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Date : 20180829


Dossier : T-1880-17

Référence : 2018 CF 870

Montréal (Québec), le 29 août 2018

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

LOHIC ALAIN D'ALMEIDA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  M. Lohic Alain D’Almeida, le demandeur, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par un superviseur de la citoyenneté [le Superviseur] le 7 novembre 2017, refusant de lui permettre de retirer sa demande de citoyenneté canadienne et refusant ensuite ladite demande de citoyenneté.

[2]  Dans sa décision, le Superviseur rappelle d’abord l’interdiction prévue à l’alinéa 22(1)e.1) de Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 [la Loi] à l’effet que nul ne peut recevoir la citoyenneté si, directement ou indirectement, il fait une présentation erronée sur un fait essentiel quant à un objet pertinent ou omet de révéler un tel fait, entrainant ou risquant d’entrainer une erreur dans l’application de la Loi. Le Superviseur rappelle qu’une lettre d’équité procédurale a été transmise à M. D’Almeida le 25 août 2017, faisant état de la possibilité qu’il pourrait lui être interdit de recevoir la citoyenneté en vertu de l’alinéa 22(1)e.1) précité et que les renseignements qu’il a transmis en réponse à la lettre d’équité procédurale ont été reçus et examinés.

[3]  Le Superviseur confirme ensuite qu’il n’a pas agi en dehors de ses compétences en refusant de traiter la requête de M. D’Almeida pour retirer sa demande de citoyenneté puisqu’une enquête pour fausses représentations était en cours.

[4]  Enfin, le Superviseur conclut que M. D’Almeida a fait une présentation erronée sur un fait essentiel aux termes de l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi. Il refuse la demande de citoyenneté de ce dernier et confirme que pour les cinq prochaines années, toute autre demande que M. D’Almeida présentera sera refusée, ceci conformément à l’alinéa 22(1)e.2) de la Loi.

[5]  Pour les raisons exposées ci-dessous, la Cour rejettera la demande de contrôle judiciaire.

II.  Contexte

[6]  M. D’Almeida, citoyen français, est résident permanent du Canada depuis le 1er janvier 1995. Le 1er juin 2014, il présente une demande de citoyenneté canadienne, sa troisième depuis 2001. Il joint à sa demande le formulaire de « Calculatrice de la période de résidence », dans lequel il déclare 194 jours d’absence du Canada et 1266 jours de présence au Canada pendant la période de référence s’étalant du 1er juin 2010 au 1er juin 2014.

[7]  Le 28 juin 2014, répondant à une lettre de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC], M. D’Almeida transmet la photocopie de toutes les pages de son passeport français émis en mars 2013. Il indique alors être dans l’incapacité de fournir la copie d’un passeport couvrant toute la période de référence, s’étant fait voler ses passeports en mars 2013, alors qu’il se trouvait à Haïti.

[8]  En août 2014, à la demande de CIC, M. D’Almeida remplit un autre formulaire, soit le « Questionnaire sur la résidence », dans lequel il déclare plutôt 201 jours d’absence du Canada et 1259 jours de présence au cours de la période de référence précitée.

[9]  Parallèlement, le 27 juin 2017, un agent d’immigration au point d’entrée conclut que M. D’Almeida ne rencontre pas l’exigence de résidence statutaire et qu’il a perdu son statut de résident permanent du Canada. Une mesure de renvoi est émise contre M. D’Almeida, qui porte cette décision en appel à la Section d’appel de l’immigration [SAI] (dossier du demandeur, aux pages 35-36).

[10]  Le 5 juillet 2017, un agent de la citoyenneté [l’Agent] rencontre M. D’Almeida et le confronte avec des informations contredisant les déclarations contenues dans son dossier de demande de citoyenneté. L’Agent dévoile que (1) le fichier du Système intégré d’exécution des douanes [SIED] de l’Agence des services frontaliers du Canada révèle que seize entrées au Canada via les aéroports de Montréal et de Toronto ont eu lieu, alors que M. D’Almeida n’a déclaré aucune absence à ces dates; (2) le relevé bancaire de M. D’Almeida indique une transaction « duty free » exécutée à Montréal, alors qu’aucune absence n’a été déclarée; et (3) des étampes dans les passeports indiquent une entrée aux États-Unis, une entrée à Haïti et une sortie d’Haïti à des dates pour lesquelles aucune absence n’a été déclarée. Selon les notes de l’Agent, M. D’Almeida peine alors à justifier ses omissions (dossier certifié du tribunal, page 96).

