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Date : 20181002


Dossier : IMM-5111-17

Référence : 2018 CF 980

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 2 octobre 2018

En présence de  monsieur le juge Diner

ENTRE :

JEEVASUMAN GANESALINGAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) qui vise la décision datée du 27 décembre 2017 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR ou la Commission) a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi.  Pour les motifs qui suivent, j’accorderai au demandeur l’ordonnance recherchée, j’annulerai la décision et je renverrai l’affaire à la SPR pour qu’elle rende une nouvelle décision.

II.  Contexte

[2]  M. Ganesalingam est un jeune Tamoul célibataire du nord du Sri Lanka.  Il affirme avoir déjà été persécuté au Sri Lanka et, par conséquent, il craint d’être à nouveau persécuté en raison de son long séjour au Canada, de ses antécédents de détention et de son statut de demandeur d’asile débouté.  Le demandeur prétend qu’il a été détenu six fois en tout au cours des deux années précédant son départ du Sri Lanka en 2010.  Il affirme avoir été battu par ses geôliers.  Lors de sa dernière détention, il a été libéré seulement après qu’un pot-de-vin eut été versé, puis a reçu l’ordre de rester à l’adresse indiquée sur sa carte d’identité nationale.

[3]  Depuis, M. Ganesalingam prétend que son père a été extorqué par deux membres du Parti populaire démocratique de l’Eelam (PPDE) en août 2010, que son frère a été détenu à la suite d’une opération de cordon de police et de perquisition et agressé en 2017.  Lui aussi a été libéré seulement après que son père eut versé un pot-de-vin.  Le père du demandeur affirme également avoir été arrêté par l’armée et interrogé au sujet des autres membres de sa famille.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[4]  La SPR a conclu que l’ensemble des éléments de preuve ne permet pas d’étayer une conclusion de persécution ou de risque objectivement fondée, compte tenu de l’amélioration des conditions au Sri Lanka et des changements apportés au traitement des Tamouls après la guerre.  Tout en admettant que le demandeur aurait été admissible à titre réfugié en 2012 en se fondant uniquement sur son profil, étant donné qu’il est arrivé au Canada juste après la fin de la guerre civile, la Commission a conclu que ce n’était plus le cas à la fin de 2017.

[5]  De plus, la Commission a conclu que les éléments de preuve n’établissaient tout simplement aucune possibilité sérieuse que l’armée ou d’autres milices ou forces de sécurité croyaient que le demandeur avait des liens avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET).  La Commission a noté que le demandeur avait été détenu entre 2008 et 2010 à la suite de rafles visant les jeunes hommes tamouls, et a qu’il n’y avait aucun élément de preuve qui démontrait que le demandeur était personnellement ciblé en raison de liens possibles avec les TLET.  La Commission a ajouté que le demandeur n’aurait pas été libéré si l’armée ou le PPDE avait cru qu’il avait effectivement des liens avec les TLET.

[6]  De plus, la Commission a conclu que la prétention du demandeur selon laquelle il existe un risque permanent d’être arrêté en raison de l’arrestation de son frère en 2017, n’était pas étayée par la preuve, laquelle ne démontrait aucune raison pour l’arrestation du frère ni aucun lien avec les TLET.  La Commission a également conclu que ni le PPDE, ni d’autres groupes de milice ne s’intéressaient au demandeur puisqu’aucun autre membre de la fratrie du demandeur au Sri Lanka n’a été visé par une opération quelconque et que son père n’a eu aucun problème avec d’autres groupes de milice depuis 2012.

[7]  La Commission a également écarté les autres éléments de preuve présentés.  En outre, elle a constaté que, bien que la lettre du médecin décrivait les blessures du demandeur, elle ne mentionnait pas la façon dont il les avait subies.  De même, la Commission a accordé peu de poids à un affidavit du père relatant les problèmes du demandeur au Sri Lanka.  La Commission a conclu que si un groupe avait voulu se livrer à des activités d’extorsion, il l’aurait fait au cours des années après 2012.

