Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180910


Dossier : T-2212-16

Référence : 2018 CF 900

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Ottawa (Ontario), le 10 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

JESSICA RIDDLE, WENDY LEE WHITE et CATRIONA CHARLIE

demanderesses

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La présente décision porte sur l’état des honoraires approuvés par le juge Shore tels qu’ils ont été décrits dans son ordonnance du 11 mai 2018 ainsi que dans son ordonnance et ses motifs du 21 juin 2018, approuvant le règlement de cette affaire (le règlement), y compris l’approbation des honoraires des avocats de cette action portée devant la Cour fédérale (les honoraires des avocats du recours collectif devant la Cour fédérale).

[2]  La question principale est de savoir si, à la lumière de la décision rendue le 20 juin 2018 par le juge Belobaba de la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans Brown v Canada (Attorney General), 2018 ONSC 3429 [Brown], dans laquelle les honoraires d’avocat n’ont pas été approuvés, la décision de la Cour fédérale à l’égard des honoraires peut et devrait être examinée.

[3]  Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que, selon les principes de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, notre Cour n’a pas compétence pour examiner la décision rendue par le juge Shore, et encore moins pour l’infirmer.

II.  Contexte

[4]  Il est utile de présenter cette question en contexte et de clarifier certains éléments qui l’entourent. Il est nécessaire de clarifier l’ordonnance que notre Cour a rendue le 2 août 2018.

[5]  Il était indiqué dans l’entente de règlement que la Cour fédérale et la Cour supérieure étaient toutes deux tenues d’approuver le règlement, lequel incluait les honoraires d’avocat devant être payés. Le défaut d’approuver le règlement s’est soldé par l’annulation de celui-ci.

[6]  Le Canada avait prévu qu’il aurait 75 millions de dollars à débourser en honoraires d’avocat, et ce, sans aucune retenue sur la somme à verser aux demanderesses.

[7]  Aucune raison n’a été fournie pour expliquer pourquoi le Canada était disposé à payer cette somme. La Cour constate toutefois que les honoraires s’élèvent approximativement à 5 000 $ pour chaque tranche de 50 000 $ versés dans le cadre du règlement. Dans le cas d’un recours individuel, de tels honoraires cadreraient avec des revendications commerciales pour des réclamations d’environ 50 000 $. Toutefois, il n’est pas clair pourquoi le Canada a procédé de cette façon.

[8]  Pour ce qui est des avocats de l’affaire Brown et du cas en l’espèce, et conformément à leur entente, les honoraires d’avocat ont été répartis de façon égale entre les avocats de la Cour supérieure de l’Ontario et les avocats du recours collectif devant la Cour fédérale et, aux termes du processus de la Cour fédérale relatif aux honoraires, cette moitié a ensuite été répartie également entre les trois cabinets chargés de l’action portée devant la Cour fédérale.

[9]  Conformément à l’entente de règlement, les deux Cours ont dû approuver le montant total des honoraires ainsi que les honoraires relatifs à leurs instances respectives. Le juge Shore a approuvé le montant total des honoraires d’avocat ainsi que la répartition de ceux-ci. Le juge Belobaba a refusé d’approuver les honoraires d’avocat et, dans le cadre de cette décision, a commenté la décision d’approuver les honoraires rendue par le juge Shore.

[10]  À la suite de la décision du juge Belobaba qui approuvait les autres modalités et conditions du règlement (le règlement principal), mais rejetait la portion liée aux honoraires d’avocat, il y avait une certaine incertitude quant à l’état du règlement, notamment en ce qui concerne la disposition relative aux honoraires d’avocat.

[11]  Les avocats du recours collectif devant la Cour fédérale et les avocats du Canada ont demandé la tenue d’une conférence de gestion de l’instance, laquelle a eu lieu à Fredericton le 19 juillet 2018. Lors de cette conférence, les avocats ont discuté de l’apport d’une modification à l’article 11.01 de l’entente de règlement en vue de [traduction] « dissocier » le processus d’approbation des honoraires de sorte que chaque Cour approuverait uniquement les honoraires d’avocat liés à sa propre action.