[11]  Le 19 juillet 2017, l’Agent rédige un « Rapport de présentation erronée » et le transmet au Superviseur.

[12]  Le 25 août 2017, le Superviseur transmet à M. D’Almeida une lettre d’équité procédurale. Le Superviseur (1) y cite l’interdiction prévue à l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi; (2) indique qu’il a reçu le rapport préparé par l’Agent et confirme les éléments de preuve qui contredisent les renseignements que M. D’Almeida a fournis dans sa demande de citoyenneté; (3) informe M. D’Almeida qu’il pourrait se voir refuser la citoyenneté canadienne en raison de fausses représentations; (4) énonce sa compétence; et (5) donne à M. D’Almeida l’occasion de répondre à l’allégation de fausses représentations par écrit, dans un délai de 30 jours, ou en personne en sollicitant une audience.

[13]  Toujours le 25 août 2017, une autre lettre d’équité procédurale est transmise à M. D’Almeida, cette fois par l’Agent, et concerne plutôt l’impact de la mesure de renvoi émise à son endroit le 27 juin 2017.

[14]  Le 31 août 2017, M. D’Almeida répond à ces deux lettres d’équité. Il demande qu’on suspende le traitement de sa demande de citoyenneté jusqu’à ce qu’une décision soit prise par la SAI à l’égard de la mesure de renvoi. Subsidiairement, si cette demande de suspension n’est pas accordée, il demande qu’on lui accorde un délai additionnel pour répondre à la lettre d’équité du Superviseur et qu’on lui transmette le rapport de l’Agent et le fichier SIED.

[15]  Le 14 septembre 2017, l’Agent informe M. D’Almeida que le traitement de sa demande de citoyenneté est suspendue jusqu’à ce qu’une décision soit prise sur les allégations de fausses représentations, mais qu’il est impossible de suspendre la demande de citoyenneté jusqu’à ce que l’audience devant la SAI ait lieu, ceci aux termes de l’article 13.1 de la Loi, vu qu’une enquête est en cours.

[16]   Le 18 septembre 2017, le Superviseur accorde un délai additionnel à M. D’Almeida pour répondre à l’allégation de fausses représentations. Le Superviseur refuse par ailleurs de lui transmettre le rapport de l’Agent et le fichier SIED, et lui suggère de présenter une demande d’accès à l’information, ce que M. D’Almeida avait d’ailleurs déjà fait le 31 août 2017.

[17]  Le 23 octobre 2017, M. D’Almeida demande, par voie de lettre et sans remplir le formulaire à cet effet, le retrait de sa demande de citoyenneté. Il indique alors avoir examiné le fichier SIED et admet qu’il soit possible qu’il n’atteigne pas le nombre de jours requis pour obtenir la citoyenneté. Il précise qu’au moment du dépôt de sa demande de citoyenneté, il n’avait ni ce fichier SIED ni un de ses passeports, ce qui l’a empêché de déterminer avec exactitude ses absences du Canada.

[18]  Le 26 octobre 2017, le Superviseur informe M. D’Almeida que sa demande de retrait est suspendue jusqu’à ce que l’enquête sur l’allégation de fausses représentations soit terminée.

[19]  Le 1er novembre 2017, l’avocate de M. D’Almeida répond au Superviseur. Elle soutient que ce dernier agit ultra vires en refusant d’accepter la requête de M. D’Almeida de retirer sa demande de citoyenneté puisqu’une personne peut retirer sa demande à tout moment, rien ne l’interdisant dans la Loi. Elle réitère que son client n’a fait aucune fausse représentation.

[20]  Le 7 novembre 2017, le Superviseur rend la décision contestée en l’instance et détaillée plus haut.

