indemnités en raison d’un accident de travail, la SAI pouvait raisonnablement conclure que son accident de travail et son casier judiciaire n’auraient pas dû l’empêcher de trouver un emploi en 2017. Ses versements d’indemnités ont cessé à l’été 2016 et au moment de l’audience, en février 2018, il n’avait pas vu de médecin depuis un an. Par ailleurs, son casier judiciaire ne l’a pas empêché de trouver les emplois qu’il dit avoir occupés avant son accident de travail. Il a travaillé au moins 14 mois alors qu’il purgeait sa peine d’emprisonnement avec sursis.

[46]  Finalement, je suis d’avis qu’il était raisonnable pour la SAI de conclure que le degré d’établissement de M. Benghenni au Canada est faible et que la possibilité d’un emploi potentiel au cours de l’été 2018, alors qu’il n’a pas occupé cet emploi, bien que disponible en 2017, ne change rien à sa situation.

D.  La présence au Canada de la famille de la personne exposée au renvoi et les bouleversements que son expulsion occasionnerait à sa famille

[47]  M. Benghenni soumet que la SAI a omis d’adopter une approche humanitaire et compatissante dans l’analyse des conséquences que son renvoi aurait sur les membres de sa famille, en particulier sa mère qui a un historique de dépression et deux de ses sœurs qui ont un enfant autiste (AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1170 au para 18). M. Benghenni allègue que sa mère souffre de problèmes de dos, de dépression et d’obésité et qu’il l’aide à aller aux toilettes, à faire des tâches ménagères et à faire des courses. Il aide également ses deux sœurs en accueillant un de ses neveux autistes au retour de la garderie et en faisant diverses activités avec l’autre.

[48]  Avec respect, je crois que la SAI a dûment pris en considération l’effet d’un renvoi sur la mère et les sœurs de M. Benghenni. La SAI reconnaît que compte tenu des contacts étroits qu’il entretient avec tous les membres de sa famille au Canada, un bouleversement résulterait inévitablement de son renvoi en Algérie et qu’il s’agit d’un facteur qui milite en faveur de M. Benghenni.

[49]  L’analyse des liens que M. Benghenni entretient avec les membres de sa famille, en particulier sa mère et ses sœurs, m’apparaît globalement raisonnable. La SAI pouvait raisonnablement conclure que M. Benghenni aide effectivement sa mère, mais qu’il n’est pas le seul à pouvoir le faire. Il est vrai qu’une de ses sœurs a affirmé que M. Benghenni était le seul à pouvoir aider leur mère dans ses déplacements. Toutefois, la SAI pouvait raisonnablement conclure que son jeune frère de 17 ans, qui habite avec leur mère, pouvait prendre la relève de M. Benghenni. Par ailleurs, en ce qui concerne l’impact du renvoi de M. Benghenni sur l’état dépressif de leur mère, la SAI pouvait retenir de la preuve que son suivi psychiatrique s’est terminé en 2015 et que la preuve de son état depuis est insuffisante.

[50]  Il est vrai que l’analyse de la SAI quant à l’impact sur la famille des soins requis par les enfants autistes semble manquer d’empathie et de compassion. Cependant, dans le contexte où les rapports des professionnels indiquent que ces enfants requièrent surtout des ressources et une aide professionnelles, ce que M. Benghenni n’est pas en mesure d’offrir, et qu’aucun de ces rapports ne fait mention de lui ou de la relation qu’il entretient avec ces enfants, il était raisonnable pour la SAI de conclure qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve de l’impact de son renvoi sur ses sœurs qui ont des enfants autistes. En d’autres termes, je ne crois pas que ce manque apparent d’empathie suffise pour conclure que l’analyse de la SAI est déraisonnable. Celle-ci a néanmoins conclu qu’un bouleversement surviendrait en raison du renvoi de M. Benghenni et que le facteur des liens familiaux lui était favorable.

E.  Le soutien dont bénéficie la personne exposée au renvoi de sa famille et de la collectivité

[51]  La SAI a raisonnablement conclu que M. Benghenni bénéficie du support de sa famille et qu’il s’agit d’un facteur favorable. Les parties n’ont pas tenté de remettre cette conclusion en question.

