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Date : 20181009


Dossier : IMM-706-18

Référence : 2018 CF 1008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

DEBORAH OKOLOISE

ALEXANDER OSAHON (MINEUR)

MAUREEN OSAHON (MINEURE)

ABIGAIL OSAHON (MINEURE)

ANNABEL OSAHON (MINEURE)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Madame Okoloise et ses quatre enfants mineurs sont nigérians. Ils vivaient avec son époux et leur père dans un village près de Lagos au Nigéria. Il est devenu chef de la communauté et a décidé que madame Okoloise et ses trois filles devaient se soumettre à la pratique habituelle de la mutilation génitale féminine. Elle a refusé, puis a subi des menaces; elle et ses enfants ont donc fui au Canada pour se protéger.

[2]  L’ancien époux de madame Okoloise s’est remarié après qu’elle a fui au Canada. Sa nouvelle épouse a fait deux fausses couches et il croit que son ex-épouse est la cause de ces fausses couches par l’entremise de la sorcellerie. Il fait donc circuler une rumeur à ce sujet.

[3]  La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (SPR) a conclu que madame Okoloise et, par conséquent, ses enfants, n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes en besoin de protection, puisqu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) dans les villes d’Abuja et de Port Harcourt, au Nigéria.

[4]  La SPR a conclu que la demanderesse était crédible et a accepté son témoignage. Toutefois, elle n’a pas trouvé que le rapport psychologique (le rapport Pilowsky) au sujet de son trouble de stress post-traumatique (TSPT) était très convaincant, en notant qu’il était court et ne se fondait que sur une seule entrevue, ce qu’elle a qualifié de [traduction] « trop courte entrevue ». On a également fait remarquer que le rapport avait tendance à dépasser le cadre informatif et se porter à la défense de la demanderesse.

[5]  Comme il est indiqué, la SPR a conclu que les villes d’Abuja et de Port Harcourt seraient sécuritaires pour la demanderesse selon le critère tiré de Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA); à savoir :
[traduction]

  1. La situation dans la région du pays où le demandeur d’asile aurait pu fuir était assez sécuritaire pour lui permettre de jouir des droits de base et fondamentaux de la personne, et il n’y a aucun motif valable de croire qu’il ou elle serait en danger de menace à sa vie ou au risque de traitements, peine ou torture cruels et inusités; et

  2. Les conditions dans cette région du pays doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable, dans toutes les circonstances, pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge.

[6]  La décision à l’étude a conclu que les deux conditions étaient satisfaisantes en ce qui concerne les deux villes examinées en tant que PRI.

[7]  Le caractère raisonnable de l’évaluation que la SPR a faite du rapport Pilowsky a été contesté, mais, au bout du compte, je ne vois pas comment on peut se fier à l’évaluation pour déterminer si la demanderesse souffre d’un TSPT. De plus, je suis généralement d’accord avec la description que la SPR fait du rapport, c’est-à-dire qu’elle va trop loin dans la défense des droits.

[8]  La seule question à trancher dans cette demande est le caractère raisonnable de la décision de la SPR selon laquelle, dans toutes les circonstances, il serait déraisonnable pour madame Okoloise de chercher refuge pour elle-même et ses enfants à Abuja ou à Port Harcourt.

[9]  Le défendeur soutient que les observations des demandeurs démontrent qu’ils sont en désaccord avec la décision de la SPR, mais qu’ils n’établissent pas que la décision est déraisonnable. Il est soulevé que la SPR reconnaisse les défis auxquels fait face madame Okoloise dans les villes de PRI, mais qu’elle en fait une évaluation raisonnable. Le défendeur a ajouté que la PRI n’a pas besoin d’être parfaite et qu’il n’est pas nécessaire que la situation du demandeur d’asile soit aussi attrayante qu’elle ne le serait au Canada. Le défendeur fait référence à l’observation de la Cour d’appel fédérale dans Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) au paragraphe 15 :