III.  Position des parties

(1)  Position du demandeur

[21]   M. D’Almeida soutient que le Superviseur (1) n’avait pas compétence pour continuer de traiter sa demande de citoyenneté après qu’il en eut demandé le retrait par écrit; (2) a violé les principes d’équité procédurale en ne lui divulguant pas deux documents de son dossier, soit le fichier SIED et le rapport de l’Agent; et (3) a erré en concluant qu’il avait fait une présentation erronée sur un fait essentiel au sens de l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi.

[22]  En lien avec la question de compétence, l’avocate de M. D’Almeida a précisé, lors de l’audience, que le Superviseur a agi sans compétence en poursuivant le traitement de la demande de citoyenneté après la demande de retrait, et plaide quatre points : (a) le régime de la Loi lui-même n’interdit pas à une personne de retirer sa demande de citoyenneté, ni ne permet au Superviseur d’en poursuivre le traitement lorsqu’une demande de retrait a été présentée; (b) la politique de CIC alors en vigueur prévoyait la possibilité pour une personne de retirer sa demande de citoyenneté, à sa seule discrétion et ne prévoyait pas d’exception; (c) la seule décision de la Cour portant précisément sur cette question confirme, en obiter, la possibilité pour une personne de retirer sa demande de citoyenneté en tout temps (Zalouk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 233 au para 12 [Zalouk]); et (d) la Loi ne souffre pas d’ambiguïté, puisque rien n’interdit à un demandeur de retirer sa demande en tout temps, mais si la Cour conclut qu’une telle ambiguïté existe, elle doit la résoudre en faveur du demandeur.

[23]  En lien avec l’équité procédurale, M. D’Almeida soutient que le Superviseur a omis d’agir équitablement en refusant de lui fournir les documents sur lesquels il se fondait et en lui suggérant de présenter plutôt une demande d’accès à l’information pour les obtenir. Selon lui, cela contrevient aux enseignements de la Cour dans la décision Singh Natt c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 238 aux para 25-26), à l’effet « qu’aucune demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information n’est nécessaire pour obtenir des renseignements sur lesquels le défendeur s’est appuyé pour accuser la demande de fausses déclarations ».

[24]  Enfin, en lien avec la conclusion de fausses représentations, M. D’Almeida soutient que le Superviseur a erré, car (a) il n’avait pas l’intention de tromper et il a rempli le formulaire « Calculatrice de la période de résidence » de bonne foi et au meilleur de ses connaissances avec les documents dont il disposait; (b) les absences du formulaire « Calculatrice de la période de résidence » sont consignées par le biais d’étampes dans ses passeports et leur omission ne peut être jugée comme une fausse déclaration, puisqu’il a remis volontairement ces documents de voyage (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Thiara, 2014 CF 220 au para 50 [Thiara]); (c) la mens rea est un élément constitutif essentiel pour conclure à « une présentation erronée sur un fait essentiel quant à un objet pertinent » ou à une omission de « révéler un tel fait, entrainant ou risquant d’entrainer une erreur dans l’application de la présente loi » au sens de l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi et il n’est pas établi que M. D’Almeida a sciemment omis certaines absences.

[25]  M. Almeida ajoute aussi en réplique que (1) l’article 13.1 de la Loi, invoqué par le défendeur, n’est pas pertinent, car une fois une demande retirée, il n’est plus question de remplir les conditions prévues dans la Loi; (2) la Loi ne prévoit pas de procédure quant au retrait d’une demande; (3) le défendeur n’a soumis que des décisions qui portent sur la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [Loi sur l’immigration] et non sur la Loi en jeu en l’instance, vu que la Cour ne s’est jamais prononcée sur la question du retrait d’une demande de citoyenneté; (4) la règle d’interprétation rule of lenity favorise le demandeur, car le décideur doit résoudre l’ambiguïté législative en faveur de la partie dont les intérêts sont en jeu; et (5) il s’agit d’une question de droit sérieuse de portée générale, car il n’y a presque pas de jurisprudence sur la question du retrait d’une demande de citoyenneté.

(2)  Position du défendeur

[26]  Le défendeur plaide d’abord que la décision relative à la demande de retrait et celle sur la présentation d’un fait erroné doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable et que la question d’équité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte.