[12]  Notre Cour a indiqué qu’il serait raisonnable de procéder à une telle dissociation. La Cour a compris que les avocats du recours collectif devant la Cour Fédérale entendaient déposer des observations quant à l’état de l’ordonnance d’approbation des honoraires de la Cour fédérale.

[13]  À la suite de la conférence de gestion de l’instance, les avocats ont soumis à la Cour des exemplaires de la modification apportée à l’article 11.01 dans le but de dissocier le processus d’approbation des honoraires ainsi qu’un projet d’ordonnance qui était pratiquement identique à l’ordonnance du juge Shore du 11 mai 2018 et qui comportait la disposition modifiée relative à la dissociation des honoraires.

[14]  Comme il a été clairement indiqué dans le préambule de l’ordonnance de notre Cour datée du 2 août 2018, le but de l’ordonnance était d’appliquer la dissociation. Le but n’était pas – et jamais il n’a été prévu qu’il soit – l’examen ou l’approbation du règlement ou des dispositions relatives aux honoraires d’avocat. Le format, pratiquement identique à celui de l’ordonnance du juge Shore, avait pour but de s’assurer que, en dépit des modifications apportées, il n’y aurait qu’une seule ordonnance clé qui engloberait les modalités et conditions en vigueur à l’époque. Comme il s’agit d’un cas qui implique plusieurs demandeurs partout au pays et qui traite de dispositions complexes, la Cour est d’avis qu’il est préférable d’avoir une seule ordonnance clé plutôt qu’une ordonnance initiale accompagnée de multiples modifications.

Avec le recul, il aurait peut-être été préférable d’intituler l’ordonnance du 2 août [traduction] « 1re ordonnance modifiée relative à l’ordonnance du juge Shore du 11 mai 2018 ».

[15]  Les avocats du recours collectif devant la Cour fédérale ont avancé un argument erroné en alléguant que notre Cour avait approuvé les honoraires d’avocat dans l’ordonnance du 2 août 2018, et ils n’auraient pas dû invoquer cet argument dans leurs observations relatives à la compétence. La question de compétence et de l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée repose sur l’ordonnance d’approbation des honoraires.

[16]  Ayant prévu de telles observations à l’égard des dépens, le 3 août 2018, la Cour a émis une directive indiquant que, en attendant la résolution de la question des honoraires, il n’y avait pas lieu d’empêcher la mise en œuvre du règlement principal. La Cour avait indiqué précédemment qu’elle approuverait la nomination d’un contrôleur aux termes de l’entente de règlement dans le cadre du processus de mise en œuvre.

[17]  N’ayant reçu que des exemplaires supplémentaires du dossier relatif aux honoraires d’avocat dont le juge Shore avait été saisi et qui avait déjà été présenté à notre Cour, le 8 août 2018, notre Cour a demandé que, dans les futures observations quant aux honoraires, les parties traitent de la compétence de notre Cour pour ce qui est d’étudier la question des honoraires et, plus précisément, invoquent les principes de la chose jugée et de la préclusion.

[18]  Ayant reçu la lettre des avocats du recours collectif de la Cour fédérale datée du 15 août 2018 dans laquelle on faisait valoir que la Cour n’avait pas compétence, la Cour, lors d’une conférence de gestion de l’instance, a indiqué aux avocats qu’ils pouvaient soit s’appuyer sur cette courte lettre, soit présenter des observations additionnelles et plus étoffées, comme la Cour l’avait escompté. Les avocats ont saisi l’occasion pour prêter concours à la justice en soumettant des observations plus élaborées.

[19]  La présente ordonnance et les présents les motifs ont trait à ces observations.

III.  Analyse

[20]  L’affaire dont la Cour est saisie se rapporte à l’ordonnance du juge Shore du 11 mai 2018, de même qu’à son ordonnance et à ses motifs du 21 juin 2018, tels qu’ils ont été modifiés par mon ordonnance du 2 août 2018.

[21]  Il ne convient pas que notre Cour se prononce sur le bien-fondé de la décision Brown. Premièrement, la question des honoraires d’avocat est encore en litige devant la Cour supérieure de l’Ontario. Deuxièmement, les deux Cours ne sont pas appelées à se superviser ou à s’examiner l’une l’autre – leurs jugements respectifs sont valides en soi.