F.  L’importance des difficultés que causerait à la personne exposée au renvoi le retour dans son pays de nationalité

[52]  M. Benghenni soumet que la SAI a manqué de compassion et d’empathie dans l’analyse des épreuves auxquelles il ferait face s’il était renvoyé en Algérie. Depuis qu’il est arrivé au Canada à l’âge de 11 ans, il n’est retourné en Algérie que deux fois. Il parle un arabe « cassé » et ne peut ni le lire ni l’écrire. Il n’a pas de famille ou de connaissance qui pourrait l’aider en Algérie. Il sera séparé de toute sa famille, y compris ses enfants.

[53]  À nouveau, je crois que l’analyse de la SAI sur ce point est raisonnable. Il ressort du dossier que M. Benghenni peut communiquer en arabe et que rien ne l’empêcherait de travailler en Algérie. L’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement certaines difficultés inhérentes, mais cela ne justifie pas en soi un motif de dispense pour considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 23). M. Benghenni n’a pas fait la preuve de circonstances particulières qui justifieraient l’annulation de son renvoi.

G.  L’intérêt supérieur des enfants directement touchés par la décision

[54]  M. Benghenni estime que l’analyse de la SAI quant à l’intérêt supérieur des enfants est également dépourvue de compassion et d’empathie, autant à l’égard de ses propres enfants qu’à l’égard de ses neveux autistes.

[55]  M. Benghenni a une fille de sept ans et un garçon de deux ans qui vivent avec leur mère. Il a témoigné les voir presque aux deux jours et soumet que la SAI a injustement minimisé la fréquence de leurs contacts, en invoquant la distance entre sa résidence et celle de son ex-conjointe, les contradictions entre son témoignage et celui de ses sœurs et le fait qu’il soit impossible que M. Benghenni ait à la fois consacré le temps qu’il prétend avoir consacré à ses enfants, à ses neveux autistes et à sa mère.

[56]  Au même titre, M. Benghenni soumet que la SAI a omis de prendre en compte la situation et les besoins de ses deux neveux autistes. Il affirme aider une de ses sœurs lorsque son fils est en crise et qu’il lui a appris à marcher. Il accueille un de ses neveux au retour de la garderie et accompagne le second à la natation les mardis et les jeudis. Ses sœurs confirment que M. Benghenni leur est d’une grande aide.

[57]  À mon avis, l’analyse de la preuve des liens de M. Benghenni avec ses enfants et ses neveux est globalement raisonnable.

[58]  La SAI a conclu que ce facteur était favorable à M. Benghenni, mais que la preuve était insuffisante pour faire contrepoids aux facteurs négatifs et pour faire pencher la balance en sa faveur. Il est utile de rappeler que le fardeau de prouver l’impact du renvoi sur les enfants de M. Benghenni et sur ses neveux lui incombait.

[59]  Il est vrai que la preuve des liens de M. Benghenni avec ses enfants comporte plusieurs lacunes et contradictions. La fréquence de contacts varie de « presque tous les jours », à « presque aux deux jours », à « presque toutes les semaines ». Considérant ce flou, la SAI pouvait donner un poids considérable au fait que la mère des enfants, qui en a la garde, n’a présenté aucune preuve, orale ou écrite. Elle pouvait également considérer la preuve à l’effet que c’est la grand-mère maternelle qui s’occupait de ses petits-enfants lorsque la mère était absente.

[60]  À la lumière de l’ensemble de la preuve, il était loisible pour la SAI de conclure qu’il était invraisemblable que M. Benghenni puisse consacrer autant de temps à sa mère et à ses neveux tout en maintenant des visites aussi régulières à ses enfants qui habitent à une certaine distance. Il lui était également loisible de conclure que sa contribution financière également était exagérée compte tenu du montant reçu de l’aide sociale dont il devait déduire le loyer versé à sa sœur. Il n’a par ailleurs présenté aucune preuve documentaire de cette contribution.

[61]  Cela dit, bien que la SAI ait conclut que la fréquence des visites de M. Benghenni était exagérée, elle a néanmoins conclu « qu’objectivement, la présence d’un père dans la vie de ses enfants est généralement un facteur positif pour un appelant, et quoiqu’exagérés, une certaine présence et un certain support ont été prouvés. »

[62]  L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « ‘bien identifié et défini’, puis examiné  ‘avec beaucoup d’attention’ eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 39). De plus :

L’application du principe de l’« intérêt supérieur de l’enfant [. . .] dépen[d] fortement du contexte » en raison de « la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant ». Elle doit donc tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité. Le degré de développement de l’enfant déterminera l’application précise du principe dans les circonstances particulières du cas sous étude.