[27]  Sur la question de la compétence, le Ministre répond que (1) l’alinéa  22(1)e.1) vise à dissuader les demandeurs de faire une présentation erronée sur un fait essentiel en prévoyant une sanction d’interdiction, et il serait contraire à l’ordre public de permettre à des demandeurs soupçonnés de faire de telles présentations de simplement retirer leur demande pour éviter cette sanction; (2) le demandeur n’a soumis sa demande de retrait que le 23 octobre 2017, alors qu’il a été informé à plusieurs reprises des préoccupations à l’égard d’une présentation erronée sur un fait essentiel, notamment lors de l’entrevue avec l’Agent le 5 juillet 2017 et par une lettre d’équité du 25 août 2017; (3) les dispositions qui visent à dissuader les fausses déclarations dans la Loi doivent être interprétées largement, tout comme l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration (Goburdhun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 971 au para 28 [Goburdhun]; Geng c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 1155 au para 33 [Geng]; Kazzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 153 au para 38 [Kazzi].

[28]  En lien avec la question de l’équité procédurale, le défendeur répond que la décision ne contient aucune erreur puisque (1) la lettre d’équité envoyée par le Superviseur était très détaillée et indiquait que le fichier SIED révélait 16 absences non déclarées, que le relevé bancaire du demandeur comportait une transaction « duty free » le 20 mars 2012 sans qu’une absence ne soit déclarée pour cette date et que les étampes dans les passeports fournis par le demandeur faisaient état d’absences non déclarées dans la demande de citoyenneté de M. D’Almeida; et (2) le Superviseur n’était pas tenu de fournir les rapports qu’il citait dans sa lettre (Nadarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1112 au para 25 [Nadarasa]), surtout que le demandeur a pris connaissance du fichier SIED lors de l’entrevue du 5 juillet 2017, que le fichier SIED n’est pas de la preuve extrinsèque (Cheburashkina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 847 au para 31 [Cheburashkina]) et, qu’en outre, il a reçu ces rapports à la suite de sa demande d’accès à l’information.

[29]  En lien avec la conclusion de présentation erronée sur un fait essentiel, le Ministre soutient qu’elle est raisonnable puisque (1) le décideur a tenu compte du fait que le demandeur pouvait se tromper en raison du vol d’un de ses passeports, ainsi que de ses nombreux déplacements, mais il a indiqué que le demandeur n’a pas fourni de plus amples explications pour expliquer l’important écart entre les absences consignées dans le formulaire et les absences réelles; (2) le décideur n’a pas cru que le demandeur avait rempli le formulaire au meilleur de ses connaissances, car il n’a consigné qu’une fraction de ses absences; (3) le décideur a indiqué qu’il importe peu que la présentation erronée sur un fait essentiel soit faite sciemment ou non, car il incombait au demandeur de fournir des informations exactes et complètes; (4) la mens rea n’est pas un élément constitutif essentiel pour conclure à une présentation erronée sur un fait essentiel et l’arrêt Medel c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 CF 345 (CA) [Medel] doit être appliqué exceptionnellement conformément à Oloumi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 428 au para 36 [Oloumi]; (5) la jurisprudence liée à l’article 10 de la Loi (Thiara) n’est pas applicable à l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi, car il n’est pas contesté que pour une révocation de la citoyenneté aux termes de l’article 10, il faut démontrer que la personne visée a eu l’intention de tromper, alors que ce n’est pas le cas pour l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi; (6) qu’il n’est pas nécessaire pour le Superviseur de démontrer qu’il y a eu une intention délibérée de faire une fausse déclaration (Zalouk au para 11).

IV.  Discussion

A.  Questions en litige

[30]  Selon les arguments de M. D’Almeida, la Cour doit examiner si le Superviseur (1) avait la compétence pour continuer de traiter la demande de citoyenneté de M. D’Almeida après que ce dernier en eût, par écrit, demandé le retrait; (2) a violé les principes d’équité procédurale en ne lui remettant pas deux documents de son dossier, soit la copie du fichier SIED et le rapport de l’Agent; et (3) a erré en concluant qu’il avait fait une présentation erronée sur un fait essentiel au sens de l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi.