[22]  En outre, la décision Brown ne présente pas de circonstances qui, aux termes des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, justifieraient la réouverture d’un jugement ou d’une ordonnance. Les décisions rendues par d’autres tribunaux ne correspondent pas à ce type de circonstances. La décision Brown se rapportait à un [traduction] « groupe » différent, considérablement plus petit que celui de la décision Riddle; elle impliquait plusieurs parties et avocats, mais pas des avocats d’un recours collectif devant la Cour fédérale; et elle a été tranchée en fonction d’un dossier différent de celui dont le juge Shore avait été saisi.

Il n’est pas étonnant que différents dossiers judiciaires se soldent par différentes décisions judiciaires. Les deux décisions sont valides et subsistantes.

[23]  L’ordonnance du 11 mai 2018, telle qu’elle a été modifiée par l’ordonnance du 2 août 2018, est une ordonnance définitive pour laquelle aucun appel n’a été interjeté et pour laquelle aucune procédure judiciaire n’a été lancée dans le but de rouvrir le dossier. Les délais d’appel sont expirés, et les parties sont en voie d’appliquer et de mettre en œuvre le régime prévu par le règlement en faveur des demanderesses. Personne n’a considéré que l’entente de règlement avait été résiliée après la décision Brown. D’ailleurs, les parties ont tout fait pour que le règlement demeure en place, reconnaissant que seuls les honoraires d’avocat dans la décision Brown étaient toujours provisoires. Il n’est pas dans l’intérêt supérieur des demanderesses ni de l’administration de la justice d’ajouter encore plus d’incertitude en examinant encore une fois la question des honoraires d’avocat.

[24]  Bien qu’ils ne soient pas légalement tenus de le faire, les avocats peuvent réexaminer la question de savoir si leurs honoraires devraient être réduits et si la différence devrait être ajoutée au montant du règlement principal; cela dit, ils ont droit aux honoraires que le juge Shore a établis dans son ordonnance.

[25]  Le principe qui sous-tend la règle du caractère définitif des ordonnances et le principe functus officio sont décrits dans l’arrêt R. c Litchfield, [1993] 4 RCS 333, à la page 349 :

[...] La règle [...] vise à maintenir la primauté du droit et à préserver la considération dont jouit l’administration de la justice. [...] De plus, [traduction] « l’administration ordonnée et pratique de la justice » exige que les ordonnances judiciaires soient considérées comme définitives et ayant force exécutoire à moins d’être annulées en appel. […]

[26]  À mon avis, notre Cour est aussi contrainte par le principe de préclusion découlant d’une question déjà tranchée à l’égard des honoraires des avocats du recours collectifs devant la Cour fédérale qu’à l’égard du règlement principal.

[27]  La Cour suprême, dans l’arrêt Angle c Ministre du Revenu National, [1975] 2 RSC 248, à la page 254, a décrit comme suit les conditions de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée :

  • que la même décision a été décidée;

  • que la décision judiciaire invoquée comme créant la [préclusion] soit finale;

  • que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droit [...]

[28]  Dans le cas en l’espèce, toutes ces conditions ont été établies :

  • l’ordonnance du juge Shore a approuvé les honoraires des avocats du recours collectif devant la Cour fédérale le 11 mai 2018;

  • une décision a effectivement été rendue dans cette ordonnance à l’égard de la question des honoraires d’avocat pour ce qui est de l’action portée devant la Cour fédérale;

  • aucun appel n’a été interjeté à l’égard de l’ordonnance, le délai accordé pour le dépôt des appels est expiré et l’ordonnance est définitive;

  • les parties devant notre Cour sont les mêmes que celles de l’ordonnance du 11 mai 2018.

[29]  Un certain nombre de principes ont été adoptés en droit en vue d’empêcher que des questions déjà tranchées soient remises en cause. Les raisons pour lesquelles ces principes ont été adoptés sont décrites dans l’arrêt Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 RCS 125, au paragraphe 28 :

La tenue d’une nouvelle instance à l’égard d’une question déjà tranchée gaspille les ressources, fait en sorte qu’il soit risqué pour les parties d’agir sur la foi du jugement obtenu à l’issue de l’instance antérieure, expose inéquitablement les parties à des frais additionnels, soulève le risque d’incohérence décisionnelle et, lorsque le premier décideur exerce une fonction qui relève du droit administratif [...]

