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Date : 20180913


Dossier : IMM-796-18

Référence : 2018 CF 913

Ottawa (Ontario), le 13 septembre 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

BATANAI NHENGU

SHUMIRAI JUBILEE NHENGU

SHEKINAH MUNYASHA NHENGU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Batanai Nhengu [Batanai], son épouse, Shumira [Shumira] et leur enfant mineur, Shekinah Munyasha, sont citoyens du Zimbabwe. En janvier et en mai 2017, ils se sont présentés à la frontière canadienne, en provenance des États-Unis, dans le but d’y faire une demande d’asile. À chaque occasion, cela ne leur a pas été permis en raison de l’effet combiné de l’Accord entre le Gouvernement du Canada et le Gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugiés présentées par des ressortissants de pays tiers, intervenu entre les deux pays le 5 décembre 2012 (communément appelé l’Entente sur les tiers pays sûrs) et de l’article 159.3 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement].

[2]  Suite au premier refus, les demandeurs ont été retournés aux États-Unis. Suite au second, une mesure de renvoi a été prise contre eux, mesure dans le cadre de laquelle les demandeurs se sont vus offrir la possibilité de présenter une demande d’évaluation de risques avant renvoi [ÉRAR] aux termes de l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, SC 2001 c 27 [la Loi], ce qu’ils ont fait. Les demandeurs principaux, Batanai et Shumira, y allèguent pour l’essentiel craindre d’être persécutés par les autorités du Zimbabwe s’ils devaient être retournés dans ce pays en raison de leur appartenance à un mouvement politique, le « Movement for Democratic Change ». Ils soutiennent que les autorités du pays les soupçonnent de faire partie des leaders de ce mouvement, ce qui leur aurait valu, au mois d’août 2016, d’être arrêtés et détenus pendant trois jours suite à une manifestation tenue dans la capitale du pays et par la suite accusés de méfait public. Ils allèguent aussi qu’après avoir été libérés, ils ont reçu la visite de policiers qui les auraient menacés de les faire disparaître. Enfin, les demandeurs principaux soutiennent que les autorités du Zimbabwe continuent encore aujourd’hui à s’informer de leurs allées et venues et que s’ils sont retournés dans ce pays, ils seront arrêtés sur-le-champ.

[3]  Le 8 janvier dernier, un agent du ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté [Agent] rejetait la demande d’ÉRAR des demandeurs, estimant, pour l’essentiel, que ceux-ci n’avaient pas présenté de preuve corroborant les allégations de leur demande et que la preuve documentaire relative à l’état de la situation au Zimbabwe ne permettait pas non plus de conclure que le renvoi des demandeurs dans leur pays d’origine les exposerait personnellement à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, tel que le requièrent les articles 96 et 97 de la Loi.

[4]  Les demandeurs soutiennent que cette décision doit être invalidée. Ils reprochent à l’Agent d’avoir exigé des éléments de preuve corroboratifs alors que la déclaration des demandeurs en soutien à la demande d’ÉRAR constituait en soi une preuve dont rien ne permettait de douter de la crédibilité. Si l’Agent entretenait toutefois un tel doute, poursuivent les demandeurs, il lui appartenait alors de les convoquer à une audience, comme le lui permettait l’alinéa 113b) de la Loi, ce que l’Agent n’a pas fait.

[5]  Je ne saurais faire droit aux prétentions des demandeurs. Lorsqu’elles sont soumises au contrôle judiciaire de la Cour, les décisions rejetant une demande d’ÉRAR, y compris celles de ne pas tenir d’audience, sont normalement sujettes à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Kioko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 717 aux para 18, 19, 65 et 66 [Kioko]). Ainsi, suivant cette norme, la Cour n’interviendra pour casser la décision du décideur administratif que si elle est satisfaite que le processus qui a mené à la décision attaquée ne présente pas les qualités requises d’intelligibilité, de transparence et de justification ou encore que la conclusion tirée par le décideur se situe hors du champ des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190). Il s’agit là d’une norme déférente.

[6]  Or, il importe de rappeler, d’entrée de jeu, qu’il incombe aux personnes qui demandent une ÉRAR d’établir, suivant la prépondérance des probabilités, qu’elles sont des personnes à protéger (Adetunji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 708 au para 19 [Adetunji]; Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 au para 22 [Ferguson]). Il leur revient, à cette fin, d’« avancer [leurs] meilleurs arguments » (« to put [their] best foot forward ») (Ikeji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1422 au para 49). En d’autres termes, un demandeur d’ÉRAR se doit de placer devant l’agent du Ministre « tous les éléments de preuve qui permettront à ce dernier de prendre une décision », l’agent n’ayant aucun rôle à jouer dans la présentation de la preuve et, surtout, n’ayant aucune obligation d’aviser le demandeur des lacunes ou de l’insuffisance de sa preuve (Lupsa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 311, aux para 12-13).

[7]  Je rappelle, à cet égard, que, contrairement à ce qui est le cas de la demande d’asile proprement dite, la demande d’ÉRAR est considérée, sauf exception, sans audience, d’où l’importance de présenter le meilleur dossier possible.