IV.  Les questions et la norme de contrôle

[8]  Les trois questions soulevées par le demandeur sont de savoir si la SPR a commis une erreur : a) en faisant fi des éléments de preuve pertinents; b) en faisant une interprétation erronée de la définition de réfugié au sens de la Convention; c) en n’appliquant pas l’article 97 de la Loi concernant le risque de retour.  Tel que convenu par les parties, la décision doit être évaluée en fonction de la norme de la décision raisonnable, c’est-à-dire qu’elle doit être justifiée, transparente et intelligible, et qu’elle doit appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 47).

V.  Analyse

a)  La SPR a-t-elle commis une erreur de droit en faisant fi d’éléments de preuve pertinents?

[9]  Le demandeur fait valoir que la Commission avait omis de tenir compte d’éléments de preuve pour en arriver à sa conclusion.  Je reconnais que le défendeur a tout fait en son pouvoir pour défendre la décision, soutenant que tous les éléments de preuve avaient été pris en compte et que le demandeur, essentiellement, demandait à la Cour de les soupeser de nouveau, mais je ne suis pas d’accord.  Au contraire, comme je l’expliquerai plus loin, la Commission a omis de tenir compte d’éléments de preuve clés pour tirer ses conclusions.

[10]  D’abord, en ce qui concerne les éléments de preuve médicale, la Commission a seulement déclaré qu’il manquait [traduction] « les circonstances personnelles dans lesquelles les blessures alléguées ont été infligées ». Toutefois, le rapport médical indique que le demandeur présentait [traduction] « des coupures, des contusions et des lacérations superficielles sur les bras et les jambes » qui semblaient avoir été infligées à l’aide d’un « tuyau en plastique contondant et de coups de botte ».

[11]  Dans son témoignage attesté, le demandeur a fait état de sévices graves et des interrogatoires qu’il a subis pendant qu’il était en détention.  Étant donné qu’elle n’a tiré aucune conclusion défavorable relativement à la crédibilité du demandeur, la Commission aurait dû, à tout le moins, énoncer les éléments de preuve le concernant qu’elle jugeait incohérents ou insatisfaisants avant de rejeter le rapport.  Ceci est particulièrement vrai si l’on tient compte du fait que les récits du demandeur pendant et avant l’audience (p. ex., dans le fondement de sa demande et dans la transcription de son entrevue réalisée aux États-Unis en 2010) semblent concorder avec le rapport médical.

[12]  Ensuite, en ce qui concerne l’affidavit du père, que la Commission a simplement qualifié de « lettre de soutien », la Commission a conclu ce qui suit :

[traduction] À elle seule, la lettre de soutien n’établit pas que le demandeur d’asile risque sérieusement d’être persécuté au Sri Lanka.  On y parle des problèmes antérieurs du demandeur d’asile avec l’armée, mais on n’y trouve aucun élément de preuve concret expliquant pourquoi cela pourrait se reproduire. … Un peu comme le témoignage du demandeur d’asile, la lettre semble fondée sur un sentiment d’anxiété quant à l’avenir, mais elle ne fournit pas suffisamment d’éléments de preuve pour expliquer sur quoi repose cette anxiété.

[13]  Pourtant, il existait des éléments objectifs de preuve contraire au dossier à l’appui de la demande du demandeur que la Commission n’a cependant pas examinés.  Ces éléments de preuve, dont certains figuraient dans le cartable national de documentation, contenaient des rapports récents sur le profilage ethnique et les risques auxquels sont exposés les demandeurs d’asile déboutés au Sri Lanka.