En conclusion, il ne s'agit pas de savoir si l'autre partie du pays plait ou convient au demandeur, mais plutôt de savoir si on peut s'attendre à ce qu'il puisse se débrouiller dans ce lieu avant d'aller chercher refuge dans un autre pays à l'autre bout du monde. Ainsi, la norme objective que j'ai proposée pour déterminer le caractère raisonnable de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est celle qui se conforme le mieux à la définition de réfugié au sens de la Convention. Aux termes de cette définition, il faut que les demandeurs de statut ne puissent ni ne veuillent, du fait qu'ils craignent d'être persécutés, se réclamer de la protection de leur pays d'origine, et ce, dans n'importe quelle partie de ce pays. Les conditions préalables de cette définition ne peuvent être respectées que s'il n'est pas raisonnable pour le demandeur de chercher et d'obtenir la protection contre la persécution dans une autre partie de son pays.

[10]  La demanderesse soutient que les cartables nationaux de documentation (CND) indiquent qu’il est dangereux pour une femme célibataire de vivre seule à Abuja. Les CND expliquent que les femmes célibataires d’Abuja pourraient être considérées comme des prostituées et faire face à du harcèlement sexuel et à de la violence. De plus, les femmes célibataires vivant seules à Abuja ont de la difficulté à obtenir un emploi, un logement et des services de soutien.

[11]  La demanderesse cite également les CND comme étant la preuve que les femmes qui déménagent seules sans réseaux familiaux sont vulnérables aux mauvais traitements, qu’elles n’auront pas d’autonomie et qu’elles n’auront pas accès aux mesures d’adaptation ni aux possibilités d’emploi. Les CND montrent également qu’il est presque impossible de trouver du travail à Port Harcourt, à moins d’être un travailleur qualifié dans l’industrie pétrolière.

[12]  De plus, on soutient que la réinstallation est difficile en raison du concept de l’état indigène. Les autorités font la distinction entre « indigènes », qui appartiennent au groupe ethnique indigène de la terre, et les « colons », qui sont parfois victimes de discrimination. Les CND démontrent que le statut d’indigène est moins important dans les grandes villes comme Abuja et Port Harcourt, bien que les indigènes reçoivent encore plus d’emplois et que les colons soient victimes de discrimination en politique.

[13]  Le défendeur soutient que toutes ces préoccupations ont été abordées par la SPR dans le passage suivant de ses motifs :

[traduction]

Pour ce qui est du deuxième volet, le tribunal note que la preuve fournie par le pays indique qu’une femme vivant seule aurait de la difficulté à accéder aux ressources ou aux services dans les PRI proposées. Cependant, la même source indique, en ce qui concerne Abuja en particulier, que cette ville est un creuset. Des questions comme l’ethnicité et la religion n’ont pas une grande incidence sur la capacité à la femme de vivre seule.

Le tribunal fait remarquer que la demanderesse d’asile possède 14 ans d’études et qu’il est raisonnable de supposer qu’une femme instruite aurait de bonnes possibilités de travailler dans cette ville.

Le tribunal fait également remarquer que la demanderesse d’asile a une très grande famille, des parents, cinq sœurs et six frères. La demanderesse d’asile a déclaré que ses parents sont intervenus, puisque la circoncision féminine n’est pas pratiquée dans cette famille, mais que son époux n’était pas d’accord avec eux.

Le tribunal note également que la mère de la demanderesse d’asile a fourni une déclaration sous serment visant à apporter un soutien supplémentaire à la demanderesse d’asile.

Le tribunal conclut qu’il est raisonnable de supposer qu’en s’établissant à nouveau à Abuja ou à Port Harcourt, la demanderesse d’asile aurait le soutien de cette très grande famille, qui pourrait assurer une présence masculine, ce qui n’est pas possible pour elle, puisque la persécution provient de son époux.

