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Date : 20180911


Dossier : IMM-5298-17

Référence : 2018 CF 904

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

BARWAQO KHALIF NUR

AHMED AHMED ABINASER

AYAN AHMED ABINASER

LAYLA AHMED ABDINASER

MAHAMED AHMED ABDINASER

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le 4 avril 2014 (la « date déterminante »), Barwaqo Khalif Nur (la demanderesse principale) et ses enfants Ahmed, Ayan, Layla et Mahamed (les demandeurs mineurs) ont présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente à titre de membres de la famille pour les demandes protégées, en application du paragraphe 176(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement).

[2]  Pour être admissibles au titre de membres de la famille, les demandeurs mineurs doivent satisfaire à la définition d’« enfant à charge », aux termes de l’article 2 du Règlement. La définition comprend les enfants âgés de moins de vingt-deux ans et qui n’ont pas d’époux ou de conjoint de fait. Un agent des visas du Haut-commissariat du Canada a retiré les demandeurs mineurs de la demande de résidence permanente après avoir établi qu’ils avaient fait de fausses déclarations relativement à leur âge. La demanderesse principale et les demandeurs mineurs s’adressent maintenant à notre Cour pour demander l’annulation de la décision, et son renvoi devant un autre agent pour réexamen.

[3]  J’ai examiné la décision et conclu qu’elle est fondée sur des considérations non pertinentes et n’explique pas pour quelle raison les demandeurs mineurs ne satisfont pas au Règlement. Par conséquent, la décision est déraisonnable et sera annulée.

II.  Faits

[4]  La demanderesse principale et les demandeurs mineurs (collectivement, les demandeurs) ont été parrainés pour entrer au Canada par Abdinaser Mohamed (le parrain), qui est le père et l’époux, respectivement. Il est arrivé au Canada à titre de personne protégée, et est devenu résident permanent le 6 octobre 2015.

[5]  Les demandeurs sont des citoyens de la République somalie et viennent de la ville portuaire de Kismayo. Ils résident actuellement à Nairobi, Kenya. Après avoir présenté leur demande pour devenir résidents permanents, une lettre datée du 6 novembre 2015 a été envoyée aux demandeurs les informant qu’ils devaient se présenter à une entrevue au Haut-commissariat canadien à Nairobi, Kenya (le Haut-commissariat) afin de confirmer leur relation avec le parrain.

[6]  Ils se sont présentés à l’entrevue le 1er décembre 2015. La demanderesse principale a été interrogée à propos de l’âge de ses enfants et a répondu de la façon suivante : Ahmed, 15 ans; Ayan, 13 ans; Layla, 12 ans; Mahamed, 11 ans. Selon l’agente chargée de l’entrevue, Angela Nyathama (l’agente ou l’agente Nyathama), les enfants étaient plus âgés que les âges déclarés, mais il n’était pas nécessaire d’effectuer un test de détermination de l’âge osseux, car elle était convaincue que tous les demandeurs mineurs étaient âgés de moins de 22 ans. Cependant, l’agente soupçonnait qu’ils n’étaient pas les enfants biologiques de la demanderesse principale et du parrain.

[7]  Par le biais d’une lettre datée du 9 décembre 2015, le parrain a été informé que les enfants devraient se soumettre à un test d’ADN pour confirmer leur paternité. Les résultats des tests d’ADN révèlent qu’il est « virtuellement prouvé » que la demanderesse principale et le parrain sont la mère et le père biologiques des demandeurs mineurs. Les demandeurs ont ensuite dû se soumettre à des examens médicaux.

[8]  Le 10 juin 2016, la Dre Damaris Miriti (la Dre Miriti), une médecin agréée travaillant pour l’Organisation internationale pour les migrations, a écrit au Dr Patrick Theriault (le Dr Theriault), attaché médical à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada à Londres, Royaume-Uni. Elle a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Les demandeurs, dont les formulaires sont joints ci-dessus, semblent beaucoup plus âgés que l’indiquent les dates de naissance (DN). Ce sont des adultes même si les dates de naissance établissent que les enfants ont moins de 15 ans.

