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Date : 20180928


Dossier : IMM-426-18

Référence : 2018 CF 966

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2018

En présence de  monsieur le juge Zinn

ENTRE :

EFREM KEBEDE GEBREYESUS ET GIDAY MURUTSE KINANEMARIAM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, qui sont mariés, demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (SAR) confirmant le verdict de la Section de la protection des réfugiés (SPR) selon lequel ils ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger. La SAR a également rejeté leurs observations selon lesquelles la conduite de la SPR démontrait une crainte raisonnable de partialité.

[2]  M. Gebreyesus est un homme de 66 ans, d’origine érythréenne. Il a passé la majeure partie de sa vie en Éthiopie et affirme avoir déjà eu la citoyenneté éthiopienne. En 1977, il a épousé Mme Kinanemariam, une citoyenne éthiopienne. Il a travaillé au sein de la fonction publique éthiopienne comme enseignant pendant 23 ans.

[3]  Entre 1998 et 2000, l’Éthiopie et l’Érythrée étaient en guerre. M. Gebreyesus allègue que pendant la guerre et en raison de son origine érythréenne, le gouvernement éthiopien lui a retiré sa citoyenneté en 1998, puis l’a congédié en 1999. Il dit qu’il a été presque expulsé deux fois au cours de cette période, mais que les deux fois, l’expulsion a été évitée grâce à l’intervention de son épouse et de ses amis.

[4]  En 2000, M. Gebreyesus a trouvé un nouvel emploi comme enseignant pour une organisation non gouvernementale (ONG), où il a travaillé jusqu’à sa retraite, en 2016. Il a essayé de réclamer une pension pour son ancien emploi d’enseignant dans la fonction publique, mais cela lui a été refusé, parce que seuls les Éthiopiens ont droit à une pension.

[5]  M. Gebreyesus n’a jamais recouvré sa citoyenneté éthiopienne, bien qu’il allègue qu’elle aurait dû lui être redonnée après l’adoption d’une loi en 2006. Il possède actuellement un passeport éthiopien pour étrangers et un permis de résidence permanente éthiopien.

[6]  En 2016, les demandeurs sont venus au Canada pour rendre visite à leur fils, puis ils ont présenté une demande d’asile.

[7]  La SPR a entendu les demandes le 28 novembre 2016 et le 23 janvier 2017. Le 22 novembre 2016, six jours avant la première audience, la SPR a envoyé une lettre au ministre, conformément au paragraphe 26(1) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 (les Règles), pour l’informer qu’il était possible que l’article 1E de la Convention sur les réfugiés s’applique à la demande d’asile de M. Gebreyesus. Cette disposition prévoit que la « Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays. » La lettre était rédigée ainsi :

[traduction]

Conformément à l’article 26 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (SPR), vous êtes par les présentes avisé que la SPR croit que la section E de l’article 1 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés peut s’appliquer à la demande d’asile de la personne mentionnée ci-dessus. En particulier, la SPR croit que, conformément à l’article 1, le demandeur d’asile peut avoir été une personne : « [...] considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays ».

Le demandeur d’asile masculin est un citoyen de l’Érythrée, mais il est résident permanent de l’Éthiopie.

(Soulignement dans l’original)

[8]  Au moment de l’audience du 28 novembre 2016, le ministre n’avait pas répondu. La décision de la SAR raconte ce qui s’est produit le premier jour de l’audience et qui a entraîné son ajournement :

[traduction]

Après 30 minutes d’interrogatoire, la SPR a suspendu l’audience et a indiqué qu’elle devait mettre à jour la lettre au ministre en fonction des renseignements fournis dans le témoignage du demandeur principal, afin qu’elle puisse mieux déterminer si l’article 1E pose problème ou non.

[9]  Après la levée de l’audience, des irrégularités ont été relevées dans certains des documents de M. Gebreyesus et il a été décidé que l’intégrité pourrait également être un problème, de sorte qu’il fallait en alerter le ministre, en vertu du paragraphe 27(2) des Règles. Ce paragraphe prévoit que « [s]i la Section croit, après le début d’une audience, qu’il est possible que des questions concernant l’intégrité du processus canadien d’asile soient soulevées par la demande d’asile, et qu’elle est d’avis que la participation du ministre peut contribuer à assurer une instruction approfondie de la demande d’asile, elle ajourne l’audience et, sans délai, en avise par écrit le ministre et lui transmet tout renseignement pertinent. »

[10]  La deuxième lettre au ministre, datée du 6 décembre 2016, est rédigée en ces termes :

[traduction]

Exclusion au titre de l’article 26 des Règles – Section E

[traduction]

Conformément à l’article 26 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (SPR), vous êtes par les présentes avisé que la SPR croit que la section E de l’article 1 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés peut s’appliquer à la demande d’asile de la personne mentionnée ci-dessus. En particulier, la SPR croit que, conformément à l’article 1, le demandeur d’asile peut avoir été une personne : « [...] considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays ».

