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Date : 20180718


Dossier : IMM-60-18

Référence : 2018 CF 752

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

VITOR MERNACAJ

DRITA MERNACAJ

ROMEO MERNACAJ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), d’une décision rendue par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (le tribunal), laquelle rejette la demande de protection en vertu du paragraphe 97(1) de la LIPR de Romeo Mernacaj (le demandeur). Les deux autres demandeurs, Vitor Mernacaj et Drita Mernacaj, ont déposé un « avis de désistement » de la présente demande. Par conséquent, Romeo Mernacaj est le seul demandeur qui reste.

II.  Contexte

[2]  Le demandeur est né en 1993 et est citoyen de l’Albanie. En 1999, son grand-oncle a assassiné par erreur Artan Dervishi en tentant de se venger du meurtre de son propre fils, qui avait été tué par un autre homme. Peu après, le grand-oncle a été arrêté et une vendetta a été déclenchée par la famille Dervishi. Depuis, les membres de la famille du demandeur se sont cachés et craignent pour leur vie. 

[3]  En décembre 1999, le père du demandeur s’est enfui aux États-Unis. Son épouse, sa fille ainsi que le demandeur se sont joints à lui en janvier 2001. Leur demande d’asile a été refusée, de même que tous les appels subséquents. Cette demande n’était pas fondée sur une vendetta étant donné que ce n’est pas un motif reconnu pour une demande d’asile aux États-Unis.

[4]  Une fois ses appels épuisés, la famille est venue au Canada et a déposé une demande de protection en septembre 2009. En juillet 2011, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté la demande, concluant que le père du demandeur n’était pas crédible. En juin 2012, la Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la famille et a renvoyé la demande d’asile à la SPR pour qu’elle rende une nouvelle décision. La demande d’asile de la fille a été abandonnée parce qu’elle a épousé un citoyen canadien.

[5]  La demande d’asile de la famille a été entendue par le tribunal le 16 novembre 2017. La famille a demandé la protection en vertu de l’article 97 de la LIPR et a allégué que la vendetta était toujours active et que la protection de l’État n’était pas adéquate.

[6]  Le tribunal a rejeté la demande d’asile le 27 novembre 2017. Essentiellement, il a conclu que la preuve de protection de l’État présentée par la famille était désuète et obsolète, tandis que les éléments de preuve plus récents sur la situation dans les pays montraient que l’Albanie avait effectué des réformes importantes et efficaces et que, par conséquent, la famille n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle elle pouvait se prévaloir de la protection de l’État.

[7]  Le 8 janvier 2018, la famille a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision du tribunal. Peu après, les parents du demandeur ont déposé un avis de désistement. Seul le demandeur poursuit maintenant la demande.

III.  Questions

[8]  Le demandeur soulève trois questions :

  1. Le tribunal a-t-il commis une erreur en évaluant la protection de l’État?
  2. Le tribunal a-t-il commis une erreur en n’accordant pas le poids approprié aux documents du demandeur?
  3. Le tribunal a-t-il mal interprété la preuve?

[9]  Ces questions sont interreliées et devraient être examinées ensemble. La seule question à trancher est de savoir si la conclusion du tribunal quant à la protection adéquate de l’État était raisonnable.

IV.  Norme de contrôle

[10]  La conclusion sur la protection de l’État fait intervenir des questions mixtes de fait et de droit, et la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 38).

V.  Analyse

[11]  Le demandeur soutient qu’il a fourni au tribunal une preuve claire selon laquelle la vendetta existe toujours et que la protection de l’État en Albanie est inadéquate. Il affirme que le tribunal n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve ou qu’il ne leur a pas accordé le poids nécessaire. Ces éléments de preuve comprennent :

  • des lettres et des déclarations d’amis, de membres de la famille et d’organismes de réconciliation, qui indiquent que la vendetta existe toujours et que la famille du demandeur est en danger;
  • des articles de 2014 à 2017, lesquels montrent que plusieurs Albanais vivent dans la crainte et se cachent en raison de vendettas.

[12]  La position du demandeur est qu’il ne peut pas retourner en Albanie étant donné qu’il ne peut pas se prévaloir de la protection policière ou d’une protection de fait dans ce pays.

[13]  Le tribunal a conclu que la preuve du demandeur était crédible et qu’il était ciblé, comme il l’alléguait, par le clan Dervish.

[14]  Toutefois, le tribunal a également conclu que le témoignage du demandeur n’était pas fiable puisqu’il était obsolète quant à la suffisance de la protection de l’État en Albanie.

[15]  Contrairement aux affirmations du demandeur, le dossier appuie la conclusion du tribunal selon laquelle le demandeur n’a pas réfuté la présomption d’une protection adéquate de l’État et n’a pas démontré que, s’il retournait en Albanie et s’adressait à la police et aux autorités de l’État, il ne recevrait pas la protection dont il a besoin.

[16]  Le tribunal a noté à juste titre que, dans une démocratie fonctionnelle, il y a présomption selon laquelle l’État est en mesure de protéger ses citoyens, et le demandeur avait la charge de présenter une preuve pertinente, digne de foi et convaincante afin de réfuter cette présomption (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux pages 724 et 725; et Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, au paragraphe 30). Il a également noté à juste titre que la norme de protection de l’État est la suffisance sur le terrain en ce qui concerne le pays et les circonstances (Kovacs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 337, aux paragraphes 66 à 73).