Les lignes directrices canadiennes énoncent clairement que nous devrions faire part de notre préoccupation quant aux pièces d’identité dans eMédical, et procéder ensuite à un examen médical indépendant, conformément à la procédure.

Cette demande a pour but de déterminer si vous souhaitez que nous procédions à un examen médical indépendant pour l’adulte, c.-à-d. comprenant des tests de dépistage du VIH et de la syphilis, de même qu’à un examen médical indépendant des enfants fondé sur leur âge, selon la date de naissance inscrite sur ces formulaires,  c.-à-d. une radiographie des poumons et un examen médical seulement. La demanderesse qui a 12 ans, selon la date de naissance à son dossier, est, en réalité, enceinte.

[Non souligné dans l’original]

[9]  Le Dr Theriault a demandé à la Dre Miriti de procéder à un examen d’adulte, et a transmis l’information aux responsables du bureau des visas à Nairobi en vue d’une enquête plus approfondie pour « usurpation d’identité possible ».

[10]  L’agente a demandé la tenue de tests de détermination de l’âge osseux après avoir fait remarquer ce qui suit : l’âge des demandeurs mineurs soulevait toujours un doute; il n’y avait pas de documents à l’appui; on a constaté que les demandeurs mineurs n’étaient pas disposés à collaborer au cours de l’entrevue; une enfant était théoriquement enceinte.

[11]  Les demandeurs mineurs ont subi les tests de détermination de l’âge osseux. Selon les conclusions du 4 octobre 2016 de la Dre Miriti, Ahmed devait être âgé d’environ 19 à 25 ans, Ayan, de 25 ans, Layla, d’environ 18 à 25 ans, et Mahamed, d’environ 18 à 25 ans.

[12]  Le 31 octobre 2016, l’agente a écrit au bureau médical régional de Londres pour l’informer que les demandeurs mineurs étaient plus âgés qu’ils ne l’avaient déclaré, mais semblaient tout de même être des personnes à charge admissibles à la date déterminante. Le même jour, l’agente a demandé à ce que les demandeurs mineurs remplissent les formulaires généraux d’immigration (en vue de déterminer s’ils sont des adultes).

[13]  L’agente a envoyé une lettre relative à l’équité procédurale (datée du 25 juillet 2017) à la demanderesse principale lui expliquant que ses enfants peuvent ne pas être admissibles à titre d’« enfants à charge ». Elle énonce que l’entrevue devant le Haut-commissariat du Canada était non concluante, que les examens médicaux révélaient que Layla (qui était âgée de 12 ans) était enceinte, et que les tests de détermination de l’âge osseux laissent croire que ses enfants n’avaient pas l’âge déclaré. La demanderesse principale a donc été appelée à fournir des renseignements additionnels. Le parrain a répondu par courriel le 29 juillet 2017, déclarant que ses enfants ne pouvaient pas être âgés de plus de 21 ans, puisqu’il n’a pas entretenu de relations avec la demanderesse principale avant 1995.

[14]  Par le biais d’une lettre datée du 27 novembre 2017, l’agente a informé la demanderesse principale qu’elle n’était pas convaincue que les demandeurs mineurs n’avaient pas fait de fausses déclarations relativement à leur âge, et qu’elle ne croyait pas qu’ils étaient des enfants à charge aux termes du Règlement. L’agente a également mentionné que les demandeurs mineurs avaient être retirés de la demande de résidence permanente de la demanderesse principale.

III.  Questions en litige

[15]  Je résume les questions en litige comme suit :

  La décision de l’agente est-elle déraisonnable puisqu’elle repose sur des facteurs non pertinents?

IV.  Norme de contrôle

[16]  La question consistant à déterminer si les demandeurs mineurs satisfont à la définition d’« enfant à charge » précisée à l’alinéa 2b)(i) du Règlement est examinée selon la norme de la décision raisonnable (Dono c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 400, au paragraphe 1 [Dono]).