Questions concernant l’intégrité au titre de l’article 27

Conformément à l'article 27 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (SPR), vous êtes par les présentes avisé que la SPR croit qu’il est possible que des questions relatives à l’intégrité du système canadien de protection des réfugiés s’appliquent à la demande d’asile de la personne susmentionnée. De l’avis de la SPR, la participation du ministre peut être utile pour l’instruction approfondie de la demande d’asile. En particulier, la SPR croit que :

  des renseignements indiquent que la demande d’asile pourrait avoir été faite, en tout ou en partie, sous une fausse identité;

  des renseignements indiquent que le demandeur d’asile a soumis à l’appui de la demande d’asile des documents qui pourraient être frauduleux;

• d’autres renseignements indiquent que le demandeur d’asile pourrait avoir fait, directement ou indirectement, une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent.

[…]

Des renseignements supplémentaires concernant le statut du demandeur d’asile ont été mis au jour. Le demandeur d’asile a présenté un passeport éthiopien pour étrangers délivré aux Érythréens qui sont des résidents permanents de l’Éthiopie. La désignation « PA » dans le champ du numéro de passeport indique le statut du titulaire. Le demandeur d’asile a également présenté une carte de résident permanent de l’Érythrée et un certificat de mariage. Ces documents comportent de nombreuses fautes d’orthographe et la validité du certificat de mariage est mise en doute. La photo du demandeur d’asile est estampillée en date de 2006, mais le document a été délivré en 2002. La validité et l’authenticité des documents du demandeur d’asile sont maintenant remises en question.

[11]  Avant la deuxième audience, le 23 janvier 2017, les demandeurs ont demandé que les commissaires de la SPR se récusent pour cause de crainte raisonnable de partialité. Ils ont fait valoir à la fois la référence inexacte à la citoyenneté éthiopienne de M. Gebreyesus lors de la première audience, et l'ajournement de l’audience pour permettre au ministre d’intervenir, appuyant une crainte raisonnable de partialité. Comme le décrit la SPR, cette observation se fonde sur le fait que [traduction] « les actes donnent à penser que la commission insiste pour que le ministre intervienne et qu’il poursuive énergiquement l’affaire [et] que le libellé de la lettre au ministre laisse entendre que la commission est encline à adopter une certaine position dans la demande ».

[12]  Le commissaire a décidé de ne pas se récuser pour crainte raisonnable de partialité. Le commissaire a expliqué que sa référence à la citoyenneté éthiopienne du demandeur visait à clarifier sa nationalité, étant donné que celui-ci avait voyagé au Canada avec un passeport éthiopien et qu’il prétendait avoir déjà été citoyen éthiopien.

[13]  Le commissaire commente également le libellé de sa lettre, en expliquant les problèmes qui ont été cernés avec les documents qui ont mené à la détermination d’un problème potentiel d’intégrité. Le commissaire a expliqué que les demandeurs auraient l’occasion de répondre à ces questions à la prochaine séance de l’audience.

[14]  Le commissaire a également fait remarquer que les Règles stipulent clairement que la SPR peut ajourner l’audience pour inviter le ministre s’il est jugé que sa participation aiderait à l’audience; toutefois, rien dans les Règles ne laisse entendre qu’elle ne peut pas inviter de nouveau le ministre si aucune réponse n’est reçue. Le commissaire a conclu que les mesures prises étaient conformes aux paramètres normaux d’une audience et que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau qui leur incombait d’établir une crainte raisonnable de partialité.

[15]  La SPR a conclu que M. Gebreyesus était exclu par l’article 1E de la Convention sur les réfugiés, car il avait des droits et des obligations semblables à ceux des citoyens éthiopiens. Cette décision s’appuie sur une directive du gouvernement éthiopien qui énumère les droits des résidents permanents. Je m’arrête un instant pour signaler que parmi les deux directives sur lesquelles la commission s’est fondée en l’espèce, il y avait au départ une question en rapport au contrôle judiciaire, mais qu’elle a été abandonnée à juste titre par les demandeurs à l’audience de la présente affaire.

[16]  À la lumière du verdict selon lequel M. Gebreyesus était un résident permanent de l’Éthiopie, la SPR a ensuite examiné s’il avait une crainte fondée de persécution en Éthiopie. Elle a déterminé que, bien qu’il ait été victime de discrimination en perdant son emploi et en étant détenu, cette discrimination était intermittente et sporadique et n’équivalait pas à de la persécution. La SPR a rejeté la demande d’asile.

[17]  La SAR a rejeté l’appel en concluant qu’il n’y avait aucune crainte raisonnable de partialité, et elle a confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

[18]  Les demandeurs demandent à la Cour d’examiner les conclusions de la SAR sur la crainte raisonnable de partialité et le caractère raisonnable de sa décision sur la protection.

[19]  Comme ils l’ont fait devant la SAR, les demandeurs soutiennent qu’en écrivant une deuxième lettre au ministre, la SPR démontre une crainte raisonnable de partialité. Plus précisément, ils soutiennent qu’en écrivant la deuxième lettre et en répétant les « allégations » comme quoi M. Gebreyesus était exclu, la commission a indiqué la position que le ministre devait adopter. Ils disent également que la lettre était servait « d’orientation » au ministre pour qu’il prenne position sur la possibilité que les documents aient été falsifiés.