[14]  Par exemple, la Commission s’est concentrée sur les principes directeurs de 2012 du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) pour déterminer que le demandeur ne correspondait pas à un profil de risque.  Toutefois, la Commission n’a pas examiné certains éléments de preuve plus récents au dossier selon lesquels certains Tamouls continuent d’être exposés aux risques, y compris les demandeurs d’asile déboutés à leur retour au Sri Lanka (voir les rapports suivants ; Sri Lanka: Country Reports on Human Rights Practices for 2016 du Département d’État des États-Unis; Annual Report 2016/2017: The State of the World’s Human Rights for Sri Lanka d’Amnesty International; Report of the Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights on Sri Lanka du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies; Sri Lanka: dangers liés au renvoi des personnes d’origine tamoule de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés).

[15]  En ce qui concerne le profil du demandeur, le rapport du Département d’État des États-Unis de 2016 mentionne que [traduction] « les personnes considérées comme des sympathisants des Tigres de libération de l’Eelam tamoul » faisaient partie du groupe à risque, tout comme le profil de risque de 2012 sur lequel la Commission s’est fondée.  En arrivant à la conclusion qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve que le demandeur correspondait à ce profil de risque, la Commission a fait remarquer qu’il n’y avait aucune raison concrète pour que l’armée ou d’autres forces de sécurité croient que le demandeur avait des liens personnels avec les TLET, surtout compte tenu du du temps qui s’est écoulé, des changements dans les conditions au Sri Lanka depuis 2012, et du fait que ces groupes ne s’intéressaient pas aux membres de sa famille depuis 2012, à l’exception du frère du demandeur qui a été arrêté en 2017.

[16]  La Commission a également conclu que, pendant la période où M. Ganesalingam était au Sri Lanka, [traduction] « l’ethnicité du demandeur d’asile ou son profil à lui seul aurait suffi pour qu’il soit détenu et, par conséquent, considéré comme un réfugié », et que « le fait qu’il ait été détenu pendant cette période seulement ne signifie donc pas que l’armée croyait à l’époque qu’il avait des liens avec les TLET ».

[17]  Ces énoncés sont difficiles à concilier, à la fois un par rapport à l’autre et aux autres éléments de preuve que la Commission a examinés ci‑dessus.  Dans l’arrêt Yathavarajan c. Canada (Citoyenneté et Immigration) 2014 CF 297 (Yathavarajan) portant sur des questions relatives à un profil semblable, le juge Kane a conclu ce qui suit :

[52] La Commission n’est pas tenue de citer chaque élément de preuve, mais elle doit tenir compte de ceux qui contredisent directement ses conclusions finales (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, [1998] ACF no 1425, aux paragraphes 16 et 17). Dans le cas présent, la Commission a examiné la preuve contraire, mais lui a accordé moins de poids - comme elle était en droit de le faire -, tout en expliquant ses raisons.

[18]  En l’instance, contrairement à l’arrêt Yathavarajan, des éléments de preuve contraire n’ont pas été examinés.  De plus, aucune conclusion défavorable relativement à la crédibilité n’a été tirée à l’égard du demandeur.  Avant que la Commission ne puisse conclure que le demandeur ne correspondait pas au profil de risque, elle devait tenir compte des éléments de preuve contraire aux principales conclusions, ne serait-ce que brièvement.

b)  Les deux autres questions soulevées par le demandeur

[19]  Compte tenu de mes conclusions sur la première question, il n’est pas nécessaire d’aborder les deuxième et troisième questions soulevées.

VI.  Conclusion

[20]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.  Je conclus que la Commission a commis une erreur en faisant fi de façon déraisonnable des éléments de preuve susmentionnés qui semblent contredire les principales conclusions, et qu’elle avait donc le devoir de prendre en considération.  La décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre membre de la Commission.  Aucune question n’a été proposée pour la certification et je conviens qu’aucune n’a été soulevée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5111-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre membre du conseil.

  3. Aucune question n’a été proposée pour la certification et aucune n’a été soulevée.

  4. Aucune ordonnance n’est rendue concernant les dépens.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5111-17

 

INTITULÉ :

JEEVASUMAN GANESALINGAM c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 SEPTEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 OCTOBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

 

pour le demandeur

 

Christopher Crighton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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