[14]  Je suis d’accord avec le défendeur comme quoi la SPR a reconnu les graves difficultés auxquelles une femme célibataire fait face lorsqu’elle déménage dans une ou l’autre des villes identifiées comme étant des PRI. Toutefois, le commissaire a conclu que ces difficultés seraient surmontées étant donné que (1) la demanderesse d’asile possède 14 ans d’éducation et [traduction] « qu’il est raisonnable  de supposer qu’une femme instruite aurait de bonnes possibilités de travailler dans cette ville »; (2) [traduction] « la mère de la demanderesse d’asile a fourni une déclaration sous serment apportant un soutien supplémentaire à la demanderesse d’asile » et (3) elle ne serait pas perçue comme une femme célibataire vivant seule puisque sa famille est en mesure « d’assurer une présence masculine ».

[15]  S’il y avait des preuves à l’appui de ces trois observations, la décision serait raisonnable; cependant, je trouve qu’elles sont peu ou pas appuyées par des éléments justificatifs dans le dossier.

[16]  Premièrement, le dossier indique que madame Okoloise n’a aucune compétence ou expérience dans l’industrie pétrolière, ni aucun lien familial dans ces villes, ni aucune expérience antérieure de travail. Les CND indiquent qu’une partie ou la totalité de ces éléments sont nécessaires pour trouver un emploi. Par conséquent, l’hypothèse de la SPR [traduction] « qu’une femme instruite aurait de bonnes possibilités d’emploi » est déraisonnable et sans fondement.

[17]  Deuxièmement, le « soutien familial » mentionné par la SPR semble être considérablement différent de ce que le commissaire suggère. Le dossier indique que ses parents et sa tante vivent près de son ancien époux dans l’État de Lagos. Ses parents ont « intercédé » auprès de son époux de façon très mineure (ils lui ont parlé au moins une fois), concernant son insistance qu’elle et ses filles subissent une mutilation génitale féminine. Sa tante, ayant elle-même subi une mutilation génitale, a aidé la demanderesse à s’enfuir et a fourni l’argent pour l’agent, tout en tenant à être remboursée. Sous un oeil critique, la déclaration sous serment de la mère de madame Okoloise ne contient rien qui vienne soutenir sa fille davantage, comme l’indique la SPR. Par conséquent, l’hypothèse selon laquelle elle bénéficierait d’un soutien familial en s’établissant de nouveau dans la PRI est déraisonnable et sans fondement.

[18]  Troisièmement, la SPR suppose que madame Okoloise ne serait pas perçue comme une femme célibataire vivant en PRI parce que sa famille [traduction] « pourrait assurer une présence masculine ». Il n’y a aucune preuve au dossier selon laquelle l’un ou l’autre de ses frères vit dans une ville de PRI ou est prêt à le faire. L’hypothèse du commissaire semble être de pure spéculation. Par conséquent, l’hypothèse selon laquelle elle ne ferait pas l’objet de discrimination dans ces villes de PRI en tant que femme célibataire en raison de la présence d’hommes de convenance est sans fondement et déraisonnable.

[19]  Aucune des parties n’a soumis de question à certifier, et il n’y en a pas, car cette affaire repose uniquement sur ses propres faits.

[20]  Le défendeur n’est pas dûment nommé, et la Cour ordonne qu’il soit modifié pour devenir le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-706-18

LE JUGEMENT DE LA COUR est que la demande est accueillie, que la demande de protection est retournée à la Section de la protection des réfugiés pour qu’un commissaire différent rende une décision. Aucune question n’est certifiée et le nom du défendeur est modifié pour devenir le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.  

« Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-706-18

 

INTITULÉ :

DEBORAH OKOLOISE ET AL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 octobre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

le 9 Octobre 2018

 

COMPARUTIONS :

Letebrhan Nugusse

pour les demandeurs

Nadine Silverman

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Johnson Babalola

Avocats

North York (Ontario)

pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Bureau régional de l’Ontario

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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