V.  Analyse

A.  La décision de l’agente est-elle déraisonnable puisqu’elle repose sur des facteurs non pertinents?

[17]  Les demandeurs soutiennent que l’agente des visas a émis un refus en se fondant sur un facteur non pertinent. Plus particulièrement, selon les demandeurs, le refus de l’agente Nyathama est soi-disant fondé uniquement sur la définition d’« enfant à charge », alors qu’elle est en fait fondée sur une conclusion de fausses déclarations. Les demandeurs allèguent que le bureau de Londres a de fait exercé des pressions sur le bureau des visas de Nairobi pour qu’il refuse la demande.

[18]  Le défendeur soutient que le bureau a pris sa décision parce qu’il n’était pas convaincu que les enfants satisfaisaient à la définition d’« enfant à charge ». Le défendeur affirme que les déclarations temporaires de l’agente concernant l’âge des demandeurs mineurs ne constituent pas une détermination finale sur la question et que, au contraire, un examen contextuel des motifs contextuels montre que l’agente a été préoccupée concernant l’âge des demandeurs mineurs pendant tout le processus. De plus, le défendeur prétend que l’agente a tiré une série de conclusions distinctes qui ont mené à sa conclusion, y compris le fait qu’il n’existait aucun document qui aurait permis d’établir l’âge des demandeurs mineurs, la notion selon laquelle ces derniers n’étaient pas disposés à collaborer au cours de l’entrevue devant la Haute-commission, le soupçon que les demandeurs mineurs étaient plus âgés au cours de l’examen médical, la grossesse de la présumée enfant de 12 ans (Layla) et, enfin, les résultats des tests de détermination de l’âge osseux. Ainsi, selon le défendeur, la seule information objective dont disposait l’agente concernant l’âge des demandeurs mineurs était qu’ils étaient des adultes beaucoup plus âgés qu’ils l’avaient déclaré. Enfin, le défendeur rejette la proposition selon laquelle l’agente avait subi des pressions du bureau médical de Londres pour arriver à une conclusion précise, mais affirme que les échanges montrent une interaction normale entre les collègues dans le traitement habituel d’un dossier.

[19]  Je suis d’accord avec les demandeurs. Bien qu’il soit vrai que l’agente n’a pas conclu que les demandeurs mineurs étaient inadmissibles en raison de leurs fausses déclarations (le terme n’est pas utilisé dans la décision, et aucune référence n’est faite aux dispositions sur l’inadmissibilité de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]), les motifs indiquent que la motivation qui sous-tend la décision de l’agente consistait en une combinaison des allégations de fausses déclarations concernant l’âge des enfants et d’une affirmation qu’elle n’était pas convaincue qu’ils sont des « enfants à charge ».

[20]  Cette approche était déficiente pour deux raisons. D’abord, les fausses déclarations quant à l’âge des enfants sont dépourvues de pertinence pour déterminer si une personne est un « enfant à charge » aux termes de la LIPR. L’agente a reconnu ce fait après l’entrevue devant la Haute-commission, en concluant que les demandeurs mineurs avaient fait de fausses déclarations concernant leur âge, mais qu’ils étaient néanmoins âgés de moins de 22 ans, et, encore une fois, après les tests de détermination de l’âge osseux, en faisant valoir que les enfants semblaient être des enfants à charge admissibles à la date déterminante.

[21]  Toutefois, les motifs montrent que l’agente a pris les allégations de fausses déclarations en compte, affirmant qu’elle n’était [traduction] « pas convaincue que l’âge d’Ahmed, d’Ayan, de Layla et de Mahamed n’avait pas été déguisé et qu’ils satisfont à la définition d’enfants à charge » [Non mis entre guillemets dans l’original]. Ainsi, elle a commis une erreur en fondant sa décision sur un facteur non pertinent (des allégations de fausses déclarations), et cette décision est déraisonnable.

[22]  La seconde déficience découle de l’absence d’explication et d’analyse quant à la façon dont les demandeurs mineurs ne satisfont pas à la définition d’« enfant à charge ». Cette approche est contraire à la preuve qui ressort des notes entrées dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC) qui soulignent que, même si les demandeurs mineurs sont plus âgés (comme le révèlent les résultats des tests), tous les enfants étaient encore dans un groupe âge qui satisfaisait au Règlement à la date déterminante. Un agent des visas n’a aucun pouvoir – lorsque la définition d’« enfant à charge », telle qu’elle est utilisée dans le Règlement, est satisfaite, un demandeur est automatiquement un enfant à charge (Dono, au paragraphe 6). La Cour ignore sur quel fondement l’agente a conclu qu’aucun enfant à charge n’était âgé de moins de 22 ans à la date déterminante.