B.  Dispositions pertinentes de la Loi

[31]  En juin 2014, le paragraphe 5(1) de la Loi prévoyait que le ministre attribuait la citoyenneté à une personne si cette dernière, entre autres conditions, avait résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, dans les quatre ans précédant la date de sa demande.

[32]  Par ailleurs, l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi prévoit que nul ne peut recevoir la citoyenneté au titre du paragraphe 5(1) de la Loi si, « directement ou indirectement, il fait une présentation erronée sur un fait essentiel quant à un objet pertinent ou omet de révéler un tel fait, entrainant ou risquant d’entrainer ainsi une erreur dans l’application de la présente loi ». L’alinéa 22(1)e.2) de la Loi prévoit, quant à lui, que nul ne pourra recevoir la citoyenneté si, au cours des cinq années précédant sa demande, il n’a pu recevoir la citoyenneté en vertu de l’alinéa e.1) précité.

[33]  Le libellé de ces alinéas de la Loi est semblable à celui des paragraphes 40(1) et (2) de la Loi sur l’immigration, classés dans la Section 4 qui porte sur les « Interdictions de territoire », sous le titre « Fausses déclarations ». Le paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration prévoit qu’emporte interdiction de territoire pour fausses déclarations le fait de « directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraine ou risque d’entrainer une erreur dans l’application de la présente loi ». Le paragraphe 40(2) prévoit quant à lui que cette interdiction de territoire court pour les cinq ans suivant la décision de dernier ressort.

[34]  L’article 13.1 de la Loi prévoit que le ministre peut suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté […] dans l’attente des résultats d’une enquête. Cependant, la Loi ne prévoit rien en lien avec la demande, par une personne, de retirer sa demande de citoyenneté. La Loi est aussi muette quant à la possibilité pour le ministre ou son délégué d’accorder, de refuser ou de suspendre une telle demande de retrait.

C.  Retrait d’une demande de citoyenneté

[35]  La Cour souscrit à la position du Ministre quant à la norme de contrôle et examinera la décision du Superviseur en lien avec la demande de retrait de M. D’Almeida à l’aune de la norme de la décision raisonnable. À cet égard, la Cour devra donc déterminer si la décision fait partie des issues possibles au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[36]  Il n’est pas contesté que la Loi est muette en ce qu’elle n’interdit pas spécifiquement à une personne de retirer sa demande de citoyenneté lorsqu’une enquête pour fausses déclarations a été initiée. Elle ne prévoit pas non plus le pouvoir du Superviseur de poursuivre le traitement de la demande de citoyenneté malgré une demande de retrait. Cependant, de là à conclure, comme le voudrait le demandeur, que le silence de la Loi lui octroie un droit de retirer sa demande de citoyenneté en tout temps et que ce silence oblige le Superviseur à permettre ce retrait, il y a un pas que la Cour ne franchira pas.

[37]  Au moment où M. D’Almeida a demandé le retrait de sa demande, la procédure publiée par CIC laissait entendre qu’un demandeur pouvait retirer sa demande en tout temps à sa seule discrétion. Le formulaire publié alors par CIC pour présenter une telle demande prévoyait spécifiquement, quant à lui, que la demande de retrait pouvait être refusée ou reportée si le demandeur était sous enquête ou si une lettre d’équité procédurale pour fausse présentation lui avait été transmise. L’usage de ce formulaire n’était cependant pas obligatoire et M. D’Almeida a plutôt transmis sa demande de retrait par voie de lettre.

[38]  Néanmoins, la Cour ne peut souscrire à la position de M. D’Almeida et conclure que le Superviseur devait lui permettre de retirer sa demande de citoyenneté même si une enquête pour fausse déclaration était en cours dans son dossier.

[39]  D’abord, la procédure publiée par CIC, tout comme les lignes directrices en matière d’immigration, n’a pas force de Loi (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 32; Thibeault c Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités), 2016 CAF 102 au para 36; Kane c Canada (Procureur général), 2011 CAF 19 au para 56). En outre, dans la procédure en question, il est indiqué qu’elle « est publiée sur le site Web du Ministère par courtoisie pour les intervenants » (dossier certifié du tribunal, p 38). Le Superviseur n’était donc pas lié par cette procédure.