[30]  Presque toutes les raisons d’empêcher que des questions déjà tranchées soient remises en cause existent en l’espèce.

[31]  La Cour fédérale est functus officio en ce qui concerne les honoraires d’avocat du recours collectif devant la Cour fédérale. Bien qu’elle conserve sa compétence et qu’elle puisse superviser la mise en œuvre du règlement, cela ne signifie pas qu’elle a compétence pour réexaminer l’ordonnance antérieure.

[32]  Cela est d’autant plus vrai lorsque l’attention du juge chargé de rendre une décision était manifestement et directement axée sur la question des honoraires et le caractère raisonnable de ces derniers.

[33]  Cette question a été examinée en profondeur dans la section B de l’ordonnance et les motifs du juge Shore du 21 juin 2018. Dans les neuf paragraphes de cette section traitant du cadre juridique sur les honoraires et de l’analyse, il a abordé les principes juridiques et les faits en cause. Sur ce fondement, il a conclu que les honoraires des avocats étaient justes et raisonnables. Par conséquent, il a directement statué sur la question des honoraires de la façon qu’il estimait appropriée. La question a été tranchée de manière définitive.

[34]  Le juge Shore jouissait d’un point de vue unique qui lui a permis d’évaluer les faits pertinents – un point de vue qui faisait défaut aux autres juges (dont moi-même) qui étaient engagés dans cette affaire. Il a activement pris part au processus de médiation et à l’établissement du règlement. Il a eu l’occasion d’apprécier le rôle joué par les avocats. Il était également conscient du rôle continu que jouaient les avocats du recours collectif devant la Cour fédérale dans la mise en œuvre du règlement, et du fait qu’il pourrait y avoir d’autres questions en litige pour lesquelles les autres avocats du recours collectif devant la Cour fédérale ne recevraient pas d’honoraires.

IV.  Conclusion

[35]  Quoi qu’il en soit, l’ordonnance du juge Shore est définitive. Par conséquent, notre Cour n’a pas compétence pour traiter de la question des honoraires des avocats du recours collectif devant la Cour fédérale.

[36]  Comme aucune requête officielle n’a été présentée devant la Cour, il n’y a aucune ordonnance à rendre autre que de confirmer que les ordonnances du 11 mai 2018, du 21 juin 2018 et du 2 août 2018 demeurent pleinement en vigueur, et que les honoraires devront être versés en fonction de celles-ci.

 


ORDONNANCE dans le dossier T-2212-16

POUR LES MOTIFS ÉNONCÉS, les ordonnances du 11 mai 2018, du 21 juin 2018 et du 2 août 2018 demeurent pleinement en vigueur et les honoraires des avocats du recours collectif devant la Cour fédérale devront être versés en fonction de celles-ci.

« Michael L. Phelan »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2212-16

 

INTITULÉ :

JESSICA RIDDLE, WENDY LEE WHITE ET CATRIONA CHARLIE c SA MAJESTÉ LA REINE

 

OBSERVATIONS ÉCRITES SUPPLÉMENTAIRES EXAMINÉES À OTTAWA (ONTARIO), SELON LES DIRECTIVES DU JUGE PHELAN

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

september 10, 2018

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

E.F. Anthony Merchant, c.r.

 

POUR LA DEMANDERESSE

JESSICA RIDDLE

 

Kirk Baert

Celeste Poltak

Garth Myers

 

POUR LA DEMANDERESSE

WENDY LEE WHITE

David Klein

Douglas Lennox

Angela Bespflug

 

POUR LA DEMANDERESSE

CATRIONA CHARLIE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Merchant Law Group LLP

Avocats

Regina (Saskatchewan)

 

Pour la demanderesse

JESSICA RIDDLE

 

Koskie Minsky LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

WENDY LEE WHITE

Klein Lawyers LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

CATRIONA CHARLIE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.