[8]  Par ailleurs, pour qu’une telle demande soit recevable, le risque doit à la fois être de nature prospective et personnalisé, c’est-à-dire, dans ce dernier cas, qu’il doit être plus important que celui auquel est exposée la population du pays d’origine en général (Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31 au para 3; Matute Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1074 au para 48). Ce risque ne saurait être purement subjectif; il doit être aussi supporté par des éléments de preuve objectifs (Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 889 au para 10).

[9]  Dans un tel contexte, l’agent du ministre appelé à statuer sur une demande d’ÉRAR est en droit de s’attendre, du moins quant aux éléments cruciaux de la demande, à ce que des éléments de preuve autres que les seules allégations du demandeur d’ÉRAR soient fournis afin de déterminer si le fardeau de preuve auquel celui-ci est astreint a été rencontré (Ferguson au para 32; Kioko au para 49). En d’autres termes, lorsque de tels éléments de preuve existent ou lorsqu’il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur se les soit procurés, l’agent du ministre peut tenir compte de l’absence de tels éléments de preuve dans son évaluation du poids ou de la force probante des allégations de risque invoquées au soutien de la demande d’ÉRAR, à moins que le demandeur n’ait expliqué de façon satisfaisante, dans le cadre de sa demande, les raisons de cette absence.

[10]  Ici, les demandeurs, de surcroit représentés par avocat, n’ont fait ni l’un ni l’autre. La déclaration produite au soutien de la demande d’ÉRAR des demandeurs fait pourtant état d’un document officiel (« court document ») énonçant les accusations qui auraient été portées contre eux suite à la manifestation du mois d’août 2016 (Dossier certifié du tribunal, à la p 27). Or, on ne retrouve aucune trace de ce document au dossier et on n’a pu m’expliquer à l’audience pourquoi il en était ainsi.

[11]  Aussi, l’allégation, pourtant cruciale à la détermination de la nature prospective du risque allégué, voulant que les demandeurs demeurent des sujets d’intérêt pour les autorités du Zimbabwe ne repose que sur la déclaration qu’ils ont produite au soutien de leur demande. À cet égard, j’estime qu’il n’était pas déraisonnable, de la part de l’Agent, de s’attendre à ce que cette allégation soit corroborée, d’une manière ou d’une autre. Cela aurait pu se faire, par exemple, par le biais des gens de l’entourage des demandeurs résidant toujours au Zimbabwe. Cette corroboration devenait d’autant plus souhaitable, sinon cruciale, dans la mesure où, selon l’Agent, les demandeurs n’avaient pu établir, sur la base de la preuve documentaire objective sur l’état de la situation au Zimbabwe, avoir le profil des personnes recherchées par les autorités du Zimbabwe. Je note à cet égard que les demandeurs n’ont pas produit, au soutien de leur demande, les extraits de cette preuve qui appuieraient leurs allégations. Ils se sont plutôt contentés de référer, sans plus, à des rapports datant de 2008, 2014 et 2015 et à un rapport portant, notamment, sur la manifestation d’août 2016.

[12]  Ce que les demandeurs proposent à la Cour d’avaliser, ultimement, c’est l’idée qu’un demandeur d’ÉRAR puisse établir ses allégations de risques prospectifs par le biais d’une simple déclaration et sans qu’il ne lui soit nécessaire d’étayer les raisons qui expliquent l’absence de preuve corroborative, la seule façon pour l’agent du ministre de vérifier le poids de cette déclaration étant de convoquer une audience. Or, cela me semble contraire au texte et à l’esprit des dispositions de la Loi et du Règlement portant sur l’ÉRAR en ce que cette prétention tend à minimiser le fardeau de preuve qui s’impose aux demandeurs d’ÉRAR et à leur reconnaître, à toutes fins utiles, un droit au recours systématique à une audience alors que la tenue d’une audience en la matière est, en soi, exceptionnelle (Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 89 au para 38; Adetunji au para 25).

[13]  Je note que la règle 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 [les Règles], exige du demandeur d’asile qu’il soumette, à l’appui de sa demande, des « documents acceptables » permettant « d’établir son identité et les autres éléments de sa demande d’asile » et, s’il ne peut le faire, qu’il en « donne la raison et indique quelles mesures il a prises pour se procurer de tels documents » [Je souligne].

[14]  Tout comme le demandeur d’asile, le demandeur d’ÉRAR réclame la protection du Canada sur la base des mêmes fondements, ceux des articles 96 et 97 de la Loi. Si le demandeur d’asile se voit astreint au fardeau étayé à cette disposition des Règles, je ne vois pas en quoi il serait déraisonnable d’exiger la même chose du demandeur d’ÉRAR lorsqu’il en va des éléments cruciaux de sa demande. C’est, je pense, ce que traduit la règle jurisprudentielle à laquelle j’ai référé plus tôt, voulant que le demandeur d’ÉRAR doive produire ses « meilleurs arguments », surtout que, contrairement au demandeur d’asile, sa demande sera, sauf exception, décidée sur dossier.