[40]  Au surplus, adopter la position du demandeur conduirait à un résultat absurde qui aurait notamment pour effet de rendre inopérant l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi.

[41]  La seule décision soumise par les parties sur ce point est celle dans Zalouk, où monsieur le juge Martineau signale que « Même si le superviseur de la citoyenneté n’avait aucune obligation de renvoyer les demandes de citoyenneté, rien n’empêchait les demandeurs de retirer leurs demandes et de présenter de nouvelles demandes à une date ultérieure ». Les parties s’entendent sur le fait que cette proposition constitue un obiter et que la Cour ne peut en tirer de conclusions déterminantes puisque rien n’indique que les questions soulevées dans la présente affaire avaient été soulevées et plaidées devant monsieur le juge Martineau.

[42]  Par ailleurs, en l’absence de jurisprudence précise sur la question qui nous occupe et puisque l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi et le paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration sont semblables, il convient d’adopter l’approche développée par la Cour en lien avec l’interprétation de ce dernier.

[43]  La Cour accepte, tel qu’elle a fait pour le paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration, qu’il faut interpréter l’alinéa 20(1)e.1) au sens large, afin de promouvoir les objectifs sous-jacents de la Loi : dissuader les fausses déclarations, assurer que les demandes formulées soient complètes et exactes et maintenir l’intégrité du système (Goburdhun au para 28).

[44]  Ainsi, tel que l’a souligné madame la juge McDonald en interprétant le paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration, « Accepter l’interprétation avancée par la demanderesse mènerait à une absurdité en permettant à une demanderesse d’éviter une conclusion de fausse déclaration en retirant une demande et en la présentant de nouveau, même si la demande retirée contenait une fausse déclaration » (Geng, au paragraphe 37).

[45]  Tel que l’a souligné monsieur le juge Gascon, « Ainsi que l’a répété la jurisprudence à maintes reprises, un demandeur ne peut tirer aucun avantage du fait que la fausse déclaration ait été décelée par les autorités d’immigration avant l’évaluation finale de sa demande (Goburdhun au para 28; Sayedi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 420 au para 27 [Sayedi]; Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 512 aux para 25, 27). Autrement dit, l’alinéa 40(1)a) de la LIPR ne peut s’interpréter pour récompenser ceux qui arrivent à passer à travers les mailles du filet jusqu’à ce que soit examinée leur demande, et donner l’absolution aux fausses déclarations qui n’ont pas le résultat escompté » (Kazzi au para 39).

[46]  Enfin, la Cour n’a pas été convaincue que le recours à la doctrine d’interprétation liée à une ambiguïté est approprié ou nécessaire en l’instance.

[47]  La Cour est ici convaincue que la décision du Superviseur de ne pas traiter la demande de retrait fait partie des issues possibles au regard des faits et du droit et qu’elle est conséquemment raisonnable.

D.  Équité procédurale

[48]  La norme de contrôle à appliquer aux questions d’équité procédurale et de justice naturelle ne fait pas l’unanimité (Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132 au para 12). La Cour d’appel fédérale a récemment traité de nouveau de cette question dans sa décision Canadian Pacific Railway Company v Canada (Attorney General), 2018 FCA 69. Elle semble avoir alors écarté l’examen de l’équité procédurale uniquement à travers le prisme d’une norme de contrôle et retenu qu’il faut plutôt, ultimement, déterminer si le demandeur connaissait les allégations formulées contre lui et s’il a eu l’occasion de se faire entendre complètement et équitablement.