[20]  Ils prétendent que la SPR n’avait pas besoin de rédiger la deuxième lettre puisque l’authenticité des documents relève de sa compétence et que, par conséquent, la véritable raison de la lettre était de demander au ministre d’intervenir et d’exclure M. Gebreyesus en vertu de l’article 1E.

[21]  Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que le critère à appliquer est celui de l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie et al, [1978] 1 RCS 369, à la page 394 : « [...] à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ».

[22]  Je suis d'avis que la SPR a agi conformément aux Règles et que rien dans sa conduite n’appuie l’allégation selon laquelle elle avait conclu que l’article 1E s’appliquait. Dans sa première lettre, la SPR avait invité le ministre à aborder la question de l’exclusion seulement six jours avant l’audience. Lorsque de nouveaux éléments de preuve sont apparus au cours de l’audience, l'audience a été suspendue, conformément à l’article 27, afin d’en informer le ministre. La commission n’a pas pris position et n’a tiré aucune conclusion, et on peut soutenir qu’elle avait l’obligation de tenir le ministre au courant, surtout lorsque, comme en l’espèce, le premier avis lui avait été donné à une date si rapprochée de l’audience et que le ministre n’avait pas encore répondu.

[23]  De plus, lorsque les documents douteux ont été découverts et que la SPR a conclu que la participation du ministre pourrait être utile, elle avait l’obligation légale d’aviser le ministre, comme le prévoit le paragraphe 27(2) des Règles.

[24]  Les demandeurs font également valoir que la conclusion selon laquelle la discrimination subie n’équivalait pas à de la persécution était déraisonnable. Ils disent que la discrimination peut équivaloir à de la persécution lorsqu’elle entraîne des conséquences qui sont substantiellement préjudiciables pour la personne concernée. Plus précisément, ils font remarquer que dans l’affaire Xie c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF nº 286, le tribunal a conclu qu’il pourrait s’agir de persécution si l’État nuit considérablement à la capacité du demandeur de travailler et que la seule possibilité est le travail illégal.

[25]  Je suis d’accord avec l’argument du défendeur selon lequel les motifs de la SAR démontrent la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel et que sa décision relève d’un nombre de résultats possibles et acceptables pouvant être défendus à l’égard des faits et du droit.

[26]  Même si M. Gebreyesus a perdu sa citoyenneté en 1998, il a résidé en Éthiopie avec des droits essentiellement semblables à ceux des citoyens éthiopiens. Bien que ses détentions aient été discriminatoires, il n’a pas été accusé et n’a pas été détenu depuis 1998, et il n’a eu aucun problème avec les responsables de la sécurité. Il n’y a aucune preuve qu’il y a une possibilité de détention prospective ou que l’expulsion soit actuellement envisagée. La suggestion des demandeurs selon laquelle le conflit pourrait s’aggraver est hypothétique.

[27]  Même si M. Gebreyesus a perdu son emploi pour des raisons apparemment discriminatoires, il a pu obtenir un nouvel emploi et rien ne prouve qu’il est maintenant incapable de gagner sa vie s’il retourne dans son pays. Sa perte apparente d’une pension du gouvernement peut avoir été motivée par des motifs discriminatoires; toutefois, cette situation ne peut servir de fondement à une demande d’asile, parce que, comme l’a conclu la SAR, rien ne prouve que M. Gebreyesus ne peut continuer de travailler ou demander une pension à l’ONG. Le refus de pension n’a pas été considéré comme une atteinte à un droit fondamental de la personne.

[28]  Les demandeurs disent finalement que si une personne est victime d’un certain nombre de mesures discriminatoires, il y aura une forte crainte de poursuites. Étant donné que l’effet cumulatif des cas de discrimination subis par les demandeurs équivaut à de la persécution, la SAR a rendu une décision déraisonnable en déclarant le contraire.

[29]  Il existe certainement de la jurisprudence selon laquelle les incidents de discrimination répétés dans le passé peuvent mener à une conclusion de persécution à l’avenir : se reporter, par exemple, aux décisions Horvath c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 398 et Mete c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 840. Toutefois, je conclus que la SAR a effectivement examiné la question de l’incidence de la discrimination cumulative. Elle a expliqué que tous les incidents sur lesquels se sont fondés les demandeurs se sont produits il y a près de 20 ans et que ces incidents n’avaient pas persisté ou n'avaient pas été répétés. Les décisions citées par les demandeurs peuvent être écartées en raison de ces facteurs.

[30]  Pour ces motifs, la demande sera rejetée. Aucune des deux parties n’a proposé de certifier une question et je suis d'avis qu’il n’y en a pas.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-426-18

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire et aucune question n'est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-426-18

 

INTITULÉ :

EFREM KEBEDE GEBREYESUS ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 AOÛT 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 SEPTEMBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Daniel Kebede

POUR LES DEMANDEURS

Me Margherita Bracco

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

The Law office of Daniel Tilahun Kebede

Avocat et notaire public

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Bureau régional de l’Ontario

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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