[15]  La demande d’ÉRAR doit donc, en principe, contenir tous les éléments susceptibles de lui donner du poids et à permettre ainsi au demandeur de rencontrer son fardeau de preuve, ce qui comprend, lorsque le demandeur n’a à offrir que sa déclaration, une explication des mesures qu’il a prises, en vain, pour se procurer les documents qui lui auraient permis d’étayer davantage sa demande. Du moins, comme je l’ai déjà indiqué, l’agent du ministre peut légitimement s’attendre à retrouver ce genre d’explications dans ce genre de situation. À défaut, il peut en tirer, à mon sens, des conclusions négatives quant à la force probante de la preuve soumise par le demandeur pour établir l’existence du risque prospectif allégué, chaque cas devant être évalué à son mérite. En somme, la seule déclaration peut ne pas suffire à établir, par prépondérance des probabilités, l’existence d’un risque justifiant la protection du Canada.

[16]  Bien que la différence entre les deux concepts puisse paraître ténue, il s’agit ici non pas d’un cas de crédibilité, mais bien d’un cas d’insuffisance de preuve affectant la force probante de la revendication des demandeurs. Du moins, il n’était pas déraisonnable de la part de l’Agent de le voir ainsi. Encore une fois, le risque ouvrant droit à la protection du Canada, dans le contexte d’une demande d’ÉRAR, exige que l’on se projette dans le futur. Il ne peut reposer que sur des considérations subjectives. En d’autres termes, il ne suffit pas de se dire à risque; il faut le prouver ou expliquer pourquoi des éléments de preuve permettant d’étayer cette conviction n’accompagnaient pas la demande et pourquoi il est nécessaire, dans ce contexte, de s’en remettre à la seule déclaration du demandeur.  

[17]  Les demandeurs n’ont rien fait de cela, ce qui pouvait raisonnablement mettre en doute la suffisance de la preuve requise pour rencontrer leur fardeau de preuve. Il ne s’agit donc pas ici d’un cas où l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que l’Agent tienne une audience, ou à tout le moins le considère, puisque nous ne sommes pas, à proprement parler, dans une situation pouvant donner ouverture à la tenue d’une audience selon les critères prévus à l’article 167 du Règlement, lesquels, du reste, n’ont fait l’objet d’aucune discussion dans le mémoire produit par les demandeurs devant la Cour.

[18]  Je rejetterai donc la présente demande de contrôle judiciaire. Les demandeurs me demandent par contre de certifier les deux questions suivantes en vue d’un appel :

  1. Le seul fait que la déclaration des demandeurs d’ÉRAR ne soit pas corroborée a-t-elle pour effet de rendre celle-ci insuffisante en preuve, ou s’il en découle plutôt une question de crédibilité?
  2. Dans un cas où un décideur s’apprête à rejeter une demande en raison d’un doute sur la crédibilité des demandeurs qui pourrait être éclairci, devrait-il, en vertu des principes de justice fondamentale prévus à la Constitution, leur donner l’opportunité d’être entendus afin de clarifier leur version?

[19]  Le Ministre s’oppose à cette demande.

[20]  Il y a ouverture à certification lorsque la question proposée est grave et de portée générale et qu’elle transcende les intérêts des parties au litige tout en permettant de régler l’appel (Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2004 CAF 89 au para 11; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Liyanagamage (1994), 176 NR 4 au para 4, [1994] ACF no 1637 (QL) (CAF)).

[21]  Au-delà du fait que les demandeurs n’expliquent pas en quoi les deux questions proposées rencontrent ce test, je ne suis pas convaincu que ces questions sont graves et de portée générale ou encore qu’elles transcendent les intérêts des parties au présent litige.

[22]  D’une part, la question de savoir si l’absence de corroboration signale une insuffisance de preuve ou une préoccupation liée à la crédibilité du demandeur est largement tributaire des circonstances particulières de chaque cas. De plus, comme je l’ai indiqué dans le corps de ma décision, l’absence de corroboration peut s’expliquer et n’engager, donc, ni l’une, ni l’autre de ces deux préoccupations.

[23]  D’autre part, la seconde question revient ultimement à demander à la Cour d’appel de déterminer si, en l’espèce, l’Agent aurait dû exercer sa discrétion de manière à convoquer les demandeurs en audience, comme la Loi le lui permet. Cette question n’est ni grave et de portée générale, ni ne transcende les intérêts des demandeurs. Je signale que dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, la Cour suprême du Canada a statué qu’en matière de demandes d’ÉRAR, la procédure prévue à l’article 113 de la Loi, laquelle confère aux agents du Ministre la discrétion de tenir ou non une audience, était conforme aux principes de justice fondamentale énoncés à la Charte canadienne des droits et libertés (Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11).

 


JUGEMENT dans IMM-796-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-796-18

 

INTITULÉ :

BATANAI NHENGU, SHUMIRAI JUBILEE NHENGU, SHEKINAH MUNYASHA NHENGU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 septembre 2018

 

JUGEMENT et motifs:

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 septembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Simon Gosselin

 

Pour les demandeurs

 

Me Édith Savard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Simon Gosselin

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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