[49]  Les éléments de preuve dont disposait le Superviseur et qui contredisaient ses déclarations ont été divulgués à M. D’Almeida par l’Agent lors de l’entrevue du 5 juillet 2017 et par le Superviseur, dans sa lettre d’équité procédurale du 25 août 2017. Cette dernière précise d’ailleurs que (1) le fichier SIED révèle que seize entrées au Canada via les aéroports de Montréal et de Toronto ont lieu alors qu’aucune absence n’est déclarée; (2) le relevé bancaire de M. D’Almeida indique une transaction « duty free » faite à Montréal alors qu’aucune absence n’a été déclarée; et (3) des étampes dans les passeports indiquent une entrée aux États-Unis, une entrée à Haïti et une sortie d’Haïti à des dates pour lesquelles aucune absence n’a été déclarée. Le Superviseur a clairement indiqué qu’une allégation de fausses représentations était en jeu et qu’elle emportait des conséquences. Il a offert à M. D’Almeida l’occasion de répondre et ce dernier s’en est d’ailleurs prévalu.

[50]  Au surplus, la Cour a déjà confirmé qu’« il ne ressort pas de la jurisprudence de notre Cour que le demandeur doit effectivement recevoir le document sur lequel l’auteur de la décision s’est fondé, mais bien que les renseignements contenus dans ce document doivent être communiqués au demandeur pour lui donner l’occasion de prendre connaissance des renseignements qui lui sont défavorables et de donner sa version des faits » (Nadarasa au para 25) et que le fichier SIED ne constitue pas de la preuve extrinsèque (Cheburashkina au para 31).

[51]  La Cour est ici convaincue que M. D’Almeida a été informé des allégations qui pesaient contre lui et des éléments de preuve qui contredisaient ses propres déclarations et qu’il a eu l’occasion de se faire entendre. La Cour estime qu’il n’y a pas eu de manquement à l’obligation d’équité procédurale.

E.  Décision raisonnable

[52]  Il incombait à M. D’Almeida de fournir des informations véridiques, complètes, exactes et authentiques. Or, dans sa demande de citoyenneté, il a notamment omis de déclarer seize de ses absences pendant la période de quatre ans, ce qui n’est pas anodin.

[53]  Contrairement à ce qu’avance M. D’Almeida, sa bonne foi, même si elle avait été démontrée, ne constitue pas un obstacle à une conclusion de fausse déclaration aux termes de l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi. En effet, la fausse déclaration ne doit pas obligatoirement être intentionnelle (Hoseinian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 514 au para 8; Zalouk au para 11; Sayedi aux para 40-43). Au surplus, les faits en l’espèce ne correspondent pas à une situation exceptionnelle permettant l’application de l’exception prévue par la Cour d’appel fédérale dans Medel (Oloumi, para 35-39).

[54]  Enfin, la Cour rejette aussi l’argument de M. D’Almeida voulant que les étampes dans son passeport éclairent sa demande de citoyenneté et que CIC aurait dû chercher à compléter ses déclarations à partir desdites étampes (Goburdhun au para 43).

[55]  Pour les motifs précités, la Cour est d’avis que cette décision du Superviseur fait partie des issues possibles au regard des faits et du droit et qu’elle est, elle aussi, raisonnable.

F.  Question à certifier

[56]  M. D’Almeida demande à la Cour de certifier une question, la présentant comme une question qui transcende ses seuls intérêts et qui a une incidence sur la détermination des droits de toute personne qui a demandé, demande et demandera la citoyenneté canadienne, particulièrement une personne sous enquête pour fausse déclaration, et qui voudra la retirer en cours de traitement.

[57]  Il suggère la question suivante : «  Est-ce qu’une personne est autorisée, sous la Loi sur la citoyenneté à retirer sa demande de citoyenneté lorsqu’elle est sous enquête pour fausse déclaration selon l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi sur la citoyenneté ? ».

[58]  Le défendeur s’oppose à la certification de cette question. Il soutient que la question proposée par le demandeur ne transcende pas les intérêts des parties et n’est pas de portée générale, critères essentiels à la certification d’une question (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 463 au para 9). En effet, la question proposée repose largement sur les faits particuliers de l’espèce : un agent qui reçoit une demande de retrait doit soupeser les circonstances propres à chaque affaire.

[59]  La Cour se range à la position du défendeur et ne certifiera pas la question.

 


JUGEMENT au dossier T-1880-17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée;

  3. Le tout sans frais.

« Martine St-Louis »

Juge

 


(Version Juin 2014)Loi sur la citoyenneté (LRC 1985, c C-29)

Citizenship Act (RSC 1985, c C-29)

Attribution de la citoyenneté

Grant of citizenship

5 (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

(…)

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

5 (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

(…)

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

Révocation par le ministre — fraude, fausse déclaration, etc.