[17]  Le tribunal a ensuite examiné les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays. Il a constaté que, en 2011, le gouvernement albanais avait mis en place des réformes importantes dans le but de renforcer la protection des victimes de vendetta et d’enquêter sur les auteurs de ces crimes (en se reportant au rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni intitulé Country Information and Guidance. Albania: Blood feuds. Version 2.0, 6 juillet 2016 [UK Home Office Report] à la page 19). Il a également conclu de manière raisonnable que, en 2013, l’Albanie avait réformé ses lois pénales afin d’allonger les peines pour les meurtres au motif d’une vendetta, criminalisé l’incitation à la vendetta ou l’intimidation à cette fin et créé une base de données visant à faire un suivi des victimes potentielles.

[18]  Le tribunal a également fait remarquer qu’il y avait eu diminution du taux de meurtres reliés aux vendettas en Albanie au cours des années pendant lesquelles le demandeur n’y habitait pas, ce qui indique que ces réformes avaient été efficaces (en se reportant au rapport du Comité Helsinki albanais intitulé Report on the Situation of Respect for Human Rights and Freedoms in Albania During 2016, avril 2017 à la page 15; et au UK Home Office Report à la page 16).

[19]  De plus, le tribunal a accordé une force probante élevée au rapport du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides intitulé Blood Feuds in contemporary Albania: Characterisation, Prevalence and Response by the State, 29 juin 2017. Il a présenté un long extrait de la page 22 de ce rapport, lequel décrit le service personnalisé ainsi que la présence bien visible de la police albanienne auprès des familles touchées par des vendettas. Le tribunal a écrit ce qui suit :

[traduction] Je suis d’avis que ce rapport atteste que, en 2017 en Albanie, y compris dans la région de Shkodër d’où viennent les demandeurs d’asile, la protection policière à l’égard des vendettas comportait des mesures sur le terrain comme des patrouilles régulières dans le voisinage des victimes potentielles, l’établissement de relations entre les policiers affectés à ces dossiers et les victimes potentielles, ainsi que des visites à domicile par les procureurs et les policiers aux fins de la collecte d’éléments de preuve en vue d’intenter des poursuites relatives aux menaces. Qui plus est, je souligne que la police semble disposée à assurer une protection personnelle occasionnelle sur demande, dans des situations spéciales. Je juge que ces éléments de preuve font foi d’un degré assez élevé de protection policière en Albanie pour les victimes de vendettas qui se sentent menacées par des personnes cherchant à se venger en commettant un meurtre. Je suis d’avis que ces éléments de preuve démontrent que la protection de l’État est adéquate en Albanie.  

[20]  Le tribunal a fait remarquer que les renseignements contenus dans ce rapport étaient conformes à d’autres documents sur les conditions dans le pays qui décrivaient la présence visible de la police et le degré de protection offert aux familles touchées.  

[21]  De plus, le tribunal a examiné les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays en ce qui concerne la corruption dans les services de police, de justice et de poursuite. Il a conclu qu’il y avait des préoccupations légitimes au sujet de la corruption en Albanie, mais qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve qui démontraient que la corruption avait eu une incidence sur le caractère adéquat de la protection de l’État relativement aux vendettas ou qu’elle pouvait être liée à la situation particulière du demandeur. La preuve documentaire établissait un lien entre la corruption et le crime organisé, et pas nécessairement les meurtres par vengeance.

[22]  Enfin, je rejette l’argument du demandeur selon lequel le tribunal n’a pas tenu compte des éléments de preuve qu’il a présentés. Le tribunal a fait référence à ces éléments de preuve et a donné les raisons pour lesquelles il a préféré les éléments de preuve susmentionnés. Par exemple :

  • la mère du demandeur s’est fait dire par la police en 1999 et en 2000 qu’elle ne pouvait pas protéger tous ceux qui étaient menacés par des vendettas; toutefois, il a conclu que cet élément de preuve était désuet, obsolète et non représentatif de la situation actuelle;
  • un article présenté par le demandeur a montré que le problème des vendettas était sous-déclaré, et l’ombudsman albanais avait précédemment déclaré que la protection de la police contre les vendettas était « insuffisante »; toutefois, il a conclu que ces préoccupations étaient subjectives et se rapportaient à la question de savoir si la protection était « parfaite » plutôt qu’« adéquate »;
  • un rapport de 2008 laissait entendre que la protection de l’État était inadéquate; toutefois, le tribunal a accordé peu de poids à ce rapport puisqu’il était désuet et obsolète;
  • les documents personnels du demandeur ne traitaient généralement que de la question de la protection de l’État, et leur imprécision et leur manque de spécificité ont nui à leur fiabilité et à leur force probante.

[23]  Nonobstant l’argument du demandeur selon lequel le tribunal a fait fi de l’absence de protection de fait de l’État pour le demandeur, je conclus que le demandeur demande essentiellement à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve relativement à une question sur laquelle le tribunal a droit à la déférence. Le tribunal a examiné toutes les observations du demandeur et a préféré la preuve documentaire la plus récente et la plus fiable en ce qui concerne la protection de l’État en Albanie. Son processus décisionnel était justifiable, transparent et intelligible, et sa conclusion se situait dans la gamme d’issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.   

[24]  Le tribunal a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle il pouvait se prévaloir d’une protection adéquate de l’État.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-60-18

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-60-18

 

INTITULÉ :

VITOR MERNACAJ ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 16 JUILLET 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

M. Robert Gertler

pour les demandeurs

Mme Kareena Wilding

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gertler Law Office

Toronto (Ontario)

pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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