[23]  Par exemple, les motifs montrent que, même si les autres tests médicaux individuels ont fait l’objet de rapports, ils n’ont pas été analysés, et mon propre examen révèle des préoccupations importantes. La Dre Miriti a conclu qu’Ayan était « âgée d’environ ou de plus de » 25 ans en octobre 2016, mais un rapport indique que ses premières règles sont apparues en 2013. Ce rapport est très douteux, car il suppose qu’elle a eu ses premières règles à l’âge de 22 ans, ce qui est très peu probable. Sans compter que les « conclusions » de la Dre Miriti sont tirées intégralement des résultats des tests de détermination de l’âge osseux, sans considération apparente des autres tests effectués et de la façon dont ces résultats influeraient sur une estimation de l’âge des demandeurs mineurs. Par exemple, la preuve dont dispose l’agente comprenait le test de « phosphatase alcaline sérique » auquel s’est soumise Ayan, qui indique qu’elle est âgée entre 17 et 23 ans.

VI.  Conclusion

[24]  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la décision est annulée. Je suis perturbée par les soupçons et le scepticisme avec lesquels les demandeurs ont été traités en l’espèce. La première question de l’agente consiste à déterminer si les enfants sont les enfants biologiques de la demanderesse principale et du parrain, en se fondant sur la notion que la demanderesse principale était [traduction] « vague à propos de son mariage » et qu’elle était « vague quant à savoir si [le parrain] avait d’autres enfants ou d’autres épouse [sic] » – comme si le mariage ou la possibilité d’avoir d’autres épouses étaient des facteurs déterminants de la paternité. Et sans aucun égard pour les facteurs, comme les normes culturelles, la peur de l’autorité ou le respect, l’agente Nyathama a écrit avec condescendance dans ses notes que Mahamed [traduction] « n’oserait pas me regarder dans les yeux ». Une personne qui évalue ou aborde sa tâche avec objectivité n’utilise pas le mot « oser » dans son langage. C’est un langage hostile. Ensuite, après avoir reçu les résultats positifs d’ADN, le Dr Theriault a laissé entendre que les agents des visas enquêtaient sur les demandeurs pour des raisons d’« usurpation d’identité » – très important, cela montre qu’il n’est pas préoccupé par de fausses déclarations relatives à l’âge, mais plutôt par le fait que les demandeurs mineurs ne sont pas qui ils allèguent être. Enfin, l’agente Nyathama n’a pas centré son analyse sur la question visant à déterminer si les enfants étaient âgés de moins de 22 ans à la date déterminante. Elle utilise plutôt les allégations de fausses déclarations pour éclairer sa décision de les retirer de la demande de résidence permanente. Il s’agit d’une erreur sujette à révision qui doit être corrigée dans le cadre d’un nouvel examen.

VII.  Question à certifier

[25]  La Cour a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions nécessitant une certification. Elles ont toutes deux affirmé qu’il n’y avait aucune question à certifier, et je suis d’accord.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5298-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La Cour infirme la décision à l’examen, et l’affaire est renvoyée aux fins d’un nouvel examen par un autre décideur.

  2. Compte tenu de la période de séparation prolongée de cette famille, le nouvel examen devrait avoir lieu dans les soixante (60) jours suivant la date de la présente décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5298-17

INTITULÉ :

BARWAQO KHALIF NUR, AHMED AHMED ABINASER, AYAN AHMED ABINASER, LAYLA AHMED ABDINASER, MAHAMED AHMED ABDINASER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

DATES DE L’AUDIENCE :

Le 25 juillet 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

LE 11 SEPTEMBRE 2018

COMPARUTIONS :

David Matas

Pour les demandeurs

Brendan Friesen

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

Pour le défendeur

 

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