[Citations omises.]

(Kanthasamy au para 35.)

[63]  L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants ne peut se faire dans un vide factuel. Dans le présent dossier, la preuve offerte est un peu plus limitée, comme l’observe la SAI à juste titre :

Il est surprenant de constater que dans un tel cas où l’intérêt supérieur des enfants devrait être un point fort de l’argumentaire de l’appelant, la preuve soit aussi déficiente. La SAI pouvait raisonnablement s’attendre à obtenir de la preuve sur ce point, mais ici il n’y a rien du tout.

[64]  Je reprends ici les propos, particulièrement pertinents, du juge Patrick Gleeson :

En l’espèce, la décision de l’agent de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations humanitaires reposait sur l’absence d’éléments de preuve objectifs et pertinents à l’appui des allégations formulées pour justifier la dispense demandée. L’arrêt Kanthasamy n’entendait pas modifier le principe bien établi selon lequel « le demandeur a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande pour des raisons humanitaires ». Ce principe se dégage de l’arrêt Kanthasamy, où, s’exprimant au nom de la majorité, la juge Abella conclut comme suit au par. 39 :

Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte. L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve.

[Citations omises; caractères gras et soulignement dans l’original.]

(D’Aguiar-Juman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 6 au para 9.)

[65]  En ce qui concerne les deux neveux autistes de M. Benghenni, la SAI retient qu’il est proche d’eux, mais conclut à nouveau qu’il n’y a pas de preuve qu’il soit déterminant dans leur vie. Ces enfants bénéficient du support de leurs deux parents, de leurs frères et sœurs et des autres membres de leur famille élargie.

[66]  Il est vrai que la SAI ne met aucune emphase sur les besoins particuliers d’un enfant autiste et surtout sur le support dont les parents d’enfants autistes ont souvent besoin. Cependant, la SAI ne disposait d’aucune preuve objective concernant l’impact de son renvoi sur ces deux enfants. Tel qu’indiqué précédemment, la seule preuve objective démontre qu’un de ces deux enfants est particulièrement attaché au jeune frère de M. Benghenni et que les deux enfants requièrent du support professionnel, ce qu’il n’est pas en mesure de leur offrir.

[67]  Il n’était pas non plus déraisonnable pour la SAI de considérer que le temps que M. Benghenni dit consacrer à ses neveux, bien qu’elle considère son témoignage exagéré, serait moindre si M. Benghenni avait un emploi.

[68]  À nouveau, bien que la SAI ait conclu qu’il s’agit d’un facteur positif dans son analyse, ce facteur n’est pas déterminant en l’espèce et, compte tenu de la preuve présentée, il n’est pas suffisant pour faire contrepoids aux facteurs négatifs.

[69]  La SAI a considéré tous les facteurs invoqués par M. Benghenni, les a soupesés et ses conclusions s’inscrivent parmi les issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswich, [2008] CSC 9 au para 47).

VI.  Conclusion

[70]  La prise de mesures spéciales en raison de motifs humanitaires est un remède discrétionnaire. L’évaluation des facteurs de l’arrêt Ribic et de leur poids respectif appartient au champ de compétences exclusif de la SAI. En l’espèce, il n’y a aucun doute qu’il existe des motifs humanitaires, mais la SAI a conclu à la lumière de la preuve qu’ils ne justifiaient pas la prise de mesures spéciales.

[71]  Devant cette Cour, le demandeur a le fardeau de montrer que la décision de la SAI était déraisonnable. À mon avis, malgré certaines lacunes dans l’analyse de la SAI, la décision de ne pas accorder de mesures spéciales est raisonnable et se justifie eu égard à une analyse globale de tous les facteurs pertinents.

[72]  Finalement, le défendeur demande à bon droit que l’intitulé de la cause soit modifié afin que le défendeur soit le « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration » plutôt que le « ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ». Je vais faire droit à cette demande.


JUGEMENT au dossier IMM-1417-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. L’intitulé de la cause est modifié pour que le défendeur soitle ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration;

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1417-18

INTITULÉ :

MOHAMED AMINE BENGHENNI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 SEPTEMBRE 2018

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

LE 3 OCTOBRE 2018

COMPARUTIONS :

Vincent Desbiens

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Lisa Maziade

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aide juridique de Montréal

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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