10 (1) Sous réserve du paragraphe 10.1(1), le ministre peut révoquer la citoyenneté d’une personne ou sa répudiation lorsqu’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

Revocation by Minister — fraud, false representation, etc.

10 (1) Subject to subsection 10.1(1), the Minister may revoke a person’s citizenship or renunciation of citizenship if the Minister is satisfied on a balance of probabilities that the person has obtained, retained, renounced or resumed his or her citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances.

Suspension de la procédure d’examen

Suspension of processing

13.1 Le ministre peut suspendre, pendant la période nécessaire, la procédure d’examen d’une demande :

a) dans l’attente de renseignements ou d’éléments de preuve ou des résultats d’une enquête, afin d’établir si le demandeur remplit, à l’égard de la demande, les conditions prévues sous le régime de la présente loi, si celui-ci devrait faire l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou d’une mesure de renvoi au titre de cette loi, ou si les articles 20 ou 22 s’appliquent à l’égard de celui-ci;

b) dans le cas d’un demandeur qui est un résident permanent qui a fait l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, dans l’attente de la décision sur la question de savoir si une mesure de renvoi devrait être prise contre celui-ci.

13.1 The Minister may suspend the processing of an application for as long as is necessary to receive

(a) any information or evidence or the results of any investigation or inquiry for the purpose of ascertaining whether the applicant meets the requirements under this Act relating to the application, whether the applicant should be the subject of an admissibility hearing or a removal order under the Immigration and Refugee Protection Act or whether section 20 or 22 applies with respect to the applicant; and

(b) in the case of an applicant who is a permanent resident and who is the subject of an admissibility hearing under the Immigration and Refugee Protection Act, the determination as to whether a removal order is to be made against the applicant.

Interdiction

22 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, nul ne peut recevoir la citoyenneté au titre des paragraphes 5(1), (2) ou (4) ou 11(1) ni prêter le serment de citoyenneté :

(…)

e.1) si, directement ou indirectement, il fait une présentation erronée sur un fait essentiel quant à un objet pertinent ou omet de révéler un tel fait, entraînant ou risquant d’entraîner ainsi une erreur dans l’application de la présente loi;

e.2) si, au cours des cinq années qui précèdent sa demande, il n’a pu recevoir la citoyenneté ou prêter le serment de citoyenneté en vertu de l’alinéa e.1);

(…)

Prohibition

22 (1) Despite anything in this Act, a person shall not be granted citizenship under subsection 5(1), (2) or (4) or 11(1) or take the oath of citizenship

(…)

(e.1) if the person directly or indirectly misrepresents or withholds material circumstances relating to a relevant matter, which induces or could induce an error in the administration of this Act;

(e.2) if, during the five years immediately before the person’s application, the person was prohibited from being granted citizenship or taking the oath of citizenship under paragraph (e.1); or

(…)

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, ch 27)

Immigration and Refugee Protection Act (SC 2001, c 27)

Fausses déclarations

40 (1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

Misrepresentation

40 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation

(a) for directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act;

Application

(2) Les dispositions suivantes s’appliquent au paragraphe (1) :

a) l’interdiction de territoire court pour les cinq ans suivant la décision la constatant en dernier ressort, si le résident permanent ou l’étranger n’est pas au pays, ou suivant l’exécution de la mesure de renvoi;

(…)

Application

(2) The following provisions govern subsection (1):

(a) the permanent resident or the foreign national continues to be inadmissible for misrepresentation for a period of five years following, in the case of a determination outside Canada, a final determination of inadmissibility under subsection (1) or, in the case of a determination in Canada, the date the removal order is enforced; and

(…)

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1880-17

 

INTITULÉ :

LOHIC ALAIN D'ALMEIDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 juillet 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 août 2018

 

COMPARUTIONS :

Mai Nguyen

 

Pour le demandeur

 

Suzanne Trudel

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Doyon, Nguyen, Tutunjian & Cliche-Rivard Avocats, S.E.N.C.

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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